Le coup de foudre éclair
par C’est Nabum
vendredi 14 février 2025
Récit de la Saint Valentin
Ils vivent le parfait amour, celui qui se concrétise dans l'intimité d'une alcôve par la sarabande des corps. Ils jouissent sans limite de ce merveilleux abandon à l'autre qui les enchante et les ravisse. Si ces moments sont rares faute de mener une vie commune, ils s'en contentent en espérant qu'un jour prochain, chacun pourra se libérer de ses obligations professionnelles qui les éloignent si souvent.
Ils envisagent une vie commune par la seule magie de leurs ébats merveilleux qui les conduisent dans des contrées d'exception. La vie quotidienne ne les effraie pas tant ils sont persuadés que la passion balaiera tous les obstacles inhérents à cette curieuse expérience qui consiste à vivre en couple. Il convient de leur laisser leurs belles illusions…
En dépit des difficultés matérielles, ils se sont retrouvés en ce 14 février pour faire comme tant d'autres, célébrer l'amour autour d'une bonne table puis d'un lit douillet. Il n'est venu à l'esprit de personne que cette séquence semble mettre des bâtons dans les roues pour qui a la digestion difficile, le vin délicat ou quelques flatulences embarrassantes. La sagesse voudrait de renverser l'ordre de ce rituel quitte à rester au lit et sauter un repas.
Ils firent donc comme nombre de tourtereaux, soucieux de respecter les convenances et les usages largement imposés par une communication commerciale curieusement agressive en cette soirée célébrant l'amour. Ils se retrouvèrent dans une excellente table pour un repas de la Saint Valentin comme il y en a tant dans tout le pays.
L'ambiance est au diapason de la circonstance. Petites tables pour l'intimité, nappe blanche précédant les draps qui devraient suivre, bougies pour raviver la flamme et ambiance feutrée en évitant les habituelles musiques d'ascenseur ou les indélicats écrans de télévision. Tout est réuni pour se dévorer des yeux et du cœur en ayant l'eau à la bouche. Le champagne distillant alors une douce folie pour que bulles et sens éclatent de concert.
Ils se sont donné rendez-vous devant l'auberge dans laquelle ils ont réservé une table et une chambre. Ils ont choisi une ville à mi-chemin de leurs lieux provisoires de villégiature. Ils arrivent presque simultanément, ce qu'ils vivent comme un signe favorable, une première flèche décochée par Cupidon pour leur bonheur futur.
Après de longues embrassades à la lisière de la belle demeure, ils entrent dans cette grande salle où un feu de cheminée donne le ton. Une serveuse les installe à leur table. Ils ont constaté que la grande salle à manger n’accueille que des couples. Ils passent en revue tous ceux qui ont fait le même choix qu'eux en cette fête des amoureux. Tous les âges sont représentés ce qui les surprend un peu, ils sont à un âge qui n'imagine pas que l'amour n'a pas de limite.
Une première coupe de champagne est offerte en compagnie de quelques amuse-bouches délicats. Ils trinquent, se mangent des yeux, se tiennent par l'autre main et aucun d'eux n'ose croquer une mignardise. Le temps est suspendu tout comme les verres qui restent en suspension. Un temps infini, sans une parole jusqu'à ce qu'enfin il lui dise : « À tes amours ! » en prenant une gorgée de ce nectar.
Elle suit le mouvement, sourit, lâche sa main et attrape une petite gourmandise. La glace est brisée sur les différentes tables et des conversations chuchotées donnent une étrange atmosphère de confidence et de propos sucrés. Débute alors l'épreuve des propos délicats, des récits ouatés, des codes et des usages de la table avant que les corps exultent.
Le service se met au diapason de cette curieuse atmosphère. Il s'agit de ne pas déranger les couples, de ne pas précipiter les choses, de se faire le plus discret possible. Si bien que tout traîne en longueur et que des signes d'impatience se manifestent parmi les convives.
Pour nos deux tourtereaux, l'épreuve de la conversation s'avère délicate. Il arrive un moment où ils n'ont plus grand chose à se dire ayant tant à faire dans l'intimité promise. Le vieux réflexe contemporain surgit inopinément. C'est lui qui le premier dégaine son portable ; elle ne lui jette même pas un regard courroucé puisqu'elle profite de l'aubaine pour agir de même.
Ils se plongent dans cet ailleurs qui bruisse de tant de messages. Ils se perdent un temps, retrouvent des amitiés anciennes, écrivent des messages tout en s'égarant en pensées nostalgiques. Le silence a creusé un petit fossé entre eux. Heureusement le plat principal arrive à point pour leur donner un temps un projet commun.
Manger un pigeonneau aux airelles avec une sauce de haricots blancs et d'ail sans y mettre les doigts n'est pas chose délicate. Ils s'épient mutuellement pour voir comment l'autre se sort de l'épreuve. Il n'est pas question de se montrer malhabile ni mal élevé. L'enjeu est fort et la crème de haricot et d'ail n'augure rien de bon pour la suite
Ils se sortent de cette épreuve, reprennent leur conversation puisqu'ils ont dû ranger leur cellulaire sans mobile sérieux de le garder devant eux. Le fromage arrive avec du côté du restaurateur, une faute de goût pour l'après. L'Époisse aussi coulante soit-elle n'est pas annonciatrice de baisers enflammés. Brillat-Savarin eut beau le qualifier de roi des fromages en 1820, il ne l'aurait pas glissé dans un menu d'amoureux.
Est-ce l'effet du fromage ou l'épuisement des sujets de conversation, nos deux tourtereaux ressortent leur prothèse. Ils se contentent de clavarder, en ayant la délicatesse de ne pas prendre les appels. Ils conservent encore quelques usages du bien-vivre en société. Sur les autres tables, la longueur du service y étant pour quelque chose, d'autres les imitent dans cette indélicatesse contemporaine.
Tout se gâte au moment du dessert. C'est un Puits d'amour qui leur est proposé. Une délicate pâte à chou gorgée de crème pâtissière. Pour une raison qui échappe à toute logique, il demande s'il peut avoir à la place un éclair au café. La serveuse accède à sa requête. Ils se retrouvent pour la première fois avec un plat différent dans leur assiette.
C'est lorsqu'il croque l'éclair que le coup de foudre se transforme en catastrophe. Son téléphone sonne et le malotru décroche. Elle n'en revient pas, d'autant qu'il prend un ton mielleux pour répondre à une interlocutrice, elle en est convaincue. Elle se lève et décoche sa dernière flèche : « Tu n'es plus mon chou, je m'en retourne chez moi ! Tu paieras la note et tu peux demander à ta correspondance de te rejoindre dans la chambre. »
Voilà ce qui advint quand Cupidon se glisse dans un forfait téléphonique et qu'un des deux protagonistes se dérobe devant un Puits d'amour, un soir de Saint Valentin. C'est pourtant bien le dessert le plus indiqué pour les fines bouches, celles qui n'ont pas renoncé à parler à la personne face à eux.
C'est elle qui fila comme l'éclair, laissant ce gougnafier à ces pratiques désolantes.