Le maître passeur du Saint Laurent

par C’est Nabum
mercredi 22 mars 2023

 

Retour aux sources

 

Entre Levis et Québec, le Saint Laurent fait un peu moins de un kilomètre de large ce qui permet de le traverser pourvu que les conditions y soient clémentes. En ce temps-là, régnait un maître passeur à la réputation solidement établi. Aucune condition ne rebutait ce personnage haut en couleur, au verbe truculent et à la face rubiconde.

Sur son Chaland, il embarquait ceux et celles qu'une petite visite dans la forteresse intéressait à moins que ce ne fut plus sûrement pour y faire des affaires. Maître Soulard n'était pas regardant sur ses passagers pourvu qu'ils aient de quoi payer le voyage. Il avait même une gourmandise de ce côté-là, aimant toujours réclamer un supplément lorsque les conditions de navigation rebutaient ses collègues, plus prudents ou biens moins hardis que lui.

Il devait avoir un lointain ancêtre passeur de Loire, un de ceux qui doublaient le prix du passage lorsque le niveau de la rivière le conduisait à percer dans le trou de la pierre percée. Il avait retenu la pratique qu'il appliquait quand la tempête ou bien l'embâcle rendait l'aventure périlleuse. Seuls alors ceux qui avaient un impératif qui ne pouvait se différer ou bien visite galante prenaient le risque de monter à bord du bonhomme. Il leur fallait alors avoir le cœur bien accroché tant les colères du Saint Laurent sont redoutables.

Notre homme, fort de son expérience n'avait donc jamais peur de rien ce qui explique peut-être les péripéties qui poussèrent à faire entrer son nom dans la mythologie de ce grand fleuve. Prenons pour véritables ces récits qui trouvèrent places dans la Bibliothèque nationale du Québec par l'entremise de Jean-Claude Dupont.

Il advint cette fois-là que les flots de la baie ressemblaient bien plus à une série de crêtes montagneuses qu'à un long fleuve tranquille. S'aventurer à naviguer eut été folie sur un modeste chaland mais justement, le maître Soulard avait belle déraison, de celle qui pousse à toujours flirter avec la limite.

Il y avait ce jour-là un commerçant qui devait impérativement aller sur l'autre rive et qui était prêt à payer une belle somme pour s'offrir une traversée mouvementée. Le père Soulard n'était pas véritablement aussi avisé qu'il le laissait entendre. Un seul passager, même s'il quadruplait le paiement du passage n'était pas en mesure de couvrir les risques encourus ni de remplir l'escarcelle. Qu'importe de telles considérations, pour lui, la perspective d'accroître plus encore sa réputation n'avait pas de prix, il accepta le défi.

Tous deux embarquèrent sur ce qui n'était plus qu'une coque de noix sur ce fleuve colérique. Même avec l'estomac bien accroché, le passeur suivit de peu son passager dans ce haut le cœur qui vous donne le sentiment de vous vider tripes et boyaux. Ils étaient tous deux accrochés à un bas bord qui manquait singulièrement de hauteur, prenant des paquets d'eau boueuse sur la tête.

L'affaire s'acheva comme les vieux de la rive l'avaient envisagé. Le bateau versa par côté une fois plus encore tandis que les deux intrépides ne purent s'accrocher au bastingage. Deux hommes étaient dans ce qui ressemblait assez à une mer déchaînée quoiqu'elle fût d'eau douce. Le chaland quant à lui retrouva miraculeusement son assise pour poursuivre seul sa route.

Le père Soulard et son passager eurent été exposés à une mort certaine si par miracle, une grosse bille de bois échappée d'un convoi de pitounes qu'un cageux malhabile avait laissé filer n'était justement là à portée de main. Ils s'agrippèrent à leur ligne de vie et eurent même le bonheur de découvrir les joies du surf. Ils furent ainsi les lointains précurseurs d'un loisir qui se pratique encore de nos jours dans la belle province.

Revenus sains et saufs de cette épopée, l'un alla se sécher pour mener à bien son négoce comme si de rien n'était tandis que Soulard, de son côté eut l'incroyable chance de retrouver son chaland sur la rive, intact et put rentrer comme si de rien n'était. Personne n'avait eu vent de son incident ce qui lui permit de reprendre son négoce sans ternir sa renommée.

Deux années passèrent quand de nouveau, en ce début précoce d'automne le père Soulard connut une aventure peu banale. Les conditions n'étaient pas optimales, un brouillard à couper au couteau couvrait le Saint-Laurent. C'est sans doute cette purée de pois qui poussa une bande de chenapans à vouloir traverser sans avoir bourse déliée.

Ils étaient une bonne quarantaine de gredins qui se pointèrent, la mine enfarinée devant le maître passeur, lui demandant s'il consentirait à un prix de groupe pour cette belle assemblée. L'homme ayant effectué mentalement un calcul qu’il jugea juteux accepta une ristourne tandis que le plus déluré des jeunes gens l'avertit que la course serait payée à l'arrivée puisque c'est là que se trouvaient ses parents.

La chose ne surprit pas notre passeur qui avait déjà connu pareille situation. Il accepta, tapa dans la main de son client et tous deux crachèrent dans l'eau. La traversée pouvait débuter. La joyeuse troupe faisait grand chahut ce qui n'importunait nullement un capitaine très attentif dans ce décor où il n'y voyait goutte. Il souriait même de voir ces grands gamins quelque peu échauffés par un excès d'alcool.

Il ne se rendit compte de rien quand les deux ou trois plus ivres que les autres s'approchèrent de lui, le saisirent par les épaules et le jetèrent par-dessus bord. Le père Soulard était dans de beaux draps tout blancs dans une eau qui n'était guère chaude. Il voyait sa dernière heure venue une fois encore quand une baleine avec laquelle il avait noué des relations de bon voisinage vint le glisser sur son dos.

Le cétacé suivit à distance le chaland jusqu'à son accostage et déposa son passager à deux pas de là. Mouillé certes mais sain et sauf, Soulard remercia sa sauveteuse puis s'en alla récupérer son bien, prenant bien garde de ne pas se prendre de bec avec des lascars qui n'avaient rien vu. Il les laissa donc partir, la rage au ventre, heureux de retrouver son bien.

Trois années plus tard, il tenait encore la barre. Le dieu des marins d'eau douce lui avait épargné d'autres désagréments jusqu'à ce jour d'hiver où il faisait un froid de Guillemot marmette. L'embâcle menaçait tandis que d'énormes blocs de glace dérivaient lentement sur le fleuve. Le père Soulard, fort de ces mésaventures précédentes se tenait coi, peu désireux de mettre son existence en péril quand un homme étrange vint à lui avec une bourse pleine qu’il faisait sauter dans ses mains.

Le curieux personnage lui promit la bourse pour le passage sur l'autre rive dans l'instant. Soulard aurait dû se méfier à l'évocation de cette formule que personne n'employait par superstition ou prudence. Aller de l'autre côté, traverser la baie, franchir le fleuve étaient les formules habituelles des gens d'ici. Cependant, totalement hypnotisé par la bourse rebondie, il céda à cette demande sans se mettre en alarme.

Ils embarquèrent dans des conditions épouvantables. Le passeur devait esquiver les blocs de glace les plus gros tandis que tous les glaçons et les innombrables fleurs de glace sur le Saint Laurent provoquaient un vacarme d'enfer sur la coque. Plus le passeur était inquiet plus son unique passager semblait ravi.

Au milieu du passage l'homme s'approcha de la barre et dit au maître-passeur : « Ton heure est venue, je vais prendre les commandes pour te conduire sur l'autre rive ! ». Dégrisé de son appétit d'argent, Soulard venait de comprendre qui il avait pris à son bord. Sans plus chercher à comprendre, il s'approcha d'un gros bloc de glace à la dérive et d'un bond désespéré, il sauta dessus.

Le mauvais diable, ébaubi par cette fuite qu'il n'envisageait pas n'eut pas le réflexe de prendre les commandes. Le chaland heurta de plein fouet un obstacle plus gros encore et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, alla par le fond avec son passager. Le passeur vit son outil de travail sombré, en déplorant simplement de ne s'être pas emparé de la bourse avant.

Puis, oubliant enfin son amour de l'argent, il réalisa qu'il devait se montrer bien satisfait d'en avoir échappé. Il se remémora les épisodes précédents en se disant qu'il était effectivement grand temps de raccrocher les amarres. L'heure de la retraite avait sonné pour lui pour peu que son refuge flottant finisse par le conduire à terre.

Emporté par le courant il dériva encore bien longtemps sans jamais avoir l'opportunité de mettre le pied à terre. Son rafiot de fortune poursuivit son chemin jusqu'à croiser l'eau salée. Ce fut hélas le sel qui le perdit. Un marin d'eau douce ne s'aventure pas impunément sur l'Océan. Quand enfin il finit par dessaler, il se retrouva dans les flots sans espoir d'en survivre.

Pourtant sa bonne étoile ne l'avait pas quitté car à ce moment précis passait un morutier breton qui l'embarqua. Le père Soulard revint sur la terre de ses ancêtres vivre le reste de son âge et se garda bien de narrer son histoire. Qui de toute manière y aurait accordé crédit ? Débarqué sur cette terre inconnue, sa dernière aventure l'avait refroidi. Jamais plus il ne mit les pieds sur un objet flottant et passa le reste de son âge sur cette terre bretonne que ses ancêtres avaient quittés.


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