Claude Tresmontant, Le Christ hébreu, la langue et l’âge des Evangiles

par Robin Guilloux
lundi 27 mars 2023

Claude Tresmontant, correspondant de l'Institut, Le Christ hébreu, la langue et l'âge des Evangiles, présentation de Mgr. Jean-Charles Thomas, Editions Desclée de Brouwer.

L'auteur : 

Claude Tresmontant est un philosophe français, helléniste et hébraïsant, né le 5 août 1925 à Paris et mort le 16 avril 1997 à Suresnes. Claude Tresmontant enseigna pendant de nombreuses années la philosophie médiévale et la philosophie des sciences à la Sorbonne. Il fut correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques ; il obtint le prix Maximilien-Kolbe en 1973, et le grand prix de l’Académie des sciences morales et politiques pour l'ensemble de son œuvre en 1987.

Résumé de l'œuvre : 

Pendant de nombreuses années, Claude Tresmontant s'est attaché au problème de la langue originelle et de la date de composition des Evangiles. Ses recherches portent sur les correspondances existant entre l'hébreu de la Bible hébraïque et le grec de la Septante. Elles lui ont permis de démontrer que les Evangiles ont été écrits en hébreu à une date très proche des événements qu'ils rapportent.

Publié pour la première fois en 1983, Le Christ hébreu donnait au grand public les premiers résultats de ces recherches. Il constitue son œuvre maîtresse, celle qui suscita le plus de débats, car elle mettait en cause la croyance largement répandue selon laquelle les Evangiles auraient été écrits longtemps après la mort du Christ.

Bien que son œuvre soit largement méconnue, Claude Tresmontant est l'un des plus grands métaphysiciens catholiques du XXème siècle. Il démontra le caractère irrationnel de l'athéisme contemporain. Mieux que quiconque et le premier, il sut tirer tous les enseignements métaphysiques des grandes découvertes scientifiques de son temps. Il réaffirma sans relâche le caractère rationnel de la foi qui n'est pas le sentiment subjectif auquel notre monde l'identifie parfois.

Claude Tresmontant a été un précurseur. De nombreux ouvrages parus depuis, à partir de recherches différentes, aboutissent à des résultats convergents. Ils jettent les bases d'une connaissance profondément renouvelée de l'histoire, de la langue et par conséquent du sens des Evangiles. 

Epilogue :

"On enseigne aujourd'hui généralement, dans les différentes Introductions au Nouveau Testament publiées en allemand, en anglais, en français, etc. que les Evangiles sont des compositions tardives, datant de la fin du Ier siècle, que les Evangiles ont été longuement prêchés avant d'être mis par écrit, que des traditions orales ont précédé cette mise par écrit, que Marc le plus simple est aussi le plus ancien, que Matthieu date des années 85 ou 90, que l'Evangile dit de Jean est le plus tardif, du IIème siècle ou de la fin du Ier.

Nous avons cru à tout cela sans y voir aucune difficulté. Nous avons cru ce qu'écrivaient les savants en la matière.

En regardant les choses de plus près, nous avons relevé des difficultés, puis des impossibilités, et finalement toute la construction s'est effondrée comme un château de cartes sur lequel on souffle trop fort. Plus nous progressions dans notre étude da la saint Bibliothèque hébraïque, et plus nous reconnaissions le visage de la phrase hébraïque sous la phrase grecque de chaque Evangile. Finalement, nous parvenons aux conclusions que nous avons exposées : Matthieu et Jean sont les plus anciens, Luc et Marc viennent après. Les quatre Evangiles et plusieurs autres livres du Nouveau Testament sont évidemment traduits à partir de textes hébreux.

Nous ne sommes pas du tout étonnés de voir ainsi un château de cartes s'effondrer. L'histoire des sciences, depuis quelques siècles, est remplie d'aventures analogues. L'histoire de la cosmologie, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la médecine, est pleine d'erreurs à peine croyables pour nous aujourd'hui, erreurs qui ont été enseignées solennellement pendant des générations.

Il y aurait une histoire des sciences à écrire, du point de vue des erreurs énormes enseignées doctement. L'intelligence humaine est très passive. Ce qui m'a été enseigné, je l'enseigne à mon tour, en cosmologie, en physique, en biologie, en médecine. 

Les présupposés philosophiques, les préférences et les détestations, ont toujours joué un rôle considérable dans les grandes controverses scientifiques. 

Dans l'histoire de l'exégèse, il est bien évident que des présupposés philosophiques antérieurs à toute exégèse ont joué aussi un rôle. Renan le proclame ouvertement dans la préface citée à la treizième édition de sa Vie de Jésus. Plusieurs savants illustres ont pensé que le christianisme était pure mythologie et les Evangiles un ramassis de contes et de légendes.

Il a existé, depuis le début du XIXème siècle, une forte tendance à retarder la composition des Evangiles en vertu de ce présupposé, de cette certitude initiale et antérieure à toute exégèse.

Quant au quatrième Evangile, il était retardé et repoussé jusque vers 170 en vertu du présupposé que ce qui est le plus spéculatif doit être aussi plus tardif et que d'autre part le quatrième Evangile est imprégné de philosophie grecque ; "cela se voit, nous disait-on, dès le premier verset, puisqu'il y est question du logos  !"

Note : le mot "logos" n'a pas du tout le même sens dans l'Evangile de Jean et chez Héraclite. http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2014/08/les-deux-logos.html

L'habitude était prise de retarder la composition des Evangiles. Elle nous est restée.

La volonté profonde de dissocier le christianisme du judaïsme, d'opposer, à la manière de Marcion du Pont, le christianisme au judaïsme, a joué un rôle considérable chez les savants formés dans la matrice de la philosophie allemande.

Cela intervient dans la tendance à considérer que le quatrième Evangile est un Evangile grec et non pas juif, tardif et non pas ancien, tardif parce que grec.

Une certitude initiale commandait les inférences : bien évidemment la prophétie n'existe pas, le surnaturel n'existe pas. Par conséquent s'il existe des textes qui annoncent la prise de Jérusalem et la destruction du Temple, c'est qu'ils ont été écrits après les événements !

Comme l'écrivait encore Renan, toujours dans sa préface à la treizième édition de la Vie de Jésus, les miracles racontés dans les Evangiles n'ont pas de réalité. Pourquoi ? Parce que les miracles sont de ces choses qui n'arrivent jamais ! Les miracles racontés dans les Evangiles sont des fictions parce qu'il est certain a priori que le miracle est impossible. Pourquoi le miracle est-il impossible ? Parce que le surnaturel n'existe pas. N'existe que le monde que nous pouvons étudier par les sciences expérimentales, le monde que nous appelons aussi la nature.

Puisque de fait les Evangiles racontent des guérisons miraculeuses, il faut donner le temps aux légendes chrétiennes de se former. De nouveau tendance à retarder la composition ou la mise par écrit des Evangiles.

Car un autre présupposé entre en scène : celui de la longue tradition orale qui a précédé la mise par écrit de ces histoires et de ces légendes que l'on appelle les Evangiles.

Avec ces différents présupposés vous obtenez, comme vous le voyez, une mixture qui est à l'origine des thèses régnantes. On a petit à petit oublié les présupposés. Il est resté les conclusions et les conséquences qui dérivent des présupposés. Ces conclusions et ces conséquences ont fini par constituer un système. C'est ce système qui est enseigné dans les diverses Introductions au Nouveau Testament.

Comme pour notre part nous ne recevons aucun des présupposés philosophiques de l'école allemande, repris par Ernest Renan, nous recherchons des arguments, des raisons de caractère scientifique, objectif et historique pour repousser l'Evangile de Matthieu jusque vers 85 ou 90 et l'Evangile de Jean vers 100 ou 110. Et comme nous n'en trouvons aucun, tout le système s'effondre.

Il faut ajouter ceci. Chez tous ces messieurs de la philosophie allemande, le mépris profond pour le Seigneur est le caractère quasi constant. Certains, comme Emmanuel Kant, affectent de parler avec respect du Seigneur. Mais voyez ce qui reste de l'enseignement du Seigneur dans la main de Kant et chez Hegel : l'impératif catégorique ! Le christianisme réduit à n'être qu'une morale, et quelle morale, la morale kantienne ! Lisez les travaux de jeunesse de Hegel et vous verrez le Jésus kantien tel que se le représente le jeune théologien. C'est bien ce Jésus kantien qui est le résidu que l'on trouve dans la main de Rudolf Bultmann.

Le mépris profond de la philosophie allemande pour le Seigneur se manifeste précisément en ce que ces messieurs, depuis Kant jusqu'à Nietzsche et Heidegger, n'ont pas vu, n'ont pas su discerner et lire, les richesses inépuisables de la pensée et de l'enseignement du Seigneur du point de vue de l'être, les secrets intelligibles du règne de Dieu en genèse et en gestation. Ils ont réduit le christianisme à n'être qu'une morale, et comble d'infortune, une morale kantienne, avant de vomir, avec Nietzsche, ce résidu, parce qu'ils n'ont pas vu, ils n'ont pas su discerner que l'enseignement du Seigneur, qui ne comporte rien qui ressemble, ni de près, ni de loin, à la morale kantienne, enseigne par contre tout autre chose, les secrets intelligibles qui permettent l'entrée dans la vie même de Dieu.

Comme ces messieurs ne recevaient pas la doctrine hébraïque de la création, il leur était évidemment difficile de comprendre l'enseignement du Seigneur qui concerne l'entrée de l'Homme crée nouveau dans l'économie de la vie divine.

Tout l'aspect proprement ontologique, plus précisément ontogénétique du christianisme, leur a échappé complètement.

Le christianisme, c'est la création de l'Homme nouveau.

Etant donné que ces messieurs n'admettent pas la création du tout, ils n'ont pas vu que l'enseignement du Seigneur, c'est essentiellement la création de l'Homme nouveau.

La métaphysique de la création était rejetée par eux. Tout le christianisme devenait inintelligible. Il ne restait qu'une morale sans consistance, sans fondement, faussée au surplus, un véritable vomitif. Nietzsche n'a cessé jusqu'à la mort de vomir ce résidu kantien du christianisme.

Le mépris de Martin Heidegger à l'égard de la pensée hébraïque et de la pensée chrétienne constitue lui aussi un phénomène significatif. Pour Martin Heidegger, il n'y a que la pensée grecque antique et la pensée allemande moderne. La pensée hébraïque n'a jamais existé.

C'est très précisément et mot pour mot ce que répètent ses disciples, français et allemands. La pensée chrétienne n'a pas d'originalité de contenu, de substance propre : toujours ce mépris profond, essentiel, pour l'enseignement du Seigneur, dont les richesses ontologiques ne sont même pas entrevues.

La philosophie allemande, depuis Kant, déploie et développe les différentes formes de l'antichristianisme, l'antichristianisme de type idéaliste avec Fichte, l'antichristianisme de type matérialiste, avec d'autres, l'antichristianisme de droite, avec Nietzsche, l'antichristianisme de gauche, avec Marx.

Lorsque ces différentes formes ou familles d'antichristianisme se rejoignent, se retrouvent et fraternisent, le résultat est merveilleux.

La pensée chrétienne est systématiquement éliminée, l'ancienne ou la moderne. L'enseignement de la pensée chrétienne est pratiquement éliminée des universités et l'enseignement de l'Ecriture sainte, de la sainte Bibliothèque hébraïque et des livres de la Nouvelle Alliance, est éliminée, lui aussi, sauf de rares exceptions, des universités.

A la fin du siècle dernier, un photographe amateur a obtenu la permission de photographier la toile de lin qui mesure près de quatre mètres de long et qui était déposée à Turin. Lorsqu'il a effectué le développement de la plaque photographique et obtenu ce qu'on appelle dans le jargon des photographes le négatif, il a vu, sur ce négatif, ce qu'on ne voyait pas aussi nettement sur la toile de lin elle-même, le visage d'un homme, et quel visage ! 

Lorsqu'on passe des traductions en langue française des saints Evangiles au texte grec à partir duquel il sont traduits, c'est un premier dévoilement.

Mais lorsqu'on parvient à retrouver sous le texte grec l'original hébreu des paroles du Seigneur, alors c'est le visage même de la parole du Seigneur qui devient discernable.

Nous avons pris plusieurs fois cette analogie avec le visage, le visage de l'hébreu qui est discernable sous le texte grec. Quantité de contresens et de faux-sens disparaissent. On atteint la pensée du Seigneur directement, face à face, panim el panim. Le Seigneur en qui, comme l'écrit Paul aux Colossiens (2,3), sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance."

Paris-Ajaccio, Pâques 1983

 


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