À Paris, une commerçante affiche son voleur sur internet
par Benoît Delol
samedi 18 janvier 2020
Victime d’un cambriolage, une boulangère parisienne a rendu public la vidéo montrant son voleur à l’œuvre, sans masquer son visage, se mettant ainsi elle-même en infraction. Comme les nombreux commerçants qui ont déjà fait de même, elle est déçue par l’action de la police et souhaite également dénoncer la montée de la délinquance dans la capitale.
La scène ne dure que quinze secondes. Nous sommes dans l’arrière-boutique d’une boulangerie, dans le XIVe arrondissement de Paris. La porte donnant sur la rue s’ouvre. Un homme d’une trentaine d’année, portant barbe et moustache, cheveux noirs, teint mat, entre, aux aguets. Il avance et aperçoit quelque chose qui retient son attention. Il s’en empare et s’enfuit. Ce mercredi 11 décembre, à 20 h 23, Léa, la boulangère, vient d’être victime d’un « vol à la découverte ». L’objet du délit : son smartphone. Et s’il est possible de décrire aussi précisément les faits, c’est qu’ils ont été filmés par une caméra de surveillance et que, le lendemain, Léa a publié la vidéo sur Facebook. Sans flouter le visage du voleur.
Léa est une jeune commerçante de 23 ans. Avec son compagnon, elle a repris sa boulangerie, « son petit bébé », il y a deux ans et demi. Elle mène, depuis, « la petite vie de commerçante qu’elle a toujours rêvé d’avoir », dans un arrondissement où elle est née et dans un quartier « génial, familial, avec beaucoup d’habitués. » Ce qui ne l’empêche pas de constater que la délinquance augmente. « Dénoncer ce qui se passe actuellement dans le voisinage et qui n’était pas imaginable il y a quelques temps », c’est l’une des raisons qui l’ont conduite à mettre en ligne sa vidéo, avec un avertissement adressé, tout particulièrement, à ceux qui résident ou travaillent en rez-de-chaussée.
Sa première motivation est, cependant, d’identifier son voleur. « J’ai un petit espoir que quelqu’un ait déjà vu cet homme dans le quartier », confie-t-elle. Elle a donc posté sa vidéo dans un groupe Facebook destiné aux habitants du XIVe. Sans résultat jusqu’à présent, faute probablement d’une audience suffisante (le groupe est privé, qui plus est).
« Votre téléphone, vous ne le reverrez pas. »
Pourquoi ne pas avoir laissé la police se charger de l’affaire ? Léa s’est rendue au commissariat le soir même. « J’ai sonné et un agent est sorti. Il m’a indiqué que le bureau des plaintes était fermé et que ce n’était pas une urgence. Comme je lui disais qu’il pouvait être utile de lancer des recherches sans attendre et que j’avais des images, il m’a répondu : ‘‘De toute façon, Madame, votre téléphone, vous ne le reverrez pas.’’ » La jeune femme s’est tout de même lancée dans la procédure : pré-plainte en ligne, prise de rendez-vous par téléphone, signature de la déclaration au commissariat. Compte tenu des délais d’attente et de son propre emploi du temps, plutôt chargé durant les fêtes de fin d’année, sa plainte n’a été enregistrée que le 9 janvier, presque un mois après les faits. La possibilité de joindre sa vidéo à sa déclaration ne lui a pas été accordée. Léa devrait maintenant être contactée par l’enquêteur qui sera chargé du dossier. Mais elle n’attend rien de cette démarche.
Il faut dire que la commerçante a déjà eu affaire, à plusieurs reprises, à la police – si on peut le formuler ainsi – pour des résultats décevants. « Ça commence à être décourageant de porter plainte ! », déplore-t-elle, partageant ainsi le constat de beaucoup de ses confrères.
Sa première fois, c’était pour une tentative d’escroquerie. Au moment de son installation, une société lui signale par téléphone qu’elle n’a pas respecté une obligation légale et qu’elle va devoir acquitter une lourde amende, avant de lui proposer de régler le problème moyennant quelques centaines d’euros de frais de dossier… Après avoir déjoué la manœuvre avec l’aide de son comptable, elle décide de porter plainte afin d’éviter à d’autres créateurs d’entreprise la même mésaventure, pensant qu’il sera facile d’identifier les escrocs, joignables via une ligne de téléphone fixe. « J’ai dû insister car le policier qui m’a reçu ne voulait pas prendre ma plainte, puisque je ne m’étais pas faite avoir… Et je n’ai jamais été informée de la suite de la procédure, alors qu’il nous est proposé de cocher une case pour cela. »
L’été dernier, c’est un faux ticket restaurant qui ramène Léa au commissariat. Le client qui a voulu l’utiliser lui a candidement expliqué que celui-ci était valable car il l’avait « acheté sur internet ». Il lui a même montré le compte Snapchat qui les propose. Mais sa trouvaille ne va guère susciter d’intérêt : à nouveau, il lui faudra batailler pour déposer sa plainte et elle ne sera jamais recontactée.
Léa se souvient également de cette dame qui sollicitait tous les commerçants de la rue afin d’échanger ses billets de 10 € contre de plus grosses coupures. Elle a tout de suite reconnu cette technique d’escroquerie dite « au rendez-moi ». « J’ai éconduit la personne et j’ai alerté un équipage de police qui stationnait à proximité. Ils l’ont amenée au poste. Mais le lendemain, lorsqu’ils sont gentiment revenus me voir, ils m’ont expliqué qu’aucune poursuite n’avait été engagée, car les billets étaient vrais… »
L’épisode qui a le plus marqué la boulangère, c’est son agression, six mois environ après son installation. « Un homme est entré et a réclamé un mouchoir. Ma mère, qui m’aidait au comptoir, lui a demandé s’il voulait acheter quelque chose. Il a commencé à nous insulter, à hurler. Comme je le poussais par le bras vers la porte, il m’a saisi au cou et a serré. » Grâce à l’aide de deux clientes, l’étranglement n’a duré que quelques secondes. Après son travail, Léa se rend au commissariat. Une policière lui explique qu’elle doit d’abord consulter un médecin pour faire constater ses blessures et déterminer un nombre de jours d’incapacité totale de travail (ITT). Ce n’est qu’après un second examen par un médecin rattaché à une unité médico-judiciaire qu’elle pourra déposer plainte. « Je n’avais que deux petites griffures à la gorge, nous étions vendredi soir… Je pouvais aller voir mon médecin le lundi suivant, mais qu’aurait-il pu encore constater ? » Léa signale à la policière qu’elle dispose de la vidéo de son agression : « on ne peut pas nier ce qui s’est passé ! » Mais c’est peine perdue. Elle ne portera donc pas plainte.
Lorsqu’elle a posté sa vidéo sur Facebook, Léa ignorait que sa démarche contrevenait à plusieurs dispositions légales : l’article 9 du Code civil sur le respect de la vie privée, l’article 226-21 du Code pénal sur le détournement de la finalité des dispositifs de vidéo-surveillance et l’article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la diffamation. Ce sont des internautes qui l’ont avertie. Mais elle n’a aucun regret. « Si la police ne peut rien faire, moi je fais ce que je veux, affirme-t-elle. Il faut dénoncer les gens malhonnêtes. C’est dommage que la justice ne soutienne pas les victimes dans ces cas-là. » Et d’ajouter : « Si cet individu a envie de porter plainte, qu’il le fasse ! » Les peines prévues par les textes sont impressionnantes (jusqu’à cinq ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amende), mais Léa n’a pas à s’inquiéter : aucun commerçant ou particulier n’a jamais été condamné pour des faits similaires.
Le vol devient un prélèvement social, le délinquant un ayant-droit.
Les commentaires sous le post de la boulangère, rédigés par quelques proches mais surtout par des inconnus, montrent une grande compréhension pour sa situation et sa démarche. Sans doute parce que, si elle éprouve de la colère, elle demeure modérée dans ses propos comme dans ses actes. Nous sommes loin des personnages de justiciers et autres vengeurs masqués. « Je n’ai pas décidé de coller sa tête sur tous les poteaux de la ville », indique-t-elle. Pas davantage qu’elle n’a cherché à attirer l’attention – et notamment celle de la presse – sur son initiative (ce qui n’empêche pas les journalistes, bien sûr, de lire des posts sur Facebook…).
Une seule critique émerge, sur un ton ironique, avec cette question d’un internaute : « Vous allez porter plainte pour vol d'orange ? » On pourrait y voir une allusion à la chanson de Gilbert Bécaud, L’Orange : un homme d’origine étrangère y est accusé, sur la base d’un témoignage douteux, d’avoir volé une orange. La présence de cagettes d’oranges, sur les images, aurait pu inspirer à l’internaute l’idée de ce rapprochement… Mais il faudrait faire preuve, ici, d’une singulière mauvaise foi pour douter de la culpabilité de l’homme de la vidéo. Bien plutôt, cette question exprime une idée répandue concernant les vols à l’étalage et ce, d’autant plus que le commerce concerné est de grande taille : ce n’est pas si grave, ils peuvent bien se le permettre… En regard, se dessine l’image d’un voleur pas moins honnête que tout un chacun, mais contraint à son geste par la nécessité. Le vol devient un prélèvement social, le délinquant un ayant-droit.
Du coup, dans ce domaine comme dans celui de l’atteinte aux personnes, apparaît le besoin de rétablir le commerçant volé dans sa qualité de victime et de rappeler la réalité de son préjudice. En parlant avec Léa, on perçoit vite que ce n’est pas une personne qui se plaint facilement, mais le cambriolage qu’elle a subi a eu de multiples conséquences. « La première nuit, j’ai eu du mal à dormir, raconte-t-elle, troublée qu’un intrus ait pénétré chez elle. Cette pièce est également notre cuisine et notre salon se situe juste à côté. Deux semaines avant, en pleine nuit, deux individus avaient déjà tenté d’entrer par la fenêtre… » Elle évoque ces cambrioleurs « qui te tapent, te poignardent, te tuent si tu es là » et ajoute : « heureusement, je n’ai pas d’enfant. » Paradoxalement, la vidéosurveillance a accru son malaise : « voir cet homme chez moi, c’est énervant parce qu’à cinq minutes près, j’aurais pu le surprendre. C’est stressant aussi. Depuis, je me sens observée tout le temps. » Léa s’inquiète aussi rétrospectivement pour ses chats, qui auraient pu s’enfuir par la porte laissée ouverte.
« Une heure après le vol, je me suis effondrée. Il y avait un million de choses dans mon téléphone que je n’ai nulle part ailleurs : mes contacts, mes photos… » Heureusement, elle a pu récupérer ses données, mais au prix d’une inquiétude supplémentaire et de beaucoup d’efforts. Après avoir fait suspendre sa ligne, elle a aussi, par précaution, bloqué sa carte bleue et résilié bon nombre d’abonnements. Et le smartphone lui-même ? « C’était le dernier modèle d’iPhone, acheté avec mes sous deux mois avant… J’avais économisé pour me faire un beau cadeau. » L’appareil, d’une valeur de 1 400 €, n’était pas assuré. Léa a perdu l’équivalent de presque un mois de salaire.
Sous le post de notre boulangère, le même internaute a posé une autre question : « Pourquoi la porte n'était pas fermée ? » Cela sonne comme un reproche. Dans quelle mesure, semble-t-il s’interroger, Léa ne serait-elle pas responsable de ce qui lui est arrivé ? Et, partant, pourquoi s’en prendre à cet homme plutôt qu’à elle-même ? Ce raisonnement en rappelle un autre, où il est question de longueur de jupe ou de profondeur du décolleté. Il ne s’agit plus de minorer l’acte délictueux, mais d’inverser les rôles et de faire de la victime la fautive. Avec patience, Léa a répondu à son interlocuteur : une personne venait de partir mais avec l’arrivée de clients, elle a oublié de verrouiller la porte, comme elle le fait habituellement. Au-delà de ces circonstances, quelle devrait d’ailleurs être la norme ? Dans son documentaire Bowling for Columbine (2002), Michael Moore affirmait que de nombreux Canadiens se sentent suffisamment en sécurité pour laisser la porte de leur maison ouverte. Vraie ou fausse, cette situation avait semblé plutôt sympathique aux spectateurs…
Depuis le cambriolage, Léa a pris des dispositions pour remplacer la serrure de sa porte par un dispositif à code. Au printemps dernier, c’est sont les vitrines de ses présentoirs qu’elle a changées : elles s’élèvent désormais à 1,80 mètre. Elle avait, en effet, surpris plusieurs personnes qui essayaient d’attraper des produits en passant la main au-dessus des vitres…
Plus assez d’enquêteurs pour les petites affaires.
Pour 2019, les statistiques ne confortent pas Léa dans son ressenti en ce qui concerne les cambriolages dans son arrondissement : leur nombre a baissé de 14 % (1). Mais à l’échelle de la capitale, ce délit a fortement augmenté ces dernières années : + 9,80 % entre 2013 et 2018, + 16,12 % entre 2017 et 2018 (2) et + 7,9 % entre 2018 et 2019 (3). Dans le même temps, le ministère de l’Intérieur rencontre des difficultés pour recruter ses officiers de police judiciaire, comme l’explique Le Figaro dans un article titré : « Délinquance : plus assez d’enquêteurs pour les petites affaires » (4). Un constat confirmé par la Cour des comptes, dans un rapport consacré à la préfecture de police de Paris (5) : en 2018, « la charge de travail moyenne annuelle était de 323 procédures d’enquête par fonctionnaire, ce qui est considérable. » Résultat : « une performance en baisse ». Sur l’agglomération parisienne, « alors qu’en 2012, près d’un fait sur trois était élucidé, un sur quatre l’était en 2018. » C’est dire que le voleur de Léa peut dormir tranquille.
Sources :
(1) « Délinquance à Paris : quels sont les arrondissements où l'on recense le plus de délits ? », BFM TV, 18 octobre 2019. Dans le XIVe arrondissement, entre 2018 et 2019 (sur la période de janvier à septembre), le nombre de cambriolages (déclarés) est passé de 544 à 468. En revanche, les atteintes à l’intégrité physique ont progressé de 12,4 % et les vols liés à l’automobile de 19,9 %.
(2) « Délinquance : Paris, capitale des cambriolages », Le Parisien, 26 février 2019.
(3) « Vols, agressions, dégradations… À Paris, la délinquance en forte hausse », Le Parisien, 16 octobre 2019. Période de référence pour 2018 et 2019 : de janvier à septembre.
(4) « Délinquance : plus assez d’enquêteurs pour les petites affaires », Le Figaro, 29 juillet 2019.
(5) « La préfecture de police de Paris - Réformer pour mieux assurer la sécurité dans l’agglomération parisienne », rapport public thématique, Cour des comptes, décembre 2019, 201 pages. Lire notamment : « La police judiciaire de proximité : une situation alarmante », pages 123 à 128.