Chronique de l’égalité des chances : suggestion à l’Education nationale

par Michel Herland
mardi 14 mars 2006

« La désublimation en cours porte dans ses flancs la désintégration européenne, nationale et personnelle », écrivait Régis Debray dans Le Monde du 28 novembre 2005.

Il opposait dans cet article « les anciens combats de l’espérance à l’actuelle désespérance des vandales », et il évoquait avec nostalgie « l’époque où le culte républicain, entretenu par l’école et le service militaire, puis le progressisme messianique du mouvement ouvrier faisaient lever des générations de militants ».

Il est vrai qu’il n’y a plus guère d’idéologie pour faire miroiter les lendemains qui chantent, et que les adultes d’aujourd’hui sont souvent convaincus au contraire que leurs enfants ou petits-enfants auront une vie plus rude que la leur. L’économie française, en effet, n’est pas au mieux de sa forme, et il n’est pas besoin d’être un analyste très fin des phénomènes sociaux pour percevoir la cohérence d’un ensemble de faits caractéristiques de notre époque. Dans le désordre : mondialisation ; communautarisme ; intégrisme  ; chômage de masse ; baisse de la pratique religieuse, de la syndicalisation, du respect dû aux enseignants et à l’institution scolaire en général ; sentiment d’impunité chez nombre de délinquants, à tous les échelons de la société ; conviction largement partagée que l’usage de la violence (sous toutes ses formes : brûler des voitures mais aussi bien déclencher un arrêt de travail sans préavis, priver les banlieusards de leurs moyens de transport, bloquer des routes, etc.) est indispensable pour qui veut se faire entendre des puissants ; défense jusqu’au-boutiste des avantages acquis ; égoïsme corporatif ; revenus exorbitants des plus privilégiés ; sacralisation de l’économie de marché, des grands médias audiovisuels ; incapacité enfin de mettre en œuvre des réformes structurelles pourtant jugées indispensables par les élites et les gouvernants...

La société française est en crise, et la perte des valeurs et du sens fait partie du constat. Est-ce l’élément déterminant ? Si c’est le cas, cela devra orienter le choix des remèdes. Il s’agira d’opposer un contre-feu à tous les facteurs qui favorisent l’individualisme, la marchandise, bref l’atomisation sociale. On voit que si le nœud du problème français se situe vraiment là, on ne le dénouera pas facilement. Car l’individualisme et tout ce qui en découle font partie de la modernité. Et qui pourrait inverser le sens de l’histoire ?

Mieux vaut donc se tourner vers une autre explication. Qu’est-ce qu’une société bien ordonnée ? Simplement la réunion d’individus qui ont le désir de vivre ensemble et qui se donnent les règles communes qui leur permettront de parvenir à cet objectif. Par exemple, on ne peut pas circuler aisément ensemble sur un même réseau routier sans que soit imposé à tous un code de la route. Pour le reste, c’est-à-dire au-delà du respect de ces règles minimales, chacun vit sa vie : actif ou oisif, riche ou pauvre, célèbre ou anonyme, croyant ou athée, altruiste ou égoïste... Néanmoins, les différences sociales admissibles ne sont pas sans limites, car les inégalités trop flagrantes détruisent la cohésion nationale. C’est pourquoi des mécanismes redistributifs sont mis en place, d’autant plus généreux que la société dans son ensemble est plus prospère. L’Etat est chargé de ces fonctions de réglementation et de redistribution. Ensuite, mais cela seulement dans la mesure du possible, il doit mener une politique de prospérité économique. Il faut admettre ici en effet que la France n’est pas un isolat, que son économie est étroitement dépendante de ce qui se passe ailleurs en Europe et dans le reste du monde, et que la montée en puissance des pays émergents a inévitablement des répercussions sur notre niveau de vie.

On peut alors revenir aux violences des banlieues et à leurs causes. Pourquoi cette " désespérance ", pour parler comme R. Debray  ? Il y a des habitants dans ce pays qui se considèrent comme des victimes. L’école ne leur convient pas, et lorsqu’ils l’ont quittée, ils ne conviennent pas au marché du travail. On conçoit que la prise de conscience d’une telle situation soit à l’origine d’une panique intérieure et d’un sentiment de révolte débouchant sur des réactions violentes, en particulier chez des jeunes par définition moins " raisonnables " que leurs aînés. Il n’est pas nécessaire de chercher des causes plus profondes à la violence (même si elles contribuent à l’expliquer). La situation que l’on vient de caractériser trouve en effet son origine dans un certain nombre d’erreurs auxquelles il faut d’abord remédier. On peut incriminer la politique d’immigration, la politique de l’emploi et la politique éducative. Quant à l’immigration, il n’y a rien d’autre à faire que d’instaurer un moratoire sur l’immigration extra-européenne tant que le chômage ne sera pas maîtrisé. Par contre, quelque chose peut être certainement entrepris du côté de l’emploi, puisque d’autres pays pas très différents de la France font mieux qu’elle : les réformes actuelles pour renforcer la flexibilité du marché du travail méritent d’être mises à l’épreuve  ; de même que des mesures de discrimination positive. Reste enfin l’école. Ici l’Etat demeure entièrement maître du jeu, puisqu’il contrôle aussi bien le secteur public que le secteur dit privé (qu’il finance presque intégralement). En outre, dans ce domaine, l’équation est simple, l’enseignement obligatoire n’ayant que deux finalités : d’une part, donner aux futurs citoyens du pays les connaissances nécessaires pour vivre ensemble (être capable de se gouverner soi-même, de participer aux décisions collectives et d’acquérir une qualification utile aux autres) ; d’autre part, instaurer l’égalité des chances (faire que les trajectoires personnelles ne soient pas prédéterminées par l’origine sociale).

Sur les deux points, notre système éducatif est notoirement en faillite. De plus en plus les parents sont obligés de trouver des substituts à l’école. Autant dire que les enfants des familles défavorisées n’ont aucune chance, ou plutôt que seuls les plus doués s’en sortiront. Un élément de la solution consisterait à mettre les élèves issus de ces familles au contact des meilleurs enseignants ; en passant, pour ces derniers, d’une obligation de moyens à une obligation de résultats, quitte à faire sauter le carcan d’un emploi du temps qui consacre le tiers de l’année... aux vacances (beaucoup plus dans les lycées, en raison du sacro-saint baccalauréat) ; et en concentrant les programmes de l’école élémentaire sur le fameux " socle des connaissances " tant que les compétences de base en lecture, écriture et calcul ne sont pas acquises. On ne peut pas forcer les meilleurs maîtres à rejoindre les écoles et collèges des banlieues défavorisées ; cela n’ira pas sans une incitation financière. Mais les moyens sont faciles à trouver : a-t-on vraiment encore besoin d’une force de dissuasion nucléaire, d’une diplomatie de grande puissance, d’une fonction publique aux effectifs sans cesse croissants (malgré les décisions contraires), etc. ?

Puissent nos gouvernants trouver plus souvent le courage d’affronter les questions difficiles (comme ils l’ont fait récemment pour la sécurité routière ou pour les retraites). On ne fait, on ne devrait pas faire de la politique pour conserver le pouvoir mais pour s’en servir... En assumant le risque de l’impopularité, puisqu’il n’y a guère de réforme - aussi légitime soit-elle - qui ne pénalise une part des électeurs

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