Le CPE, l’école et le droit au travail

par Frangione Raphaël
mardi 18 avril 2006

« Les économies les plus compétitives seront celles qui produiront le plus d’informations et de connaissances » A.Schleicher,2006.

Les intenses mobilisations anti-CPE de ces dernières semaines en France ont prouvé que l’avenir des jeunes est la grande priorité des Français. Des millions de jeunes sont descendus dans la rue pour protester contre ce dispositif, qui ne contribue pas à réaliser la justice sociale, car facteur d’inégalités et d’exclusions . D’où un sentiment d’amertume et de déception largement répandu auprès les jeunes et de leurs familles, qui a fait évoluer la protestation en un vaste mouvement social bien structuré et déterminé. La présence en fait des parents d’élèves, des salariés et des syndicalistes dans les manifestations témoigne de la solidarité envers cette génération qui ne demande qu’à prendre la vie en main.

Mais qui sont ces « nouveaux » jeunes qui ont redécouvert le goût de la participation et qui se retrouvent solidaires et cohérents devant les facultés occupées, à manifester contre la loi du CPE et pour l’égalité des chances ? Quel modèle de société rêvent-ils ? Quel système scolaire veulent-ils ?

Il ne s’agit pas, bien sûr, de dresser un portrait du « nouveau » lycéen ou étudiant, mais de porter l’attention sur une situation très difficile qui risquait de déborder dans la confusion et dans la révolte à outrance.

Après des contestations, parfois assez violentes, l’Assemblée nationale a adopté, à la place de la loi du CPE, une autre proposition de loi qui s’articulerait en quatre mesures. De toute évidence, la suppression du CPE est saluée avec satisfaction par le mouvement anti-CPE qui s’est battu sans relâche contre la précarité, même s’il reste à connaître le contenu de la nouvelle proposition de loi. Cela n’empêche pas, pourtant, de dire que derrière l’affaire du CPE émerge une inquiétude générale. En famille comme à l’école et dans les entreprises, les jeunes ont le sentiment qu’ils ne sont pas écoutés, et que dans le monde du travail ils sont destinés au chômage et à la précarité à jamais. Le sociologue Louis Chauvel dans Ouest-France du 27 mars 2006 a bien interprété ce large malaise, disant que « la génération actuelle se retrouve orpheline de tout ».

La réalité, c’est que nous sommes en présence d’une grave crise qui concerne la vie collective et relationnelle. Aujourd’hui, plus que jamais, les jeunes n’ont pas une idée commune avec leurs parents, pas une idée commune avec l’école et surtout pas une idée commune avec les institutions qui apparaissent fragiles et inadéquates pour faire face aux nouveaux besoins qui partent du monde juvénile. D’où une difficile « fracture sociale » à resouder pour sortir au plus tôt possible d’une « situation de blocage », de peurs et d’inquiétudes qui datent (1) du non des Français au référendum sur la Constitution européenne (29 mai 2005).

Ce que l’affaire CPE a montré d’une manière limpide, c’est l’absence de dialogue social entre les mondes de la politique, de l’économie, de l’éducation, des milieux étudiants et lycéens. « Ils ne parlent pas le même langage, ignorent qui sont réellement les autres et comment ils fonctionnent », a écrit dans son éditorial ( Ouest-France du 5 avril 2006) Jean-Yves Boulic. Cette difficulté à dialoguer, à s’écouter, porte essentiellement sur un sentiment de méfiance des jeunes envers tout ce qui vient de la classe politique. Un décollement entre les institutions et le pays réel qui risque de s’aggraver dans quelques mois , quand il faudra prendre des décisions importantes sur l’immigration, sur l’école, sur les services, sur la justice.

Dans le malaise des jeunes, une grande responsabilité pèse sur l’école et sur le système scolaire dans son ensemble. Si bon nombre de spécialistes affirment que l’ascenseur social en France est en panne parce que le système formatif est inégal au départ, peu fiable dans son parcours, pour aboutir à l’âge adulte à un échec professionnel, il en ressort que l’on reconnaît à l’éducation un rôle incisif et décisif dans la vie des sujets. Pour Philippe Meirieu, auteur de Lettre à un jeune professeur, ce serait une grave erreur d’adopter des mesures qui vident les parcours scolaires de compétences cognitives et non cognitives, nécessaires pour faire face plus aisément au monde du travail et aux perspectives d’emploi. Paradoxalement, il faudrait agir non pas sur le contrat de travail mais sur la formation, consacrer tous les efforts possibles pour éviter que 160 000 jeunes ne sortent du système éducatif sans une qualification minimale.

Philippe Meirieu, dans son article paru dans Le Monde du 27 mars 2006, met justement en relation le sentiment d’amertume et de découragement des jeunes avec la crise de l’école et de l’enseignement techno-professionnel, à son avis « très conceptualisé ». Pour le didacticien français qu’il est, la mesure adoptée récemment sur l’apprentissage à 14 ans est « démagogique », car elle fait croire aux jeunes qu’ils trouveront un emploi en renonçant à l’éducation. Plutôt que de créer des illusions, il vaudrait mieux mettre la main à rééquilibrer les disciplines et « à reconcilier certains élèves avec l’école par la culture, l’expérimentation, le sport ». Sur ce point, une question se pose, de rigueur : est-ce qu’il est juste d’investir beaucoup de ressources dans l’instruction et dans la formation ? La réponse ne peut qu’être positive, mais si nous analysons mieux les politiques scolaires de la France, dès 1980, caractérisées par une élévation du niveau de qualification, jusqu’à la logique du « tout diplôme », nous nous apercevrons que la course effrenée aux diplômes n’a apporté que peu de bénéfices individuels et collectifs. Au-delà de la polémique, s’il est bon avoir « une tête bien pleine » ou « une tête bien faite », de rabelaisienne mémoire, nous pensons que « l’éducation et la recherche sont facteurs de croissance dans tous les pays » (Ph. Aghion et E. Cohen,2006).

F. Dubet soutient que la massification de l’école, saluée il y a quelques années comme bienfaisante, n’est pas à même d’améliorer la condition juvénile. Elle s’avère, en revanche, une « incroyable hypocrisie » (Ouest-France du 27 mars 2006). Thèse qu’il reprend dans son nouveau travail intitulé Injustices, l’expérience des inégalités au travail (Ed. du Seuil, 2006). Pour lui, la massification du système scolaire a beaucoup pesé non seulement sur la qualité de la formation mais surtout sur l’intégration dans l’emploi. De surcroît, on sait bien que le diplôme, comme le dit Tristan Poullaouec, est « l’arme des plus faibles »(2) car sa valeur est différente selon qu’il est délivré dans une filière ou une autre, que l’établissement est situé en banlieue ou au centre-ville, que les diplômés connaissent les TIC ou ne savent pas tirer profit des NTIC. De plus, ceux qui bénéficient de l’acquis culturel ne sont pas nécessairement les meilleurs élèves qui accèdent aux meilleurs postes.

Résultat ? Le système scolaire français, se caractérisant encore par une rigueur et une rigidité des parcours pédagogiques mal adaptées à la flexibilité et aux rythmes de changement du monde du travail. Nous sommes convaincus qu’il faut « améliorer l’école » (3), modifier les programmes scolaires ainsi qu’ajouter des disciplines plus proches du monde du travail comme l’économie, le droit, dans les lycées, plus ciblées sur les réels besoins et attitudes des élèves et particulièrement de ceux qui proviennent des milieux défavorisés.

Nous croyons encore que l’école peut jouer une fonction centrale dans la vie de chacun. Le président J. Chirac, lui-même, lors de son intervention télévisée sur la crise du CPE, a insisté sur la formation générale des jeunes, condition essentielle qui leur permet d’accéder à un premier emploi . « L’Université doit rester un lieu d’excellence et la voie d’une vraie réussite sociale », a conclu M. Chirac, mettant l’accent sur la nécessité d’ouvrir un large débat sur les liens entre l’école et l’emploi afin de faciliter « l’insertion professionnelle des jeunes ».

Certes, il reste beaucoup à faire en matière d’éducation et de formation, mais pour réduire le gros retard en France ainsi qu’en Espagne, en Allemagne et en Italie, il faut multiplier les investissements dans l’école . Les nouveaux défis des années 2000 s’avèrent particulièrement complexes et difficiles. Car ce qui est en jeu, c’est la crédibilité du modèle social français, c’est l’idée même de société.

Prof. Raphaël Frangione


Notes :

1) Quelqu’un a voulu voir une affiliation entre le mouvement des banlieues de l’automne et les révoltes étudiantes et lycéennes contre le CPE. Pour F. Dubet, seul un sentiment d’angoisse et de peur de l’avenir rapproche ces deux réalités. « Ces deux mondes se méfient l’un de l’autre »(Le Monde du 18 mars 2006), « ... il y a une grande distance et une grande tension entre ces deux mondes très différents »(Télérama du 29 mars 2006). On ne peut suggérer non plus un rapport de parenté avec le mouvement de Mai 68, qualifié par le sociologue et spécialiste du monde du travail de « romantique ». « En 1968 on avait confiance dans la liberté, la croissance et l’optimisme, en 2006 c’est la défiance envers le progrès, c’est la peur, la crainte de l’exclusion », écrit-il dans Télérama N°2933. 2) Libération du 6 mars 2006. 3) Lire à ce sujet l’intéressant livre de D. Muret et de G. Chapelle intitulé Améliorer l’école, Ed. PUF, Paris, 2006.


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