Autorité politique et représentativité démocratique
par Sylvain Reboul
vendredi 31 mars 2006
La situation politique créée par le conflit autour du CPE marque une crise qui affecte l’ensemble des institutions et, par-delà celles-ci, la pensée et la pratique politique démocratique dans notre pays. Qu’est-ce qui est en cause ? Rien de moins que la question de la représentation politique elle-même, qui est pourtant le coeur de notre régime politique.
- D’un côté le Premier ministre maintient le CPE en arguant de la
légitimité du Parlement qui a voté la loi comprenant le CPE en tant
que simple amendement d’une loi sur l’égalité devant l’emploi, alors
qu’il instaure une inégalité au sein même du contrat de travail, et cela
sans avoir à le présenter au préalable au Conseil d’Etat, comme cela
aurait été le cas si cet amendement avait été une loi.
- D’un autre côté le Parlement issu d’un scrutin majoritaire
tripatouillé par le découpage électoral a été sommé de la voter sous
la menace, sans
avoir le droit de discuter de ce nouveau contrat de travail et de
présenter des amendements (procédure du 49-3).
- De plus le gouvernement n’a même pas, par ce subterfuge de
l’amendement, mais pas plus du reste en ce qui concerne la loi sur
l’égalité devant l’emploi , fait procéder à des consultations avec les
partenaires sociaux, alors que sa majorité avait voté une loi lui en
faisant obligation.
Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que la rue manifeste et exprime sa défiance quant à la représentativité d’un parlement vidé de sa fonction législative essentielle au profit de l’exécutif. Le gouvernement, par sa méthode qui relève d’un autoritarisme quasi-monarchique, voire despotique, prétend faire la loi tout seul en court-circuitant toutes les médiations sociales et en neutralisant le Parlement. Un tel coup de force est contraire à l’esprit, sinon à la lettre, de notre constitution. Même les députés de la majorité, devant les conséquences de cette attitude, se rendent comptent, mais un peu tard, qu’ils ont été piégés, et qu’ils ne jouent plus aucun rôle, hormis celui d’être des soldats aux ordres d’un gouvernement sourd et aveugle. Le Parlement et le gouvernement sont alors disqualifiés pour donner aux jeunes une leçon de démocratie, et leur légitimité est politiquement, sinon juridiquement, compromise.
Mais il convient d’aller plus loin dans l’analyse si l’on veut comprendre la crise et se demander ce qui, dans la vision de la politique de ceux qui nous gouvernent, peut justifier un tel comportement . Dominique de Villepin semble penser -et il le dit- que les citoyens français attendent que le gouvernement fasse acte d’autorité, seul moyen d’assurer les réformes dans le calme et la sécurité. Plus généralement, seule une attitude inflexible et sans compromis peut faire que les Français se sentent gouvernés, et donc unis par l’autorité incontestable de ceux qu’ils ont élus -et/ou qui ont été nommés par celui qu’ils ont élu. C’est le pouvoir du souverain, disait Hobbes, qui constitue le peuple et la citoyenneté des individus, sans ce pouvoir il n’y a que multitude divisée et individus naturellement portés à la violence généralisée et indifférenciée.
Or cette vision de la politique est justement incapable de transformer les individus en citoyens responsables dès lors que l’Etat, au plus haut niveau, se refuse à ouvrir les conditions du dialogue social entre les défenseurs des intérêts sociaux, nécessairement divergents, dont il confisque le droit à l’expression ; en cela, il se croit le seul détenteur d’un intérêt général ou mutuel, dont il peut décider sans aucune consultation ou , ce qui est pire, il prétend décider d’abord et discuter après la décision prise, lors de la phase d’application ; ce qui était encore possible dans une société dominée par de grands clivages unificateurs d’options alternatives cohérentes ne l’est plus dans une société pluraliste et individualiste complexe. Le pouvoir a besoin de légitimité ; or celle-ci ne se trouve plus seulement dans les urnes, non plus que dans une majorité qui serait ipso facto détentrice de l’inrérêt général tombé du ciel, et/ou dans l’autorité autoproclamée de professionnels de la politique omniscients, mais dans ce qu’il faut aujourd’hui appeler l’art de gouverner (gouvernance) pour tenter, non pas de faire disparaître les conflits, mais d’en sortir par des compromis mutuellement avantageux, de telle sorte que les acteurs soient convaincus d’avoir été entendus et respectés. Ce qui manque le plus au CPE , c’est le respect. Or celui-ci implique pour le moins l’obligation d’expliquer à un employé qu’on licencie pourquoi on le fait, obligation bafouée par le CPE. Cette dénégation de la simple politesse et de la responsabilité de l’employeur vis-à-vis de son employé est insupportable dans une société qui veut gérer le conflit dans le sens des intérêts mutuels et de la reconnaissance des droits de chacun.
Le CPE ne peut pas ne pas être ressenti, surtout par des jeunes qui en veulent (comme on dit), comme la reconnaissance d’un droit à l’irrespect par qui est en position de force et a un pouvoir et sa place au soleil, donc d’un droit à faire violence à qui on peut traiter avec un tel mépris, sans risque de sanction sociale, à savoir l’employé (terme qui veut dire littéralement : ployé sous une volonté étrangère), afin de lui apprendre, dès l’accès au premier emploi, à se soumettre sans condition.
En cela, non seulement la méthode suivie par le gouvernement
est anti-démocratique dans son esprit, sinon dans sa lettre, mais la
décision de ce pseudo-contrat (inégalitaire) s’affirme comme attentatoire aux droits
des individus, donc au fondement même d’une société libérale et
contractuelle, dans le seul but de faire
prévaloir une conception autoritariste du pouvoir traditionnel, en l’absence d’une tradition religieuse ou mythique suffisante pour la
légitimer, ce qui est dangereux pour la paix civile et ne peut aboutir qu’à son échec.
Quand le pouvoir en vient à pratiquer un tel autoritarisme, il fait
l’aveu de son manque d’autorité authentique, généré pas son incapacité
à discuter avec les citoyens et les corps intermédiaires qui les
représentent et à leur garantir le respect qu’il leur doit. Ce
comportement ne peut qu’attiser la violence des uns en riposte à celle
qui, au plus haut niveau, leur est faite. Cette révolte pourrait être
pour le gouvernement salutaire à court terme, mais ce salut serait
gros de risques politiques, à moyen terme, pour la démocratie.
Il est temps de rappeler à chacun qu’il n’est d’autre cause à la
révolte violente que l’humiliation subie, et que faire violence à la
jeunesse en la poussant à la violence, c’est condamner l’avenir.