Quand Jacques Chirac sauva le Tour de France (à défaut de sauver la planète)

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 25 septembre 2020

« Un nom sera sur toutes les lèvres et un visage dans toutes les mémoires. » (Christian Prudhomme, le 15 octobre 2019 au Palais des Congrès de Paris).



L’ancien Président de la République Jacques Chirac est mort il y a un an, le 26 septembre 2019 à quelques semaines de ses 87 ans. Cet anniversaire a déjà été l’occasion de deux cérémonies au Palais-Bourbon le 23 septembre 2020 et la sortie d’un timbre-poste est prévue le 26 septembre 2020 à Paris et en Corrèze, représentant la figure de Jacques Chirac.

Parmi ces hommages, le 23 septembre 2020, en présence de sa fille Claude Chirac et (il me semble, mais je peux me tromper) de l’ancien Premier Ministre Alain Juppé, le Président de l’Assemblée Nationale Richard Ferrand a dévoilé une plaque de cuivre à son nom, apposée au siège n°99 de l’Hémicycle : « un hommage de la Représentation nationale à celui qui, devant l’Histoire, sut incarner l’essentiel de la France ».

Il a en particulier déclaré : « Jacques Chirac l’infatigable, Jacques Chirac l’insubmersible, Jacques Chirac qui par toutes ses fibres avait vécu à pleine vie et incarnait pour ainsi dire l’idée même de dynamisme et d’allant, Jacques Chirac nous avait quittés. Depuis plus d’un demi-siècle, il faisait partie de notre vie politique et, pour ainsi dire, la rythmait. Avec lui, nous avons connu la République à grandes enjambées, fonceuse, gourmande, sans complexes, qui virevoltait de coup de gueule en coup de théâtre, de dissolution en retournement électoral. Quelle santé ! Quelle vitalité ! Ce tourbillon de vitalité, pourtant, nous cachait sans doute un autre Chirac, plus secret, plus profond. Un Chirac travailleur, car on n’entre pas à l’ENA sans efforts, on n’est pas élu et réélu sans constance. Un Chirac curieux du monde, qui avait visité l’Amérique, qui aimait les cultures d’Asie et d’Océanie. Un Chirac lecteur de Camus et de Malraux, qui déployait tout son talent pour ne surtout pas mériter l’étiquette d’intellectuel. ».

Et Richard Ferrand a poursuivi ainsi : « Vous savez ce que prédisait Charles De Gaulle, "tout le monde a été, est ou sera gaulliste". Aujourd’hui, pour paraphraser le Général, je constate que tout le monde a été, est ou sera chiraquien. Par son dynamisme, son mouvement, sa stratégie de l’initiative qui donnait le tournis à ses alliés comme à ses adversaires, Jacques Chirac nous a longtemps étourdis de son activité. Nous comprenons mieux aujourd’hui, avec le recul du temps, ce qui constituait l’unité de l’homme et de sa pensée : un amour inépuisable de la France et des Français, un puissant ancrage humaniste qui faisait de lui un grand républicain. ». Provenant d’un ancien militant socialiste, ces mots touchants font évidemment plaisir à entendre à ceux qui, bien avant lui, avaient appris à apprécier Jacques Chirac au fil du temps.



Transportons-nous chez les cyclistes, puisque le Tour de France 2020, pour une fois, s’est terminé il y a quelques jours, le 20 septembre 2020. En l’honneur du Président Jacques Chirac et avec l’émotion de l’annonce récente de sa disparition, l’actuel directeur du Tour de France, Christian Prudhomme, avait confirmé le 15 octobre 2019, pour la douzième étape du Tour 2020 (la 107e édition), l’étape la plus longue (218 kilomètres), une arrivée à Sarran, chez les Chirac. Initialement prévue le 9 juillet 2020, puis reportée à cause de la crise du covid-19 au 10 septembre 2020, l’étape a commencé à Chauvigny, au sud de Poitiers, et s’est poursuivie jusqu’à Sarran, en Corrèze, avec un passage à Saint-Léonard-de-Noblat, la ville natale de Raymond Poulidor, lui aussi récemment décédé (le 13 novembre 2019), mais ce passage avait été décidé avant la disparition du cycliste le plus connu des Français.

Jacques Chirac aimait particulièrement les sportifs (même s’il a commis plusieurs boulettes sur leur nom) et, quoi que peu intéressé par le cyclisme, aussi bien en tant que président du conseil général de Corrèze, maire de Paris, Premier Ministre qu’en tant que Président de la République, il a eu de nombreuses occasions d’accueillir le Tour de France qui se termine généralement à Paris. Trois fois, le Tour de France est même passé par sa petite ville de Sarran : le 18 juillet 1998, le 25 juillet 2001 (arrivée) et le 10 septembre 2020 (arrivée). La première fois fut assez particulière.

Au-delà de la passion très partagée pour le Tour de France (nombreux furent les Présidents de la République à se passionner pour cette compétition sportive très populaire, en particulier Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron), Jacques Chirac a même "sauvé" le Tour de France en juillet 1998. La septième étape du Tour 1998, en effet, devait passer par chez lui le 18 juillet 1998 et tout avait été organisé pour que ce fût une grande fête. L’épouse du Président, Bernadette Chirac, également conseillère générale depuis près d’une vingtaine d’années à l’époque, avait organisé un grand dîner à la veille de l’étape, dans le château de Bity, propriété des Chirac.

Le calendrier ne pouvait d’ailleurs pas tomber mieux, puisque quelques jours auparavant, le 12 juillet 1998 au Stade de France, c’était la grande victoire de la France à la Coupe du monde de football. Nous étions en pleine cohabitation (la dernière à ce jour) entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, une cohabitation de même configuration qu’entre 1986 et 1988, puisqu’il s’agissait ensuite d’être départagé par l’élection présidentielle qui suivait (en 2002). Et les séquences d’amour du sport, du passage dans les vestiaires des footballeurs aux poignées de main aux cyclistes, entre autres, Jacques Chirac avait un peu d’avance en crédibilité et savoir-faire sur son ancien et futur concurrent à l’élection présidentielle.



Mais c’était sans compter sur l’affaire Festina et la découverte que de nombreux coureurs du Tour de France se dopaient régulièrement. Un scandale retentissant.

Cela a commencé le 8 juillet 1998 à la frontière franco-belge, peut-être sur dénonciation, par un contrôle routier très banal de Willy Voet, le soigneur de l’équipe Festina à laquelle appartenait le coureur "phare" Richard Virenque. En possession d’environ 500 flacons de substances dopantes dans sa voiture aux couleurs du Tour de France, Willy Voet a avoué, après trois jours de garde-à-vue, le 11 juillet 1998, que l’équipe avait organisé un dopage médicalisé de ses coureurs. Le directeur sportif de l’équipe Bruno Roussel et le médecin de l’équipe Éric Ryckaert ont été arrêtés par la police le 15 juillet 1998 à Cholet, puis mis en examen et écroués le 17 juillet 1998 pour « administration et incitation à l’usage de produits dopants ». Les personnes mises en cause ont commencé à parler et à indiquer un certain nombre de coureurs dont le très populaire Richard Virenque (qui a d’abord nié au contraire de ses coéquipiers).



Le grand public a alors découvert que tout un système concerté d’approvisionnement et de prescription de produits dopants existait pour cette équipe du Tour de France. Le directeur du Tour de France Jean-Marie Leblanc a donc décidé d’exclure de la compétition l’équipe Festina le jour même. Richard Virenque, qui refusait cette décision, a tenu une conférence de presse le matin du 18 juillet 1998, juste avant l’étape corrézienne. Inutile de dire que la réception des Chirac le soir du 17 juillet 1998 tombait alors assez mal. Elle avait été pourtant organisée de longue date, avec la venue de Richard Virenque le 22 juin 1998, reçu au château par la maîtresse des lieux, Bernadette Chirac.

Dans "Le Parisien" du 10 juillet 2020, Jean-Marie Leblanc, qui fut directeur du Tour de France de 1989 à 2006, a évoqué certains souvenirs : « J’étais invité depuis un mois mais je devais annoncer le lendemain matin l’exclusion des Festina et tout régler juridiquement et médiatiquement. J’étais débordé. ». Donc, il a annoncé qu’il ne viendrait pas au dîner mais Jacques Chirac ne l’a pas accepté. Avec l’insistance élyséenne, Jean-Marie Leblanc fut reçu au château de Bity le soir par Jacques Chirac et son futur ministre Jean-François Lamour, à l’époque son conseiller sport à l’Élysée : « Le chef de l’État, tout en resservant régulièrement du vin, m’a demandé un point sur la situation. ».

Et la situation était chaotique, le directeur du Tour de France n’était pas loin de tout arrêter car le scandale du dopage ne concernait pas seulement l’équipe Festina. En effet, après des perquisitions les 24 et 28 juillet 1998, la police a démantelé un système de dopage dans d’autres équipes : au final, cinq autres équipes ont abandonné la course le 29 juillet 1998 et une autre deux jours plus tard. L’affaire judiciaire s’est poursuivie jusqu’en mars 2002. Willy Voet a d’ailleurs expliqué le 8 juillet 2008 que le dopage était toujours d’actualité dans le cyclisme : « Quand on voit l’allure à laquelle roulent les coureurs, ça va aussi vite qu’avant, voire plus vite. Je ne vois pas comment les choses auraient pu changer. Gagner le Tour à l’eau claire, ça me paraît difficile. Mais pour moi, ce n’est pas grave. C’est toujours le meilleur qui gagne. » ("20 Minutes").



Ce 17 juillet 1998, Jean-Marie Leblanc a trouvé en Jacques Chirac la sérénité et la confiance pour faire face à cette dure épreuve de crédibilité du Tour de France. Le Président de la République lui a offert le gîte pour une courte nuit : « Le Président m’a lui-même montré ma chambre et après quelques heures de sommeil, je me suis levé aux aurores. Je me souviens encore du crissement des roues sur le gravier de la voiture qui vient me chercher pour m’amener au départ [de la 7e étape]. Les époux Chirac ont pris la peine de descendre en peignoir à l’entrée pour me saluer. ». Jacques Chirac a rejoint ensuite Jean-Marie Leblanc pour suivre l’épreuve du contre-la-montre dans sa voiture. Un peu lassés par cette épreuve, ils se sont arrêtés dans le bistrot d’un village pour boire une bière : « C’était un homme charmant, plein de spontanéité. ».

Jacques Chirac a-t-il vraiment sauvé le Tour de France ? Peut-être, ce qui est certain, c’est qu’il a redonné confiance à son directeur pour poursuivre la compétition et faire le ménage, ce qui était un travail d’Hercule. Cette manifestation de grande chaleur humaine, c’était courant chez Jacques Chirac qui, par humanité, "aimait les gens". Jamais il n’oubliait de contacter des plus ou moins proches qui étaient dans des situations difficiles, notamment malades.

Daniel Mangeas, speaker officiel (commentateur sportif) du Tour de France de 1976 à 2014, a expliqué l’an dernier : « Quand il était maire de Paris, après l’arrivée sur les Champs-Élysées, il félicitait les coureurs un à un après le podium protocolaire. Tous les héros du Tour avaient la poignée de main de Jacques Chirac et on sentait qu’il prenait beaucoup de plaisir à vivre ce moment. Je sais que ceux qui passaient la soirée avec lui sur le Tour de France en gardent un très bon souvenir, ils ont souvent partagé une Corona avec lui ! » (propos recueillis par Quentin Ballue pour CyclismActu le 30 septembre 2019).

Hélas, aujourd’hui, à cause d’un autre corona, les poignées de main n’auraient jamais pu être serrées…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 septembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :

"Tour de France reporté : scandale Festina, un repas gâché au château Chirac", article de David Charpentier publié dans "Le Parisien" du 10 juillet 2020.

Discours de Richard Ferrand en hommage à Jacques Chirac le 23 septembre 2020 au Palais-Bourbon (texte intégral).
Quand Jacques Chirac sauva le Tour de France…
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…et du pompidolisme.
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Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
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