Avec Ricardo Cavallo dans la peinture

par Vincent Delaury
jeudi 16 novembre 2023

Ricardo et la Peinture est un documentaire proposé par le Suisse Barbet Schroeder faisant le portrait sensible du peintre contemporain Ricardo Cavallo, qui consacre pleinement son existence à son art exigeant, le cinéaste nous invitant à plonger dans l’histoire de la peinture tout en découvrant cet être remarquable, transmettant sa passion aux enfants d’un petit village en Bretagne (29), Barbet précisant : « Sa peinture et sa personnalité m’ont conquis d’emblée. En un instant, j’ai su que, dans une vie, on rencontre peu de gens comme lui. Ricardo est un homme d’une sensibilité unique, d’une ouverture aux autres exceptionnelle, d’une générosité de tous les instants. » 

Ricardo & Barbet lors de l’avant-première de leur film, à la Cinémathèque française, novembre 2023. ©Photo V. D.
Sur le motif avec Ricardo, dans la peinture

Film vu en avant-première à la Cinémathèque française, Paris (©Photos V. D.), le lundi 13 novembre dernier, au soir, salle Henri Langlois, en présence du peintre et du réalisateur. Quel sacré moment de partage ! Alternant avec brio peinture et cinéma. La salle était archicomble. Ce documentaire est signé par un cinéaste aguerri, affichant 82 printemps au compteur, et produit par Les Films du Losange, une boîte de prod co-fondée avec Éric Rohmer alors que Schroeder n'avait que 22 ans et dont on fête cette année les 60 ans. Ricardo et Barbet en osmose : tous deux entretiennent une belle amitié depuis quarante ans. Superbe documentaire. Il est sorti le 15 novembre 2023. Faut y aller, pardi ! Léopard d'Honneur - mérité - au dernier festival de Locarno. Applaudissements nourris à la fin.

Archéologue de l’art

Ricardo Cavallo à la Cinémathèque française, Paris, nov. 2023, ©photo V. D.

Ricardo, késaco ? L'humilité même, et l'occasion in veritate de lui dire qu'il est… « le meilleur prof de peinture du monde ! » Et quel œil. Artiste peintre, profondément gourmand de l'histoire de son médium, mais aussi pédagogue pour enfants, avec un enseignement qu'il leur prodigue généreusement : Cavallo a fondé une petite école libre et gratuite en Bretagne, qui a pris le nom d'« école de Bleimor », avec les moyens du bord ; il s’est installé depuis 2003 dans le Finistère, plus précisément dans le village breton de Saint-Jean-du-Doigt, au bord de la Manche, dont il aime les grottes marines ancestrales, aux pierres datant de plus de 350 millions d’années. En parallèle, il met gracieusement sa bibliothèque, dont ses nombreux beaux livres de peinture, à disposition des gamins. Ricardo transmet avec simplicité sa passion aux enfants de son village finistérien du côté de Morlaix, son lien fort aux arbres (la séquence du hêtre, arbre vénéré abattu parce que prétendument malade, où l’on voit tout son savoir-être est formidable) et aux animaux, dont les rapaces volant très haut. Et l'on voyage avec lui, de Buenos Aires au Finistère en passant par le bois de Boulogne, Neuilly-sur-Seine (il y a gardé au 6e étage d'un immeuble faisant face à la place Parmentier une chambre de bonne dans laquelle il fit ses débuts il y a plusieurs décennies), Paris, direction le Louvre, le musée d'Orsay et l'église Saint-Sulpice, puis New York ainsi que le Pérou.

Regarder un enfant dessiner : « Ricardo et la Peinture »

Ses digressions, tel un archéologue de l'art, sur les portraits mystérieux du Fayoum (premiers portraits funéraires en Égypte), sur la Grèce antique, sur l'art aztèque, sur L'École d'Athènes de Raphaël, sur Caravage, Velázquez (son préféré, avec une fixette sur Le Pape Innocent X et La Forge de Vulcain), Goya, Delacroix, Monet (celui des cathédrales impressionnistes et des nymphéas abstraits de Giverny), Seurat, Van Gogh, Cézanne et autres cubistes (Braque. Picasso) sont épatantes ! Car personnelles et truffées d'anecdotes, l'art et la vie confondus.

Eugène Delacroix (1798-1863), l’un des maîtres de Ricardo
« La Mort de la Vierge », détail, 1604-1606, par Caravage, musée du Louvre, tableau montré dans « Ricardo et la Peinture »

Lui-même, ce Ricardo (né en 1954 à Buenos Aires), fait inlassablement une peinture sur le motif des plus intéressantes (mais, diantre, pourquoi n'est-il pas plus connu ?), ô combien vivante, presque organique, fonctionnant par plaquettes, carrés et rectangles peints à l'huile, qu'il assemble en se jouant de l'aléatoire, pour constituer des puzzles en peinture alternant le work in progress et le Graal (quand le tableau fini se tient, enfin) ainsi que l’esthétique du fragment et le panorama ; on pense à David Hockney, qui vit désormais en Normandie, et à ses compositions kaléidoscopiques constituées de Polaroïds ou de morceaux de peinture assemblés, inspirées par la multiplicité des points de vue réunis en une seule image du cubisme, mais, par contre, il ne l'évoque jamais, l’art contemporain étant ignoré dans ce film. Ou, quelquefois, on songe aux couleurs joyeuses et galvanisantes de Vincent Bioulès. Il est à noter que l'œuvre singulière, monumentale et programmatique, de Ricardo Cavallo, relevant d'un engagement total et physique dans la peinture, a été mise à l'honneur en 2016, avec une rétrospective au Musée des Beaux-Arts de Morlaix.

Gabbros

Ricardo Cavallo, peintre « pleinairiste » français d'origine argentine (69 ans, arrivé dans l'Hexagone en 1974 et naturalisé français en 1995, d'ascendance italienne par son père, espagnole par sa mère) : sa geste est belle à voir, il faut le voir virevolter, un brin fantasque voire lunaire, et crapahuter, portant sur son dos chevalet et grande boîte de couleurs, pour atteindre sa grotte de prédilection, à l'affût des marées et de « chocs visuels énormes », l'œil constamment aux aguets pour tenter de traduire, sans jamais être blasé (il a gardé un enthousiasme de jeune étudiant voire de candide !), sur de petits panneaux de bois prédécoupés à la même dimension, puis marouflés de toile, ce qui se donne à voir : au pied de falaises abruptes, de plain-pied parmi les gabbros, ces rochers de la côte Finistère aux impressionnants éboulis et à la géologie intemporelle, ce « nouvel Ulysse », dixit Jean Clair, approche une espèce de magma de roches, de trous d’eau, de marécages, d’herbes folles, de dénivelés, de diapirs à diorite, de brèches à fragments anguleux ainsi que de pierres vives qu’on imagine encore en fusion ; de toute évidence, à Saint-Jean-du-Doigt, Ricardo Cavallo touche in situ du doigt le mystère de la peinture, ainsi que ses origines (le film s'ouvre d'ailleurs sur les peintures pariétales faites d'empreintes et de tracés elliptiques des grottes de Lascaux), en peignant directement sur le motif, via une grande économie de moyens, pour se réaliser et faire part aux autres de ses émotions intérieures ainsi que de sa vision, comme amplifiée et magique, du monde. Et c'est beau à voir, car il habite la peinture autant qu'il est habité par elle.

Cavallo, infatigable, au travail en plein air
Ricardo dans sa grotte, montreur d’ombres et de lumières

Concernant ce paysage fascinant, à la frontière entre océan et falaises, abordé telle une épiphanie, mâtinant réalisme et extravagance, Ricardo confie : « Je pouvais rayonner sur toute cette côte qui est absolument fabuleuse ; à marée basse je descends et je découvre un univers où l'on perd trace de toute personne humaine (...). C'est hors du temps, c'est un non-espace. (...) Cette pierre-ci [gabbro], plus vieille que le granite, a un aspect torturé, assez tragique, qui se trouvait en relation avec mon imaginaire. (...) Elle présente une difficulté comme s'il y avait des ruines avec un code à déchiffrer. Pour moi, c'est un miracle que je sois tombé dans cet endroit. » Quant à Frédéric Pajak, dessinateur, écrivain et éditeur franco-suisse des Cahiers dessinés, il estime à raison que « la peinture de Cavallo est précise, elle a un sujet et ce peintre croit au naturalisme, il croit qu'on n'est pas allé jusqu'au bout du naturalisme et, dans cette représentation de la nature, il va où personne n'est allé et il est unique. »

Saint moderne

Cet ascète, une sorte de « saint moderne » (il évoque à un moment donné sa foi inébranlable en la peinture), vit de trois fois rien, de repas frugaux, relevant d’une cuisine ascétique : beaucoup de riz (- « depuis quand manges-tu du riz à tous les repas ? », lui demande Barbet), des anchois à l'huile en conserve - et encore, quand c’est la fête, avec potes et élèves ! - et des légumes, des fruits, consacrant, tel un moine (à peine apprend-ton à un moment donné, c'est tout juste suggéré, qu'il reçoit de temps en temps une petite amie), sa vie à un art datant de plus de 40 000 ans, sans jamais chauffer sa maison pour y vivre, fenêtre toujours ouverte, au rythme des saisons, comme fouetté par un climat océanique qui revigore, au plus près de la nature.

Claude Monet (1840-1926), souvent évoqué par Ricardo : « Effet de vent, série des peupliers », 1891, huile sur toile, musée d’Orsay, Paris

S'en fout du marché de l'art, des coteries, des mondanités, des ronds de jambe et du copinage : il trace son sillon, Karl Flinker, qui le montra dès 1984 à la Fiac (Paris), et Pierre Brullé l'exposent, ou encore Françoise Livinec actuellement. Et on le suit, comme si l'on était dans un film de Werner Herzog en train de voir évoluer un explorateur ayant le goût des autres et de contrées rarement arpentées, parce qu'il s'avère passionnant à regarder, à écouter et à voir travailler (il assume les ratages et les intempéries, dont le vent faisant tomber une de ses grandes toiles - pas grave), à la fois drôle et touchant, authentique et modeste.

Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque, le peintre Ricardo Cavallo et le réalisateur Barbet Schroeder, nov. 2023, Paris, ©photo V. D.

L'inclassable Barbet Schroeder (naissance à Téhéran en 1941, en couple depuis fort longtemps avec la comédienne Bulle Ogier), cinéaste aventurier s'il en est, passé par moult continents, de la Nouvelle-Guinée à la Birmanie via l'Ouganda et la Colombie sans oublier Hollywood, à l'aise tant dans le cinéma de fiction commercial, ayant même effectué un périple américain réussi (cf. son étonnant film de bitures Barfly, 1987, tourné à Los Angeles d'après un script de Charles Bukowski, avec Mickey Rourke et Faye Dunaway, et le troublant J.F. partagerait appartement, 1992, avec Bridget Fonda et Jennifer Jason Leigh), que dans le documentaire, appelé également « cinéma du réel » (Schroeder a signé une « Trilogie du mal » mémorable, axée sur le dictateur Idi Amin Dada, 1974, sur l'avocat de la terreur Jacques Vergès, 2007, et sur Le Vénérable W., 2016, un moine bouddhiste génocidaire), brosse ici, entre pudeur et amusement (tendresse également ainsi qu'admiration), via le champêtre Ricardo et la Peinture, le portrait de son ami peintre tout en nous livrant, par son intermédiaire, une véritable leçon de peinture, de cinéma (capter le réel sans effets de manche, Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque, parlait très justement d'un « discours de la méthode » et d'une « sorte d'éthique modeste » lors de l'avant-première) et de vie.

Avec ce film (son tout dernier ?), Barbet Schroeder parle autant de Ricardo, son alter ego avec qui il poursuit des discussions de longue haleine, dignes de deux jeunes étudiants évoquant très librement, avec feu et à coups de réflexions rétrospectives et prospectives, les peintres anciens et modernes, que de lui, c’est aussi un autoportrait en creux, notamment de son rapport au cinéma. Dans un Libé récent, (14 novembre 2023, n°13180, propos recueillis par Bruno Icher), Barbet précisait : « J'ai acheté des toiles de Ricardo chaque fois que j'ai pu le faire. Dans mon appartement de New York, il n'y a que ses œuvres aux murs, ce qui étonne toujours mes amis. D'ailleurs, je prévois d'en faire donation au musée de Lausanne, où je vis. » Puis, dans le magazine gratuit mk2 Trois Couleurs, novembre 2023 (#202, p. 71, papier de Damien Leblanc), Schroeder ajoutait : « [Ce film] est venu de mon amitié avec Ricardo Cavallo, qui dure depuis quarante ans. On visite souvent des musées ou des galeries, et je suis fasciné par ce qu'il me dit dans ces moments-là. J'ai voulu montrer la manière exemplaire qu'a Ricardo Cavallo de mettre sa vie au service de sa passion », tout en notant : « En réexaminant les choses, je constate que j'ai toujours eu une approche documentaire, y compris dans des films de fiction comme More ou Barfly. Je n'ai finalement fait que du documentaire. » 

Ricardo rencontrant les spectateurs de la salle Henri Langlois, Cinémathèque française, Paris, nov. 2023, ©photo V. D.

À la fin de la projection à la Tek, tel un Ken Loach de la peinture, Ricardo, comme devenu notre ami le temps de ce documentaire attachant, filmé finement mais simplement, de manière presque même décontractée (il n'est pas rare de voir l'équipe technique dans le cadre, une perche surgissant parfois dans le champ, le film a été tourné avec quatre petites caméras), va spontanément à la rencontre des spectateurs dans la salle : pas de tour d'ivoire, aucun surplomb. Cavallo, incorrigible optimiste tourné vers le partage et les relations humaines, est parmi nous. Avec nous. Même si l'on sent bien que la solitude est sa plus précieuse alliée pour le temps (long) de la peinture, la recherchant de plus en plus, à la manière d'un romantique isolé contemplant une mer de glace dans un tableau architectonique de Friedrich. C'est chez lui de l'ordre de la « nécessité intérieure » (Kandinsky), ça se sent, elle s'impose à lui. J'ai alors pensé à l'un de ses grands modèles, un certain Pablo, dont on fête cette année, dans le cadre de la Célébration Picasso (1973-2023), les cinquante ans de sa disparition, qui avoua en 1963 : « La peinture est plus forte que moi, elle me fait faire ce qu'elle veut. »

Un tableau tellurique de Guy de Malherbe : des rochers sur le rivage. Galerie La Forest Divonne, Paris.

Les images du doc sont belles, lumineuses et minérales. On est parfois comme dans une toile du Van Gogh ultime d'Auvers-sur-Oise (le peintre au chevalet perdu dans l'immensité du paysage et le sublime de la nature) ou du peintre de falaises contemporain Guy de Malherbe (les amas de pierres aux allures, pour certaines, anthropomorphes ; en yeutant le film, j'ai souvent vu des visages sibyllins, à l'écran, apparaître dans les roches agglomérées à proximité de la grotte de Saint-Jean-du-Doigt, rappelant les doubles images si chères au surréaliste Dalí). Bref, un voyage en salle obscure d'1h46, sans temps mort et sans la moindre cuistrerie, DANS la peinture, entre praxis, histoire de l’art et mythologie, mazette ça ne se refuse pas ! Du 5 sur 5 pour moi.

Ricardo et la Peinture de Barbet Schroeder. Les Films du Losange + Bande à part Films (1h46, France, couleur). Musique : Hans Appleqvist. Sortie le 15 novembre 2023. Une rétrospective est consacrée à Barbet Schroeder, en sa présence, à la Cinémathèque française (Paris), du 29 novembre au 18 décembre 2023.


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