Publicitaires, vous faites quoi, ce soir ?
par Paraiba
mercredi 14 décembre 2005
Notre société manque de médiateur puissant, de contre-pouvoir et d’une forme de leadership capable de tempérer les dérives du libéralisme. Les publicitaires ont ce pouvoir, leurs créations fortes et persuasives inondent les écrans de télévision, avec des audiences avoisinant parfois 40% de parts de marché. Ils pourraient véhiculer des messages de progrès, mais ont-ils le souhait de changer les choses ?
Le sentiment de rejet du libéralisme, en germe dans les sociétés occidentales, a pris une forme définitive avec la crise mondiale qui suivit le 9/11.
Laissons volontairement toute forme de déterminisme derrière cet acte abject : hyper-terrorisme, horreur totalitaire, ou encore aspiration à la mise en place d’une théocratie dans l’ensemble du monde laïque : les images renvoyées par ces deux tours s’effondrant sur New York ont accouché d’un nouveau symbolisme.
Nul n’est totalement maître de ses actions, encore moins des symboles qui y sont liés, on en acquiert simplement la responsabilité devant sa propre conscience ou face, dans ce cas d’inanité absolue, à l’humanité et à son histoire. Rationalisées après-coup par les médias, ces images de chaos ont ainsi dessiné les contours d’un rejet des égoïsmes et autres formes d’indifférence, comme un épisode catalyseur des mouvements contestataires, révélateur malgré lui de l’aveuglement des puissants face aux incidences de la misère, un marqueur qui servira pour longtemps d’année zéro.
Si cet événement ne remet pas directement en cause le modèle "consumériste", mais la référence à une civilisation fondée sur les libertés et la démocratie, la motivation terroriste s’est construite par opposition aux signes que renvoyait notre modèle : ceux d’un libéralisme politique, culturel et marchand effréné.
La dérive de cet idéal a pris forme dans l’insolence aussi naïve que suicidaire avec laquelle notre culture a renvoyé la représentation du bien-être. Lorsque nous, pays riches, avec une identité relativement forte, étions encore agacés par le mythe libertaire américain et sa puissance formatrice, dans certains pays pauvres, comme dans beaucoup de dictatures, la tentation de transformer ce même agacement en une forme de rejet a toujours été forte. La frustration et la jalousie, des plus fragiles, devenaient alors un terreau fertile exploité par les extrémistes et autres va-t-en-guerre. En effet, quelles que soient leur formes, les fascismes ont de tout temps mis à profit la misère pour développer leur haine et recruter : dépressions économiques, chômage de masse, crises sociales, identitaires, déficits démocratiques, faiblesses des forces de progrès, manque d’incarnation de projet libéraux...
Imaginons un instant l’impact de l’image, certes caricaturale, d’une jeune occidentale, bras et jambes nus, téléphone mobile à l’oreille, tee-shirt de Britney Spears ajusté, galbe des seins apparents, tenant la main d’un bel éphèbe, tous deux arborant un beau sourire. Elle est sans aucun doute agaçante, quand on transpire par 48 degrés sous un tchadri, et que l’horizon est une construction de misère.
Ce modèle occidental devient pourtant critiquable si l’on admet que notre culture a toujours nié les autres cultures. Elle s’est construite dans une perspective d’assaut, en imposant notre vision du monde par la déconstruction de toute forme d’altérité. Si on peut s’interroger sur la notion de relativisme chère aux néocons anglo-saxons et autres huntingtonniens, la supériorité de notre culture n’est qu’une résultante de phénomènes hautement répréhensibles. Nous détenons l’ensemble des médias depuis les années 1930. Ils sont les principaux relais de notre modèle, transformantla culture en business et vice-versa, leur maîtrise signant l’arrêt de mort des autres formes d’expression. Dans ce souci de contrôle généralisé, nous allons jusqu’à détruire toute forme de contestation, lorsque par exemple les États-Unis coupent les tuyaux à Indymedia en saisissant ses serveurs, ceux de Nantes, Marseille, Lille, Liège, Anvers, Belgrade, Prague, ou encore ceux d’Italie, du Brésil, de Pologne, de Belgique et du Royaume-Uni.
Les Américains ont tout de même découvert la planète avec la coupe du monde de football de 1994, la guerre en Afghanistan et le Tsunami ! Nous avons longtemps asphyxié (ou joué aux marionnettes avec eux) les pays d’orient et du sud, et cela pour notre seul compte. Le problème, c’est que notre culture de conquête, cet hercule C-130 pop-rock aux relents de Coca-Cola transgénique, a créé peu de ponts. Hier comme aujourd’hui, en retour, les autres nations et civilisations peinent à nous comprendre (en 1992, d’un côté du globe, l’Europe fêtait Christophe Colomb, l’Amérique latine en brûlait les icônes / de nos jours, de l’autre côté du globe, G.W.Bush veut démocratiser l’Afghanistan où tribalisme, marjaia et autres formes ancestrales de gouvernance continuent de régner en maîtres, narguant les formes modernes de civilisation).
La ferme remise en question du paradigme libéral semble théoriquement assez proche. L’idéal s’est bien affadi. S’il pouvait exister un intérêt culturel des pays du Sud et d’Orient pour l’Occident, dont les productions sont massivement véhiculées par les télévisions satellites et le cinéma, il s’est progressivement vidé de son contenu, sans réelle prise de conscience de la part du principal intéressé. Le tout résonne tel un cri lancinant, nous invitant à réinventer notre façon d’appréhender les lendemains. Un appel à construire, autrement, un appel à construire ensemble.
Pour que ce jeune de Damas, cette jeune femme de Kandahar et le jeune Berlinois se regardent avec une magie réciproque, nous devrions proposer un mode de vie en adéquation avec une marche durable du monde. Entrevoir, si ce n’est voir l’autre, jeter des ponts par-dessus les grandes rivières de l’arrogance. D’une guerre à l’autre, commerciale, culturelle, identitaire... tendre, de façon non utilitariste, la main en direction des autres mondes. L’échange ne naît-il pas de la confrontation des regards ?
Montesquieu écrivait : « Le doux commerce favorise la libération des peuples ». Et si toute cette sacrée controverse se trouvait dans ces mots ? Si une cause, parmi les mille de cet effroyable enchaînement de circonstances, pouvait trouver une explication dans ces mots ? Commercer émancipe, à ceci près : le jeu des échanges doit être équitable. L’épithète « doux » a sans aucun doute échappé aux puissants. Et le commerce et ses enjeux démesurés nous ont ainsi progressivement aveuglés. Si une, parmi les mille causes se trouvait ici, alors une solution pourrait être dégagée...
Des alternatives existent pour répondre à cette polémique. Puisque le grand marché du monde se trouve aussi dans nos hypers, c’est toute notre façon de commercer, de vendre et d’acheter qui est pointée du doigt. Les productions de Sumatra, Bangkok, Shenzhen, Séoul se retrouvent inexorablement dans nos rayonnages, et à quels prix ! Responsabiliser, éduquer, apporter une conscience de l’achat, de l’objet, du façonnage humain pour le créer, un premier pas pour infléchir de façon déterminante la tendance : cesser l’échange unilatéral, lui préférer le partage, et l’ouverture aux autres.
Mais qui faudra-t-il convaincre, pour corriger le tir ? Le consommateur ou les directions marketing des grandes marques, transfuges modernes du tankisme brejnévien ? Pas de réponse à ce stade, mais une intention : faire plancher les communicants. La philosophie d’État veut ainsi que l’éducation autour des grands sujets de salut public passe par la communication. La publicité, soldat armé des marques, pourrait, si elle s’en donnait les moyens, porter un coup fatal à ce manque d’égalitarisme, en diffusant des messages nouveaux. Elle pourrait accroître sa pression, ouvrir les yeux des puissants en touchant les décideurs d’achats et autres leaders d’opinion. Elle pourrait civiliser la multinationale, casser le sacro-saint prima de l’économique et du financier sur le politique et l’humain.
Ces megamills monomaniaques ciblent les enfants afin qu’ils ingurgitent des barres chocolatées, alors que l’obésité guette. Les mêmes, qui poussent des régions entières à la monoculture, la crevette au Bengladesh dans les infinis méandres des bras du Gange, la perche du Nil dans le lac Victoria, jouant partout sur les déséquilibres politiques et la misère humaine. Entre sweat-shops, pressions abominables sur les marchés et autres malversations, profit inclut rarement éthique, et le modèle s’affadit.
Et de poser cette question : si les consommateurs élevaient leur niveau d’exigence citoyenne, sollicitant ainsi plus de partage, les marques cesseraient-elles d’engranger des profits ? Et la marche du monde ne s’en trouverait-elle pas améliorée ? Qui peut, aujourd’hui, mieux que nos raconteurs d’histoire, corriger la tendance... Qui conseille les directions marketing ?
Le nouveau paradigme doit être celui d’une consommation placée sur un terrain moral et éthique, avec, au centre de ce nouveau référentiel, les deux valeurs fondamentales de la civilisation, au sens éthique et universel : la "liberté" et le "respect de la dignité humaine". L’une et l’autre vont de pair et doivent être complémentaires. La logique de l’offre doit être tordue, le profit aveugle et son cortège mortuaire, corporate governance, business unit, downsizing, costkilling, procurement.. avec toute sa rationalité économique désespérante. Il faudra l’insérer dans ce nouveau référentiel systémique où tout sera lié, dans un ensemble universel interdépendant, tant il est vrai que les larmes de misère de ces trois mômes perdus dans le Djakarta chaotique de la Feuille sous l’oreiller[1], au destin si tragique malgré leur espoir si intact, ne sont pas si éloignées des larmes de joie du banquier de la Chase Manhattan Bank... Dengue et gale d’un côté, junk bounds de l’autre, à chacun sa misère.
Il ne s’agit pas de mettre en avant un modèle aussi caricatural que caricaturé, avec ses appellations et acronymes aussi variés qu’improductifs, nonos, bobos, alters. Il s’agit plutôt d’anticiper les évolutions marketing telles que les élites intellectuelles les imaginent, de généraliser par exemple la logique du commerce équitable. Il s’agit bien de proposer une vraie alternative à la perplexité des marques, d’oser les accompagner avec une intention aussi tenace qu’éthique. Avec ce petit supplément d’âme qu’est l’universalisme.
Vous les décideurs, tout bonnement, stoppez enfin l’hypocrisie qui veut qu’homme ou femme de vocation, une fois au pouvoir, devienne velléitaire. Le pragmatisme, contraint par la pression économique des marques sur les agences conseil en communication, n’est pas une excuse acceptable au regard de l’étendue des dégâts. Civilisez ! Il n’y a ici aucun serpent se mordant la queue, vous n’êtes pas non plus en train de tuer la poule aux œufs d’or. Et si cette poule venait à mourir, c’est plutôt du fait de notre négligence à vouloir développer des services vétérinaires dignes de ce nom en Asie ou en Afrique, pour ainsi tuer dans l’œuf ce fichu virus H5N1 !
La pub, plébiscitée par les Français, a ce pouvoir de changer la donne. Pourquoi l’utilise-t-elle encore si peu ? Saura-t-elle jouer de son influence pour proposer une vision ? Participera-t-elle au combat universaliste et humaniste, seul gage de progrès et d’assurance pour des lendemains meilleurs ? Elle est un atout pour la construction d’une image plus équilibrée de notre modèle de société. Notre Monde sans pitié n’a plus le romantisme de 1989, deux cent ans de tentatives et un hippo qui se plaint, en vain.
Nous devons, et pouvons, proposer une alternative.
[1] Réalisé par Garin Nugroho (Indonésie, 1997-Daun di atas bantal) / Prix spécial du jury : Festival international du film de Tokyo, 1998