Extension du domaine de la numérisation pandémique

par lephénix
jeudi 2 septembre 2021

Le « numérique » précipite le monde sous haute tension. La numérisation pandémique du vivant induite par les technologies de l’exponentiel ne connaît que son illimitation propre. Face à la décivilisation en cours, le philosophe Eric Sadin invite à créer un contre-pouvoir à un « technolibertarisme » aventureux et conquérant, dévoreur des libertés fondamentales des êtres et des peuples. Désormais dessaisis de leur pouvoir de délibération et de leur autonomie de jugement « au profit d’une organisation automatisée des choses » et d’une marchandisation implacable de chaque instant de la vie, ceux-ci subissent l’érosion de leur « socle commun d’existence »… Jusqu’à quand ?

La « révolution numérique » se solderait-elle par une « sphérisation de la vie » où chacun aurait l’illusion d’être « en contact » avec tout le monde tout en demeurant assigné à la plus stérile des solitudes derrière son écran dans un monde dit « dématérialisé » et atomisé, désormais sans densité ni centre de gravité ? Eric Sadin philosophe depuis près de deux décennies sur ce « temps des catastrophes » induit par la peu résistible extension du champ des « technologies numériques » et la « silicolonisation du monde ». Cette dernière est un mouvement industriel vécu, semble-t-il, comme une « aspiration » planétaire voire une forme de « salut », ainsi qu’il le rappelle dans l’un de ses essais-phare, La Silicolonisation du monde (éditions de l’échappée, 2016), qui vient d’être réédité en collection de poche : « L’Esprit de la Silcon Valley engendre une colonisation – une silicolonisation. Une colonisation d’un nouveau genre, plus complexe et moins unilatérale que les formes antérieures, car une de ses caractéristiques principales, c’est qu’elle ne se vit pas comme une violence subie, mais comme une aspiration ardemment souhaitée par ceux qui entendent s’y soumettre. »

La « globalisation numérique » a pris le pouvoir sur la figure humaine, suite à l’intense lobbying mené par un milieu « numérico-industriel » aux appétits de « profit » insatiables, en collusion avec un personnel politique vendu à cet esprit malin qui prospère sur la « destruction créatrice » du « vieux capitalisme ». Si l’homme « au travail » a bien des soucis à se faire avant son remplacement par cette puissance d’organisation automatisée de nos sociétés, tous les autres vivants, décrétés « utiles » ou « inutiles », sont menacés par cette « catastrophe majeure, progressive, évolutive » menant au démantèlement de nombre d’acquis juridico-politiques édifiés sur l’entendement humain, la capacité de décision, le « droit fondamental à la contradiction » voire le simple sens commun. Un « libéralisme numérique » qui ne connaît pas de limites à l’hubris de ses acteurs dominants conquiert l’ humain et la Terre toute entière, à des fins de « profit » illimité et de « contrôle » généralisé : « Nous passons de fonctionnalités administratives, communicationnelles ou culturelles à une puissance de guidage algorithmique de nos quotidiens et d’organisation automatisée de nos sociétés. La vocation du numérique franchit un seuil, qui voit une extension sans commune mesure de ses prérogatives, octroyant un pouvoir hors-norme et asymétrique à ceux qui le façonnent. C’est une vision du monde qui est à l’oeuvre, fondée sur le postulat techno-idéologique de la déficience humaine fondamentale que les pouvoirs sans cesse variés et étendus affectés à l’intelligence artificielle vont être à même de combler. »

Jamais jusqu’alors, un mouvement industriel ne s’était « autant constitué sur des conjectures et des projections hasardeuses plutôt que sur des réalités avérées et des résultats patents » et sur des « exercices de futurologie euphorisante » confinant au mysticisme pour imposer un modèle civilisationnel hors sol dont la facture tant énergétique qu’écologique et sociale s’annonce impayable.

Jamais une « logique » de mode de production n’a autant envahi le champ social ni colonisé les esprits jusqu’à se rendre désirable aux yeux mêmes de ceux qui en subissent le laminoir. Tout ça au seul « profit » d’une technosphère constituée par quelques multinationales surpuissantes, désormais rentières de la « dématérialisation » et de la « duplication du monde » en cours qui imposent leur dogme de « l’économie de la donnée »... Aussi, Eric Sadin convie ses lecteurs à une psychopathologie « tant de la Silicon Valley elle-même que de ce désir de Silicon Valley, formant ensemble un nouveau syndrome à ranger dans les nouvelles maladies mentales de notre temps : le psyliconisme »...

 

La machine infernale

 

Lorsque l’automatisation a pris le relais de la mécanisation, les machines informatiques ont supplanté les machines mécaniques et thermodynamiques.

Depuis, avec l’avènement du « modèle siliconien », le monde est devenu plat comme un écran et un « être computationnel » confisque insidieusement la décision humaine. Avec l’invention du « smartphone » (2007), l’action humaine est même évacuée par un « accompagnement algorithmique de la vie ».

Voilà atteint ce point crucial d’alignement « entre le technique, l’économique et le politique, dont profite à plein un groupe relativement restreint de personnes qui détiennent un pouvoir démesuré sur un nombre sans cesse étendu de nos activités » - un nombre certes restreint mais en proie à une mégalomanie galopante, accompagnant un culte de super-héros à la Marvel...

Voilà franchi ce seuil où le socle commun d’existence se dérobe sous les coups de boutoir d’une abstraction fondamentale, tramée de « modélisations » mathématiques, de serveurs, de systèmes et d’objets « intelligents » avec pour seul horizon une « infinité de possibilités applicatives »...

Cette « croissance » exponentielle de gadgets électroniques et d’abstraction investit tant nos environnements domestiques, professionnels, urbains que notre intégrité physique, avec l’infiltration programmée de puces dans nos tissus biologiques. Elle précipite le déploiement d’une surveillance généralisée par les algorithmes voire une « fin de l’Histoire » ultraconnectée par la dépossession de tous.

Eric Sadin met en garde contre le franchissement d’une limite entraînant cette « quantification généralisée », cette « marchandisation intégrale de la vie » et cette « organisation algorithmique de la société » dans des pays décrétés « accélérateurs de start-up » et dépossédés de leurs souverainetés comme de leurs prérogatives régaliennes.

Le philosophe en appelle à un « devoir de responsabilité » pour constituer un contre-pouvoir à cette confiscation de notre autonomie par « l’intelligence artificielle ». Il s’agit bien de préserver cette « richesse infinie du sensible menacée par l’emprise d’un « technolibéralisme » sans éthique - et de susciter d’autres « modalités d’existence pleinement soucieuses du respect de l’intégrité humaine ».

L’espèce présumée humaine et pensante pourrait-elle encore manifester la moindre vélléité de se soustraire à cette « prédation siliconienne » et à l’ « emprise totalisante » d’une techno-féodalité numérico-industrielle prétendant modeler l’avenir selon sa seule mesure voire « l’incarner » purement et simplement sans aucun débat public ?

La rencontre entre « individualisme hédoniste », « capitalisme hédoniste » et « numérique » a engendré une véritable mutation anthropologique. Constituerait-elle une équation fatale à la pérennité de l’espèce présumée humaine ?

Pour le moins, l’humanité n’est pas condamnée à un inéluctable destin numérique auquel elle ne saurait que « s’adapter » selon les sommations qui font rage. Ni au programme assigné de « conquête ininterrompue et à terme mortifère du monde et de la vie ». Et s’il suffisait qu’elle mette enfin sa créativité comme sa puissance d’inventivité au service d’un véritable épanouissement tant individuel que collectif ? Pour longue et tortueuse que soit son histoire, pour paraphraser Jorge Luis Borges (1899-1986), elle comprend en réalité un seul moment : celui où elle sait enfin et à jamais qui elle est... Comme en un éclair de "conscience quantique" ?

Eric Sadin, La Silicolonisation du monde, L’Echappée, 294 p., 11 €


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