L’impôt linguistique au service de nos banlieues

par Henri Masson
samedi 26 novembre 2005

Nous ne travaillons peut-être pas pour le roi de Prusse, mais nous, et les autres pays européens, et même la totalité des États non anglophones du monde, payons un impôt linguistique colossal à la reine d’Angleterre.

Certains médias britanniques se sont bien moqués de la France quand le feu gagnait ses banlieues. Même CNN y allait de son commentaire en situant, sur la carte, Toulouse quelque part en Suisse, Cannes du côté de Sète, Lyon vers Limoges, etc.

En 1987, donc bien avant l’adhésion du Royaume-Uni au Marché Commun, un directeur du British Council avait pu dire que l’anglais était plus profitable à la Grande-Bretagne que le pétrole de la Mer du Nord. L’argent de cet impôt linguistique versé au bénéfice de la Grande-Bretagne nous aurait été fort utile pour résoudre la crise des banlieues.

Le Rapport Thélot du 12 octobre 2004 proclamait un objectif parfaitement louable en soi : "Vers la réussite de tous les élèves". Mais il invitait, entre autres, à mettre le bras plutôt que le doigt dans l’engrenage du tout-à-l’anglais. La "réussite de tous les élèves" n’a pas perdu de temps pour se manifester dans les banlieues. Pendant que nous formons, à grands frais, une multitude de bredouilleurs de l’anglais, nous n’avons pas les moyens financiers de payer un enseignement professionnel convenable ni de procurer un emploi à une grande partie de la jeunesse pour qui la première langue réellement nécessaire est le français.

Un autre rapport a été publié au mois d’octobre 2005, sous la signature de François Grin, professeur d’économie à l’École de traduction et d’interprétation (ETI) de l’Université de Genève, directeur-adjoint du Service de la recherche en éducation (SRED) du Département genevois de l’instruction publique. Ce rapport avait été annoncé quelques mois plus tôt, entre autres par Le Figaro et Le Temps (Suisse). C’est sur demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école (HCee) que ce rapport a été rédigé sous le titre : “L’enseignement des langues étrangères comme politique publique“. Ce rapport Grin de 127 pages est téléchargeable en PDF.

L’auteur a tenté de chiffrer ce qui apparaît vraisemblablement pour la première fois dans un rapport officiel : ”Les transferts nets dont bénéficient les pays anglophones du fait de la présénce de l’anglais, et les économies qui seraient réalisées en cas de passage à un autre scénario.“ (p. 6)


Il apparaît en effet que :

1) le Royaume-Uni gagne, à titre net, au minimum 10 milliards d’euros par année du fait de la domination actuelle de l’anglais
2) si l’on tient compte de l’effet multiplicateur de certaines composantes de cette somme, ainsi que du rendement des fonds que les pays anglophones peuvent, du fait de la position privilégiée de leur langue, investir ailleurs, ce total est de 17 à 18 milliards d’euros par année
3) ce chiffre serait certainement plus élevé si l’hégémonie de cette langue venait à être renforcée par une priorité que lui concéderaient d’autres États, notamment dans le cadre de leurs politiques éducatives respectives
4) ce chiffre ne tient pas compte de différents effets symboliques (comme l’avantage dont jouissent les locuteurs natifs de la langue hégémonique dans toute situation de négociation ou de conflit se déroulant dans leur langue) ; cependant, ces effets symboliques ont sans doute aussi des répercussions matérielles et financières
(p. 7)

Le professeur François Grin propose trois scénarios :
le « tout-à-l’anglais » (scénario 1)
le « plurilinguisme » (scénario 2)
« l’espéranto » (scénario 3)


Or, il règne un silence fort curieux sur ce rapport parmi les autorités de l’Éducation nationale et des médias, alors que le rapport Thélot avait eu un certain écho médiatique.

Deux tabous apparaissent d’un seul coup autour de ce rapport Grin à propos :

1. de la remise en question de l’anglais
2. du rôle possible de l’espéranto dans la solution des problèmes de communication linguistique.

Pourtant, selon l’auteur de ce rapport :

"On voit mal au nom de quelle logique 23 des 25 États membres devraient continuer à accorder aux deux autres un cadeau qui leur coûte, rien qu’au niveau du système éducatif, la bagatelle de 26,7 milliards d’euros chaque année, d’autant plus que cet effort massif laisse la majorité des citoyens européens en situation d’infériorité. Devant un intérêt si évidemment convergent, et qui plus est parfaitement compatible avec les exigences de la justice sociale, la sagesse devrait donc amener les États à s’entendre pour une mise en place progressive et coordonnée du scénario 3. Naturellement, cette coordination entre États ne doit pas porter que sur la politique éducative ; elle doit aussi se préoccuper de la diffusion d’information et de l’évolution des mentalités."

Diffusion d’information, évolution des mentalités, ne s’agit-il pas là de domaines où, d’une certaine façon, AgoraVox est en mesure d’apporter sa contribution, au moment où les médias traditionnels ont du mal à se faire à l’idée que le monde change ?


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