Massacre d’Ascq, avril 1944 : la furie des SS dans la nuit du Nord

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 6 juin 2025

Dans la nuit du 1er avril 1944, le bourg d’Ascq, blotti près de Lille, repose au rythme sourd des trains lointains. Soudain, une explosion déchire le silence des Rameaux et la fureur des Waffen-SS s’abat comme une tempête. En quelques heures, 86 vies s’éteignent, fauchées par une vengeance aveugle. Cette tragédie, éclipsée par Oradour-sur-Glane, résonne encore dans les mémoires nordistes.

 

Un bourg paisible sous l’Occupation

Ascq, en mars 1944, est un village de 3 500 âmes, niché entre Lille et la frontière belge, où la voie ferrée Lille-Tournai pulse comme une artère vitale. Les habitants, tisserands, cheminots ou paysans, ploient sous l’Occupation allemande depuis mai 1940. Les tickets de rationnement, les patrouilles de la Wehrmacht, le couvre-feu à 21 heures : la vie s’écoule dans une grisaille oppressante, rythmée par les privations et la peur. Pourtant, dans l’ombre, la Résistance s’organise. Le groupe local, affilié au réseau Voix du Nord, murmure des plans audacieux : sabotages, tracts clandestins, aide aux aviateurs alliés.

Le 1er avril, jour des Rameaux, une tension sourde flotte dans l’air. Les Allemands, cantonnés près de la gare, surveillent ce nœud ferroviaire stratégique. Une lettre d’un cheminot anonyme, conservée aux Archives départementales du Nord, décrit l’ambiance : "On sentait la guerre approcher, comme un orage. Les Boches étaient nerveux, et nous, on vivait la gorge serrée". Ce soir-là, Paul Delécluse, ouvrier à la SNCF, et ses camarades posent une charge explosive sur un aiguillage, visant un train de marchandises. Ils ignorent que le destin a d’autres plans.

 

 

L’explosion, à 22h44, est modeste : trois wagons déraillent, la locomotive tremble, mais aucun soldat n’est blessé. Le convoi, appartenant à la 12e SS-Panzer-Division Hitlerjugend, transporte 400 jeunes fanatisés, formés en Belgique pour rejoindre la Normandie. Leur chef, le lieutenant Walter Hauck, 25 ans, est un zélote de l’idéologie nazie. Selon un rapport allemand retrouvé à Berlin, Hauck ordonne immédiatement une "riposte exemplaire". La machine de mort est enclenchée.

 

 

La furie des SS : une nuit d’horreur

Les habitants d’Ascq, tirés de leur sommeil par l’explosion, entendent bientôt des bottes claquer et des portes s’effondrer. Les SS, armés de mitraillettes Schmeisser, envahissent le bourg, hurlant des ordres en allemand. Les hommes, arrachés à leurs lits, sont traînés dehors, certains en pyjama, d’autres à peine vêtus. Une riveraine, dans un témoignage recueilli en 1969, raconte : "Ils sont entrés comme des loups, à trente mètres de la gare. Ils nous ont fait descendre, parqués comme du bétail, et conduits près des voies".

Le massacre commence près de la cabine d’aiguillage. Soixante-dix hommes, âgés de 15 à 75 ans, sont alignés le long des rails, face aux mitrailleuses. Les pelotons d’exécution, méthodiques, abattent les victimes par vagues. Un survivant, miraculé du second peloton, confie en 1969 : "On nous a dit de mettre les mains sur la tête. Je pensais qu’on allait réparer les rails. Puis j’ai entendu les cris, et les rafales ont commencé. Mon frère est tombé, j’ai plongé dans le talus". Les SS achèvent les blessés d’une balle dans la tête, sous les hurlements des familles.

Dans le village, la barbarie s’étend. Le vicaire, l’abbé Cousin, est battu à mort pour s’être interposé. Deux adolescents, réfugiés sous le porche de l’église, sont mitraillés, leurs corps enlacés dans une étreinte tragique. Le maire, Georges Delebart, conduit au quatrième peloton, tente de parlementer. Il témoigne plus tard : "L’interprète m’a frappé l’épaule en disant : ‘Vous aussi, monsieur le maire, vous serez fusillé. Un coup de pied m’a jeté dans le groupe". Seule l’arrivée de la Feldgendarmerie, alertée par un cheminot, stoppe la tuerie à 1h15. Le bilan est effroyable : 86 morts, 75 veuves, 127 orphelins.

 

 

L’onde de choc : résistance et mémoire collective

Le lendemain, Ascq se réveille dans un silence de cendres. Les corps, alignés près des voies, sont découverts par des habitants hagards. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, malgré la censure allemande. Radio Paris, dans un communiqué laconique du 4 avril, parle de "86 terroristes fusillés", mais la vérité éclate. Une note du préfet Carles, conservée aux Archives nationales, condamne "une répression sanglante, un acte de barbarie". Le cardinal Liénart, les maires voisins et le Conseil municipal de Lille expriment leur indignation.

La région s’embrase. Le 5 avril, jour des funérailles, plus de 20 000 personnes se pressent dans les rues d’Ascq, défiant l’interdiction allemande. Une grève massive paralyse Lille : 60 000 ouvriers cessent le travail, l’une des plus grandes mobilisations de l’Occupation. Une dépêche de la BBC, le 15 avril, relayée par Maurice Schumann, appelle la SNCF à "venger les morts d’Ascq". Un journal clandestin, L’Écho du Nord, titre en une : "Ascq, martyr du Nord, ne sera pas oublié".

 

 

Pourtant, le massacre reste dans l’ombre d’Oradour-sur-Glane. Une lettre d’une veuve, datée de 1947 et conservée au Mémorial Ascq 1944, éclaire cette discrétion : "Nous voulions pleurer nos morts en silence, loin des politiques qui récupèrent nos larmes". Cette réticence, mêlée de ressentiment envers les résistants, accusés par certains d’avoir provoqué la tragédie, freine la mémoire nationale. Le monument aux résistants, érigé hors du cimetière, symbolise ce divorce.

 

Justice et oubli 

Après la Libération, la traque des coupables s’organise. En 1949, neuf SS, dont Walter Hauck, sont jugés à Lille. La loi Ascq-Oradour de 1948, qui rend chaque membre d’une division responsable des crimes de ses pairs, conduit à huit condamnations à mort. Mais en 1955, le président René Coty gracie les accusés, suivant l’amnistie des SS alsaciens d’Oradour. Hauck, libéré en 1957, ne montre aucun remords. Un rapport d’archives allemand, découvert en 2014, révèle qu’il justifiait encore ses actes comme une "réponse légitime".

 

 

La mémoire d’Ascq oscille entre oubli et résurgence. En 2018, Karl Münter, un SS impliqué, est retrouvé en Allemagne. Lors d’une interview à l’ARD, il déclare : "S’ils fuient, j’ai le droit de tirer". Sa mort en 2019 éteint les poursuites, mais ravive l’indignation. Un témoignage d’André Baratte, fils d’une victime, recueilli en 2024, résume l’amertume : "On nous a volé nos pères et la justice nous a trahis".

Aujourd’hui, le Mémorial Ascq 1944, installé dans l’ancien dispensaire, porte un message de paix. Une inscription sur le Tertre des massacrés, érigé en 1955, murmure : "Homme, éloigne de ton cœur la cruauté". Chaque année, lors des Rameaux, une retraite aux flambeaux éclaire les rues, défiant l’oubli. Ascq, par son nom donné à Villeneuve-d’Ascq, reste un cri dans l’histoire, un rappel que la guerre broie les innocents.

 


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