Jadis

par C’est Nabum
mardi 7 novembre 2023

 

Le temps perdu

 

Le temps nous file entre les doigts, c'est du moins ce que prétendent les derniers utilisateurs de sabliers. Pour les autres il file un mauvais coton à moins qu'il s'égrène ou qu'il se dilue. De toute manière, il est désormais dérisoire de désirer remettre les pendules à l'heure, les aiguilles ne disent rien qui vaille aux nouvelles générations. Le temps n'est plus qu'un nombre sur un écran pour des individus qui ne savent pas même que celui-ci est d'inspiration sexagésimale. Alors à quoi bon perdre son temps à expliquer le temps... ?

 

J'ai songé un temps, le projet était sans doute insensé, de débuter un récit par une formule d'ouverture de jouant des adverbes en confondant le temps et le lieu. La formule que j'entendais faire répéter à un jeune public, relevait, il me semble, de la langue morte à moins que la mémoire ne puisse plus retenir plus d'un mot à la fois pour peu qu'il échappe au lexique habituel. Je vous prends à témoin de l'immense difficulté de cette prose :

 

Il était une fois de bien plus loin qu'autrefois

Il était un avant au-delà d'auparavant

Il était un ailleurs fait de jours bien meilleurs

Il était un jadis dans une mémoire en abysse

Il était un conte pour que je vous le raconte !

 

Il me fallut bien vite m'en tenir qu'au deux premières lignes et à la formule finale tout en devant à chaque fois souffler : autrefois et auparavant, mots dont la longueur excédait sans doute la capacité de mémorisation. Une génération sans mémoire peut-elle donner du sens à ses connecteurs temporels dont aiment à se jouer les faiseurs d'histoires ?

 

Ajoutons pour rester sur ce sujet, que l'usage de l'imparfait et du passé simple sème le trouble et perd en chemin bien des gamins. Désormais, il conviendrait de n'user que du présent de l'indicatif pour se faire comprendre tout en prenant bien garde de ne jamais sortir du mode Indicatif qui se gonfle de certitudes. Le conditionnel demeure hypothétique et ose exprimer des éventualités incertaines. Le subjonctif ouvre le monde du possible dans un monde qui n'attend désormais que le certain. Quant à l'impératif, il entend remettre l'injonction à l'ordre du jour : quelle folie ! Oublions les modes impersonnels quand le Moi passe en tête et n'aime rien tant que se faire équipe avec le Je.

 

La cause était entendue, ma formule tombait à l'eau et plus encore mes contes qui aiment à se jouer des uchronies et des dystopies. Le temps de se retourner et je perdais en route tous ces gens qui ne savent que regarder devant eux et encore, sans jamais envisager l'avenir au-delà de ce juste après qui ne suppose aucune prévision.

Comment donc oser le JADIS qui ne signifie plus rien ? C'est bien là le problème et la difficulté du narrateur. Le temps a cessé de se friser les moustaches. Dorénavant il avance par petits sauts de puce, toujours allant d'un avant qui ne suppose pas de lendemains lointains. Il s'adresse à un public, le nez dans le gazon, incapable de maîtriser le rythme des saisons, de comprendre la durée, d'envisager un passé immémoriel.

 

Seule l'image fixe le temps désormais. La parole seule ne s'inscrit plus dans le champ du récit. Il convient de voir et si possible de visualiser du mouvement pour appréhender l'ordre, le déroulement, la progression de la narration. Jadis s'est véritablement perdu dans une mémoire qui faute de se trouver stockée dans un disque dur a été réinitialisée sans jamais avoir été au préalable initialisée. L'initiale n'a plus aucun sens, le reste non plus d'ailleurs !

 

À contre-temps.

Tableaux

Jean Vodaine

 


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