Bac Philo 2022 : Explication d’un texte de Paul Ricoeur extrait de Histoire et Vérité

par Robin Guilloux
lundi 16 mai 2022

 

 

L'œuvre :

Histoire et vérité

"Est-il possible de comprendre l’histoire révolue et aussi de vivre – et, pour une autre part, de faire – l’histoire en cours, sans céder à l’esprit de système des « philosophes de l’histoire », ni se livrer à l’irrationalité de la violence ou de l’absurde ? Quelle est alors la vérité du métier d’historien ? Et comment participer en vérité à la tâche de notre temps ?

Tous les écrits de ce recueil débouchent sur ce carrefour d’interrogations. Ceux de la première partie, plus théoriques, sont inspirés par le métier de philosophe et d’historien de la philosophie, que pratique l’auteur. Dans la seconde partie, à travers des thèmes de civilisation et de culture (le travail, la violence, la parole, l’angoisse, la sexualité), Paul Ricœur s’interroge sur la manière dont la vérité advient dans l’activité concrète des hommes."

L'auteur :

"Paul Ricœur, né le 27 février 1913 à Valence (Drôme) et mort le 20 mai 2005 à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), est un philosophe français. Il s'inscrit dans les courants de la phénoménologie et de l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. Il s'intéresse aussi à l'existentialisme chrétien et à la théologie protestante. Son œuvre est axée autour des concepts de sens, de subjectivité et de fonction heuristique de la fiction, notamment dans la littérature et l'histoire." Paul Ricoeur a fait l'expérience de la guerre, de la captivité et de l'évasion durant la seconde guerre mondiale.

L'extrait : 

"Que la violence soit de toujours et de partout, il n’est que de regarder comment s’édifient et s’écroulent les empires, s’installent les prestiges personnels, s’entre-déchirent les religions, se perpétuent et se déplacent les privilèges de la propriété et du pouvoir, comment même se consolide l’autorité des maîtres à penser, comment se juchent les jouissances culturelles des élites sur le tas des travaux et des douleurs des déshérités. On ne voit jamais assez grand quand on prospecte l’empire de la violence ; c’est pourquoi une anatomie de la guerre qui se flatterait d’avoir découvert trois ou quatre grosses ficelles qu’il suffirait de couper pour que les marionnettes militaires retombent inertes sur les tréteaux condamnerait le pacifisme à rester superficiel et puéril. Une anatomie de la guerre requiert la tâche plus vaste d’une physiologie de la violence. Il faudrait aller chercher très bas et très haut les complicités d’une affectivité humaine accordée au terrible dans l’histoire. La psychologie sommaire de l’empirisme qui gravite autour du plaisir et de la douleur, du bien-être et du bonheur, omet l’irascible, le goût de l’obstacle, la volonté d’expansion, de combat et de domination, les instincts de mort et surtout cette capacité de destruction, cet appétit de catastrophe qui est la contrepartie de toutes les disciplines qui font de l’édifice psychique de l’homme un équilibre instable et toujours menacé. Que l’émeute explose dans la rue, que la patrie soit proclamée en danger, quelque chose en moi est rejoint et délié, à quoi ni le métier, ni le foyer, ni les quotidiennes tâches civiques ne donnaient issue ; quelque chose de sauvage, quelque chose de sain et de malsain, de jeune et d’informe, un sens de l’insolite, de l’aventure, de la disponibilité, un goût pour la rude fraternité et pour l’action expéditive, sans médiation juridique et administrative. L’admirable est que ces dessous de la conscience resurgissent au niveau des plus hautes couches de la conscience : ce sens du terrible est aussi le sens idéologique ; soudain la justice, le droit, la vérité prennent des majuscules en prenant les armes et s’auréolant de sombres passions."

Paul RICOEUR, Histoire et vérité (1955).

1 « se juchent » : se hissent - 2 « irascible » : qui se met facilement en colère

 

Qu'est-ce qui explique la permanence de la violence dans l'histoire ?

La violence est de toujours et partout. L'auteur donne l'exemple de l'édification et de l'écroulement des empires, de l'installation des prestiges personnels, des guerres de religion, des privilèges, de l'autorité des maîtres à penser, de la domination économique et culturelle des élites. 

Ces exemples suggèrent que la violence n'est pas seulement physique, mais aussi symbolique. On pense à la disparition de l'Egypte antique, de la civilisation babylonienne, d'Athènes, de Rome, etc. "Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles" écrit Paul Valéry dans un texte célèbre au lendemain de la Première Guerre mondiale. En ce qui concerne l'autorité des maîtres à penser, il s'agit d'une violence symbolique mais qui peut déboucher sur la violence réelle. Dans Les maîtres penseurs André Glucksmann critique ces penseurs qui ont exercé une influence déterminante au XIXème et au XXème siècle et ont pu justifier la violence dans l'Histoire comme Hegel, Engels ou Marx...

Comment expliquer la permanence de la violence dans l'Histoire humaine ?

Selon l'auteur, on ne voit jamais assez grand quand on prospecte l'empire de la violence. Il donne l'exemple des pacifistes qui sont opposés à la guerre. Les pacifistes ont raison de dénoncer la guerre, mais ils le font souvent de manière "superficielle" et "puérile". La guerre n'est pas seulement déclenchée, comme l'affirment les pacifistes par l'ambition des généraux et les intérêts des "élites".

La phrase formule de Paul Valéry : "la guerre, c'est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent" n'explique pas pourquoi les gens "qui ne se connaissent pas" se massacrent ou celle d'Anatole France : "On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels" n'explique pas pourquoi on peut mourir pour l'idée de patrie.

Paul Ricœur fait la distinction entre l'anatomie de la guerre et la physiologie de la guerre : l'anatomie c'est l'étude de la forme et de la structure du corps et de ses parties et des relations qu'elles ont les unes avec les autres ; la physiologie, c'est l'étude du fonctionnement du corps et de ses parties, c'est-à-dire de la façon dont celles- ci jouent leur rôle et permettent le maintien de la vie.

L'anatomie de la guerre, c'est la description phénoménologique de la guerre, la physiologie de la guerre est davantage qu'une simple description : qu'est-ce que la guerre ? Elle cherche une explication : pourquoi la guerre ?

On trouve une description de ce qu' est la guerre, une "anatomie de la guerre" dans des ouvrages littéraires par des écrivains qui l'ont vécue comme A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria-Remarque ou Le Feu, journal d'une escouade d'Henri Barbusse ou encore dans le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

Mais il ne faut pas se contenter pas de proposer une "anatomie de la guerre", une évocation de la guerre, ce à quoi ces romans ne se bornent d'ailleurs pas, mais aussi une physiologie de la violence, c'est-à-dire une tentative d'explication de la violence en général dont la guerre n'est qu'un cas particulier. Derrière la guerre, il y a autre chose : la violence de l'homme, les passions humaines.

Si la guerre ne relevait que de la responsabilité d'une minorité de gens, la majorité aurait tôt fait d'y mettre fin. Il faut avoir le courage de regarder la vérité en face : l'anatomie de la guerre s'enracine dans la physiologie de la violence qui n'est pas propre aux élites et aux généraux.

Il ne suffit pas de couper les fils des trois ou quatre "grosses ficelles" du guignol militaire pour que les marionnettes retombent inertes sur les tréteaux.

S'il suffisait, comme le proclame les paroles de l'Internationale, de "réserver nos balles à nos propres généraux", la guerre n'existerait plus depuis longtemps.

Comme l'a montré de son côté René Girard, il n'y a pas de régulation instinctive de "l'irascible" dans l'espèce humaine, si bien que la violence a tendance à monter aux extrêmes.

Dans les sociétés premières, la violence est régulée par les interdits et les rituels, notamment les sacrifices. Dans les sociétés modernes, elle est régulée par les lois, la justice et les tribunaux. Mais comme le dit Paul Ricœur, l'administration et la justice sont des "médiations" extrêmement fragiles et peu opérantes en temps de guerre.

Paul Ricœur affirme que l'empirisme qui ramène tout aux notions de plaisir et de douleur, de bien-être et de bonheur est une psychologie sommaire car elle omet la colère, l'irascible.

Le mot "irascible" (prompt à la colère) fait penser à Achille, le prototype du héros guerrier dans l'Illiade et l'Odyssée d'Homère chez qui domine le "thumos". Chez Platon, le thumos est l’élément émotionnel en vertu duquel nous ressentons la colère et la peur (PhèdreRépublique, Livre IV). 

Pourquoi les hommes, renonce-t-ils au plaisir, au bien-être et au bonheur ? pourquoi l'affectivité humaine s'accorde-t-elle si facilement au "terrible dans l'Histoire" ? 

Les hommes ne cherchent pas seulement le bien-être ; ils cherchent aussi l'obstacle, la volonté d'expansion, de combat et de domination. Ils ne sont pas uniquement dominés par le principe de plaisir, mais aussi par "l'instinct de mort". Paul Ricoeur reprend ici la terminologie freudienne, la capacité de destruction, l'appétit de catastrophe, le dionysiaque, le démonique.

"L'édifice psychique de l'homme est un équilibre instable et toujours menacé". En effet, l'homme est mû en temps de paix par des valeurs morales de politesse, de retenue. Il honore le travail, il cherche la collaboration avec ses semblables. Les "médiations juridiques et administratives", les arbitrages entre les intérêts divergents, le dialogue, la diplomatie sont remplacés par les émotions et les passions comme la colère, la peur, la vengeance, l'enthousiasme (mot à mot le délire divin).

En temps de guerre ou de troubles intérieurs toutes ces "médiations" se délitent et font place à l'affrontement, à la haine, à la vengeance... Paul Ricœur donne des exemples : une émeute qui éclate dans la rue, la proclamation de la patrie en danger.

On peut penser au fameux discours de Camille Desmoulins Dans les jardins du Palais-Royal : « J'arrive de Versailles, Necker est renvoyé. Ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Une ressource nous reste, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaître ! » 

En temps de guerre ou de troubles intérieurs, on découvre des expériences différentes des "tâches civiles" du métier et du foyer, on fait l'expérience d'un mélange inextricable : "quelque chose de sauvage, de sain et de malsain, de jeune et d'informe, un sens de l'insolite, de l'aventure, de la disponibilité, un goût pour la rude fraternité et pour l'action expéditive".

On peut penser au prince André Bolkonski dans Guerre et Paix qui fuit la "prison du mariage" pour s'engager dans la guerre contre Napoléon ou à l'enthousiasme des appelés au moment de la mobilisation au début de la Première Guerre mondiale.

"L'admirable est que ces dessous de la conscience resurgissent au niveau des plus hautes couches de la conscience : ce sens du terrible est aussi le sens idéologique ; soudain la justice, le droit, la vérité prennent des majuscules en prenant les armes et en s'auréolant de sombres passions" : La violence ne s'exprime pas à l'état pur. Elle est mélangée à autre chose. La violence se mêle des valeurs comme l'honneur, la gloire, la justice, la vérité, le droit.

Dans le feu de l'enthousiasme guerrier, la passion se substitue à la raison pour, selon l'expression de Blaise Pascal "mettre du prix aux choses". 

"La justice et la droit prennent une majuscule en prenant les armes" : les plus hautes valeurs morales, la justice et le droit, justifient la violence et sont sublimées par la violence. Les passions les plus sombres se mettent au service des plus hautes valeurs morales.

Chaque camp a la certitude d'avoir raison, d'avoir le droit et la vérité, voire Dieu ("Gott mit uns", "Dieu est avec nous") de son côté.

Pour prendre un exemple récent, le président de la Fédération de Russie a cru bon de justifier l'invasion de l'Ukraine par la nécessité de lutter contre le nazisme.

"L'idéologique justifie le terrible" : comme l'explique Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence les mensonges de la propagande comme instrumentalisation des valeurs morales justifient la violence et la guerre.


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