Thomas Piketty à l’épreuve de Karl Marx

par Michel J. Cuny
lundi 9 décembre 2024

En choisissant de placer son livre sous le titre "Le capital au XXIe siècle", Thomas Piketty court le risque de se voir opposer certains éléments du contenu du "Capital" de Karl Marx. Il ne saurait donc s'étonner de ce que cela puisse se produire ici.

Mais, en fait, à défaut du capital - dont, comme nous devrions en acquérir très vite la certitude, il ne traite jamais dans son livre - la fin de son Introduction montre que Thomas Piketty sait très bien que son véritable sujet est... "l'histoire des revenus et des patrimoines", ce qui est tout autre chose... Rien qu'une petite affaire de répartition de gentils gâteaux semblables à ceux qu'on voit se promener dans les livres de la comtesse de Ségur. Et pourquoi pas ?

Or, de cette histoire, il sait ceci :
« Elle dépend des représentations que les différentes sociétés se font des inégalités, et des politiques et institutions qu'elles se donnent pour les modeler et les transformer, dans un sens ou dans un autre. » (Thomas Piketty, op. cit., page 68.)

Il va donc revenir à Karl Marx, à travers sa lecture critique d'Adam Smith, de nous dire en quoi consiste le travail idéologique auquel Thomas Piketty a choisi d'attacher son nom...

Mais, avant d'aborder l'analyse de ce qu'il y avait d'incohérent chez Adam Smith quant à sa conception de l'origine de la valeur économique en mode capitaliste de production, Karl Marx déploie le cadre général des "Conditions réelles du processus de circulation et de reproduction" du capital :
« Le processus direct de la production du capital, c'est son processus de travail et de valorisation. Il a pour résultat le produit-marchandise et pour motif déterminant la production de plus-value. » (Le Capital, Livre II, Troisième section, premiers mots de l'Introduction, in Œuvres, Économie II, Pléiade Gallimard 1968, page 727.)

Ici, comme très souvent chez Karl Marx, chaque mot est important. Par contraste avec ce que nous savons des positions idéologiques de départ de Thomas Piketty, il faut immédiatement souligner ces termes-ci : production, travail, valorisation (= processus de mise en valeur), produit, plus-value. En effet, dès qu'il est question de production en mode capitaliste de production (production que Thomas Piketty se garde bien d'aborder...), il s'agit de production de plus-value, c'est-à-dire d'une exploitation du travail (productif, au sens où il est producteur de plus-value) et d'une plus-value qui s'établit sur le fondement d'une valeur économique entièrement déterminée par la quantité de travail mise en œuvre dans le système de production.

Voilà donc ce que Thomas Piketty a décidé de balayer d'un revers de main, en faisant comme s'il était possible, après Karl Marx, de rester rivé à la moitié erronée du travail par ailleurs essentiel d'Adam Smith.

Suivant pas à pas le travail d'analyse d'Adam Smith, et notamment sa prise de position relativement au "découpage" de la valeur économique des biens produits en système capi-taliste, Karl Marx écrit (dans l’"Introduction" déjà citée) :
« Après avoir décomposé le prix de toutes les marchandises prises isolément aussi bien que le "prix total ou la valeur d'échange du produit annuel du sol et du travail de chaque pays" en ses trois sources de revenu des salariés, du capitaliste et du propriétaire foncier, c'est-à-dire le salaire, le profit et la rente foncière, il est cependant obligé d'introduire subrepticement un quatrième élément, le capital. » (Idem, page 731.)

Avant même de pousser plus loin, nous sommes conduits à constater qu'Adam Smith a suivi le chemin inverse de Thomas Piketty : le premier se voit contraint, par une nécessité dont nous ne savons pas encore quoi penser, d'ajouter le capital à l'endroit même où le second le soustrait pour prétendument développer la problématique du capital à partir d'une histoire des revenus...

La réinscription, par Adam Smith, du capital dans une analyse de la valeur économique produite, qu'il avait d'abord limitée à l'addition des différents revenus, se fait à travers la distinction qu'il nous présente ici entre le revenu brut et le revenu net :
« Le revenu brut de tous les habitants d'un grand pays comprend tout le produit annuel de leur sol et de leur travail ; le revenu net comprend la partie dont ils peuvent disposer après déduction des frais de conservation 1° de leur capital fixe, 2° de leur capital circulant ; ou la partie que, sans toucher à leur capital, ils peuvent réserver à leur consomma-tion immédiate ou dépenser pour leur entretien, leur confort, leurs distractions. » (Cité par Karl Marx, idem, page 731.)

Sans doute est-ce ici ce que Thomas Piketty souhaite retrouver dans le revenu national... Affaire du gâteau qu'on se partage. Il ne pourra donc qu'applaudir à la formule utilisée par Adam Smith immédiatement après la précédente citation, et à propos de ces mêmes habitants :
« Leur richesse véritable est en proportion non pas de leur revenu brut, mais de leur revenu net. » (Cité par Karl Marx, idem, page 731.)

Exit la question du capital. Voilà ce qu'on pourrait qualifier de réflexe de consommateurs... ou de petits-bourgeois.

Or, même réduite à son allure de gâteau, la marchandise ne peut faire totalement oublier qu'elle provient de la mise en œuvre d'un capital. Elle n'est pas un objet quelconque, tombé là par hasard. Elle s'inscrit dans un projet entrepreneurial, dirait-on aujourd'hui. Elle est le produit, et l'une des figures principales de l’"essence" du capital lui-même, justement.

Ainsi, réagissant à ces propos d'Adam Smith, Karl Marx écrit-il :
« Le capitaliste individuel, comme toute la classe capitaliste, autrement dit la "nation", reçoit, au lieu du capital consommé dans la production, un produit-marchandise dont la valeur - qui peut être représentée par les parties proportionnelles de ce produit - remplace, d'une part, la valeur-capital dépensée et forme donc un "revenu" (au sens littéral, dérivé de "revenir"), mais nota bene, un revenu du capital  ; d'autre part, des éléments de valeur qui "sont répartis entre les divers habitants du pays, soit comme salaire de leur travail, soit comme profit de leur capital, soit comme rente de leur bien foncier" - bref, ce qu'on appelle communément revenu. » (Karl Marx, idem, pages 731-732.)

S'en tenir à la façade "gâteau" (revenu simple), c'est perdre de vue la façade "revenu du capital"... Sans doute Thomas Piketty le sait-il très bien.

Michel J. Cuny


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