Vladimir Poutine et le spectre de Staline : une réhabilitation silencieuse ?
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mardi 13 mai 2025
Dans les rues de Moscou, l’ombre de Joseph Staline semble planer à nouveau. Les statues rouillées du "Petit Père des peuples" refont surface, les manuels scolaires murmurent ses victoires, et les silences autour des Goulags s’épaississent. Depuis l’ascension de Vladimir Poutine, un vent de révisionnisme historique souffle sur la Russie, redonnant des couleurs à un passé que l’on croyait définitivement enseveli sous les cendres du XXe siècle. Ce n’est pas un retour brutal au stalinisme, mais une danse subtile avec son héritage, orchestrée pour galvaniser une nation en quête d’identité. Poutine, tel un chef d’orchestre, réhabilite sélectivement l’image de Staline, tout en réécrivant l’histoire pour asseoir davantage son pouvoir.
Le retour d’un symbole : Staline, héros national réinventé
Sous les lustres dorés du Kremlin, Vladimir Poutine a compris une vérité vieille comme le monde : les mythes façonnent les nations. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, il a orchestré une réhabilitation graduelle de Staline, non pas comme idéologue communiste, mais comme symbole d’unité et de puissance. La victoire de 1945, la "Grande Guerre patriotique", est au cœur de ce récit. Dans un discours de 2005, Poutine déclarait : "Nous n’avons pas le droit d’oublier ceux qui ont sauvé le monde du fascisme", une phrase qui, sans nommer Staline, glorifie son rôle de stratège. Les parades du 9 mai, où chars et fanfares défilent sur la place Rouge, exaltent cette mémoire, tandis que les portraits de Staline, jadis relégués aux greniers, réapparaissent dans les cortèges.
Cette résurrection n’est pas un hasard. Les archives du ministère de l’Éducation russe révèlent un tournant dans les manuels scolaires dès 2007. Un guide pédagogique de l’époque, destiné aux enseignants, décrit Staline comme "un dirigeant controversé mais nécessaire", dont les "erreurs" (un euphémisme pour les purges) sont éclipsées par ses "succès industriels". Les jeunes Russes grandissent ainsi avec une image édulcorée du dictateur, où les usines fumantes et les médailles l’emportent sur les fosses communes. Dans les petites villes, comme Volgograd (ex-Stalingrad), des bustes de Staline réémergent, souvent financés par des vétérans nostalgiques ou des groupes patriotiques locaux. Une lettre d’un habitant de Volgograd, datée de 2018, exprime ce sentiment : "Staline nous a donné la victoire, Poutine nous rend notre fierté".
Pourtant, ce retour est sélectif. Poutine ne célèbre pas le stalinisme dans sa totalité : pas de collectivisation forcée ni de culte de la personnalité outrancier. Il emprunte à Staline ce qui sert son projet : l’image d’un État fort, capable de défier l’Occident. Cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une société désorientée par l’effondrement de l’URSS. Comme le confiait un ancien officier du KGB dans ses mémoires inédites : "Après les années 1990, les Russes voulaient un héros, pas un fantôme". Staline, réinventé, comble ce vide.
Révisionnisme historique : effacer les taches du passé
Si Staline revient en grâce, c’est aussi parce que ses crimes s’estompent dans l’ombre. Le révisionnisme historique sous Poutine est une entreprise méthodique, où archives, musées et récits publics sont remodelés pour minimiser les horreurs du stalinisme. Les purges, qui ont englouti des millions de vies, sont reléguées à des "excès regrettables". Un décret de 2015, signé par le ministère de la Culture, ordonnait une "réévaluation équilibrée" des archives soviétiques, limitant l’accès à certains documents sensibles sous prétexte de "sécurité nationale". Les chercheurs fouillant les dossiers des Goulags se heurtent désormais à des portes closes ou à des pages expurgées.
Cette censure s’accompagne d’une réécriture des lieux de mémoire. Le musée de Perm-36, unique camp de Goulag transformé en mémorial, a été repris par l’État en 2014. Jadis dédié aux victimes, il met désormais l’accent sur les "réalisations" des prisonniers, comme la construction de routes. Une brochure du musée, datée de 2017, vante "l’esprit de sacrifice" des détenus, sans mentionner les tortures ni les exécutions. À Moscou, le musée des Répressions staliniennes, niché dans une ruelle sombre, reçoit peu de fonds et attire moins de visiteurs que les expositions glorifiant la victoire de 1945. Une survivante du Goulag, dans une lettre adressée à un journal local en 2019, s’indignait : "Ils veulent nous faire croire que nos souffrances étaient un détail".
Le révisionnisme s’étend aussi aux médias. Les chaînes d’État, comme Rossiya 1, diffusent des documentaires où Staline apparaît comme un "gestionnaire rigoureux" face à un monde hostile. Un épisode de 2020, intitulé L’Homme d’Acier, élude les Grandes Purges pour insister sur l’industrialisation des années 1930. Ce narratif, martelé dans les foyers russes, trouve un écho auprès d’une population confrontée à l’instabilité économique et à l’hostilité occidentale. Selon une légende populaire, jamais confirmée, Poutine aurait lui-même visité un musée stalinien à Volgograd, murmurant à un proche : "Il savait tenir les rênes." Vraie ou fausse, cette anecdote révèle l’aura que Staline conserve dans l’imaginaire collectif.
Un stalinisme sans doctrine : l’instrumentalisation politique
Le stalinisme réhabilité par Poutine n’est pas une idéologie, mais un outil. Contrairement à Staline, obsédé par le marxisme-léninisme, Poutine navigue dans un capitalisme d’État où les oligarques prospèrent. Pourtant, il emprunte au stalinisme des mécanismes de contrôle : centralisation du pouvoir, méfiance envers l’opposition, et glorification de l’État. La Douma, sous influence du Kremlin, adopte des lois rappelant l’ère stalinienne, comme celle de 2016 punissant la "diffamation de l’histoire soviétique". Un journaliste arrêté en 2018 pour avoir publié des chiffres sur les victimes des purges écrivait dans son journal intime : "Ils ne veulent pas la vérité, ils veulent le silence".
Cette instrumentalisation s’appuie sur une société divisée. Les sondages, bien que biaisés, montrent un regain de popularité pour Staline : en 2019, 70 % des Russes le considéraient comme une figure "positive" ou "complexe". Ce sentiment est particulièrement fort dans les régions rurales, où les souvenirs de l’URSS se mêlent à la nostalgie d’un ordre perdu. À Tver, une vieille femme, ancienne ouvrière d’usine, confiait en 2020 à un collecteur d’histoires orales : "Sous Staline, on avait du pain et de la peur. Aujourd’hui, on n’a que la peur". Poutine exploite ce désarroi, présentant Staline comme un rempart contre le chaos.
L’Occident joue un rôle paradoxal dans cette dynamique. Les sanctions et les tensions géopolitiques renforcent le narratif du Kremlin : la Russie, assiégée, doit se replier sur ses héros. Un télégramme diplomatique interne, fuité en 2022, révèle l’instruction donnée aux ambassades russes : "Mettre en avant notre passé glorieux pour contrer la propagande antirusse". Staline, avec son image de fer, devient un bouclier symbolique. Mais ce stalinisme édulcoré, vidé de sa substance révolutionnaire, reste un simulacre, taillé pour les besoins d’un régime autoritaire.
Les voix dissidentes : résister à l’oubli
Malgré cette réhabilitation, des poches de résistance subsistent. Dans les appartements étroits de Saint-Pétersbourg, des historiens amateurs et des descendants de victimes compilent des témoignages, souvent au péril de leur liberté. L’ONG Memorial, dédiée à la mémoire des répressions staliniennes, a été déclarée "agent étranger" en 2016 et dissoute en 2021. Avant sa fermeture, elle publiait des lettres de prisonniers du Goulag, comme celle d’un enseignant exécuté en 1937 : "Dites à mes enfants que je n’étais pas un traître". Ces documents, numérisés et partagés clandestinement, défient le révisionnisme officiel.
Les survivants, bien que rares, portent encore la mémoire vive des atrocités. Lors d’une commémoration clandestine en 2023, une femme de 92 ans, ancienne déportée, racontait l’odeur de la soupe claire du Goulag, "un mélange de terre et de désespoir". Ces récits, relayés par des réseaux underground, contrastent avec les fastes des parades officielles. Pourtant, leur portée reste limitée face à la machine médiatique du Kremlin. Les jeunes générations, bercées par les récits héroïques, ignorent souvent ces voix. Un étudiant moscovite, interrogé en 2022, avouait : "On nous parle de Staline comme d’un général, pas d’un bourreau".
Le combat pour la vérité historique est aussi un combat pour l’avenir. En réhabilitant Staline, Poutine ne ressuscite pas seulement un homme, mais un modèle d’autorité absolue. Ce projet, s’il réussit, risque d’étouffer les aspirations démocratiques d’une société déjà fragilisée. Comme l’écrivait un dissident anonyme dans un pamphlet distribué en 2020 : "Oublier Staline, c’est nous condamner à le revivre". Dans les rues de Moscou, cette lutte entre mémoire et oubli continue, discrète mais tenace.
"La chute de l'URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle dernier."
Vladimir Poutine