Libre concurrence : ange, ou démon ?
par BarryAllen
mardi 2 mai 2006
Glorifié par les uns, brocardé par les autres, le concept de libre concurrence continue de diviser. A travers le prisme de l’opinion publique, il semble difficile de mettre en évidence ses véritables effets sur le fonctionnement de la société et de l’économie. Pourtant, le principe en lui-même, et ses implications au niveau des modèles économiques sont claires, et positives (baisse des prix, amélioration de la qualité des services, innovation, etc.). Malgré cela, la réalité dresse un tableau beaucoup moins idéal dans le cas général. La libre concurrence est-elle finalement un méfait, ou bien est-ce la manière de la mettre en œuvre qui est en cause ?
Le champ d’application du principe de libre concurrence n’a eu de cesse de s’étendre au cours du XXe siècle. Découlant de l’étude des modèles économiques, ce principe doit faire en sorte que le fonctionnement de l’économie de marché favorise l’équilibre de l’offre et de la demande, la baisse des prix, une meilleure qualité des services et des produits, ainsi que l’innovation.
Nul ne peut contredire que la réalité est tout autre, dans le cas général. Nombreux sont les domaines où il est clair que ces objectifs ne sont pas tous atteints. Pour corroborer cette affirmation, je reviendrai plus loin dans l’article sur divers exemples.
Quel est donc le problème ? Le modèle économique de la libre concurrence est-il faux ? Il est vrai que ce ne serait pas le premier modèle imaginé par l’homme à s’écrouler à l’épreuve de la réalité, mais avant de le remettre en cause, je pense qu’il faut se demander si nous n’aurions pas oublié quelque chose.
En effet, bien souvent, quand un raisonnement ne résiste pas à l’expérimentation, c’est qu’on a pris quelque chose pour acquis, qui dans la pratique ne l’est pas. En l’occurrence, il y a quelque chose d’implicite dans le terme concurrence, c’est l’existence d’un critère qui sert à comparer les différents compétiteurs.
Et c’est là, à mon sens, que se situe le problème. La libre concurrence est en effet à l’heure actuelle appliquée dans le cadre du capitalisme, et c’est ce dernier qui définit le critère de comparaison, lequel peut se résumer alors peu ou prou en ces termes : « La meilleure entreprise est celle qui génèrera le plus de dividendes à ses actionnaires, le plus vite possible ». D’aucuns pourront trouver cette définition caricaturale, mais même si elle ne s’applique pas à l’intégralité des entreprises, son champ reste suffisant pour justifier mon argumentation.
Prenons quelques exemples précis, maintenant. Commençons par un marché qui doit être familier à l’ensemble des lecteurs d’AgoraVox, et déjà amplement évoqué dans les colonnes du site, celui des FAI. Si on peut reconnaître à ce marché l’accomplissement d’un des objectifs, la baisse des prix, il en est tout autrement en ce qui concerne la qualité des services, et la satisfaction du client. On peut parler des sites qui fleurissent un peu partout sur le Web pour exprimer les mécontentements des utilisateurs. On peut aussi parler des hotlines. Même si des décisions sont prises en ce moment à ce sujet, elles ont servi bien longtemps de revenu complémentaire (principal ?) aux FAI, et permettent d’illustrer parfaitement mon propos. En effet, lorsqu’on vous facture le temps d’attente à une hotline, et que le critère d’excellence d’une entreprise est la génération de profits, préfèrera-t-on, chez un FAI, augmenter ou diminuer le nombre d’interlocuteurs disponibles ? Je pense que vous avez la réponse.
Une autre industrie, au cœur de l’actualité des internautes, à l’aune des débats sur la loi DADVSI, est celle de la musique. Pour mon propos, je généraliserai même à l’ensemble de l’industrie fabriquant des produits du même genre, c’est-à-dire les éditeurs de jeux vidéo (que je connais bien), de films et spectacles en DVD, et assimilés. Nous sommes en présence d’une industrie où la libre concurrence n’a clairement pas favorisé la baisse des prix. La situation incite même à s’interroger sur la légitimité de parler de libre concurrence. Peut-on considérer que deux sociétés produisant des disques de deux artistes différents se font réellement concurrence ? Ce serait dévoyer totalement le caractère artistique de la musique que de penser qu’on va acheter le disque d’un artiste plutôt que celui d’un autre à cause d’un moindre prix, les deux productions fussent-elles d’un style similaire.
De plus, nous sommes en présence d’industries qui peuvent réaliser le paradoxe d’augmenter leurs bénéfices en réduisant le prix de vente à l’unité. En effet, il est évident que ce genre de consommation est régi pour le consommateur par un budget annuel, qui ne changerait guère en cas de baisse du prix de vente, si ce n’est à la hausse (!), puisque, dans ce cadre, un fort prix de vente ne peut qu’être un frein psychologique au dépassement du budget prévu ou simplement à l’achat pour les plus modestes. Les mêmes sont d’ailleurs en train de rater la même aubaine, de la même manière, dans le cadre de la vente en ligne, où le prix de revient à l’unité est très nettement inférieur, surtout une fois le produit rentabilisé. Là encore, la libre concurrence est impuissante, sans doute à cause d’une frilosité des actionnaires, qui répugnent à subir le contrecoup d’une hypothétique période d’acclimatation des consommateurs à la baisse de prix.
On pourrait encore citer d’autres exemples, comme le marché de l’énergie, pour lequel le faible coût du pétrole freine considérablement la recherche sur les énergies de remplacement, et comme le marché agro-alimentaire, dans lequel des firmes veulent s’approprier des brevets sur des semences artificiellement créées, pour engranger plus d’argent, sans que cela n’apporte le moindre avantage au consommateur (plutôt des inconvénients, notamment au niveau de la santé).
Alors, que faire ? Il est urgent de modifier les règles du jeu, et notamment d’abolir l’idée qu’une entreprise qui s’enrichit au détriment de ses clients est une entreprise bien gérée. Car la recherche du profit maximal à court terme ne peut conduire qu’à cela, de manière on ne peut plus mécanique. En effet, la maximisation directe des profits s’obtient en augmentant la marge entre le prix de revient et le prix de vente, par conséquent en diminuant la qualité du service rendu et en augmentant le prix jusqu’à la limite du raisonnable (remarquons aussi que la limitation du prix de revient entraîne la recherche de la limitation de la masse salariale, ce qui a des implications directes sur la société). La concurrence sur les prix ne s’exerce pas, car les autres entreprises du secteur, recherchant aussi le profit, maintiennent de facto le statu quo.
Pour changer les choses, il s’agit surtout de rappeler les objectifs de la libre concurrence, et donc de préciser plus clairement quels devraient être les critères de sélection des entreprises, et de déterminer ce qu’il faut faire en pratique pour qu’ils s’appliquent.
Si l’amélioration de la qualité du service au client doit être un des objectifs du système, cette variable doit devenir un critère de sélection suffisamment fort pour inciter les entreprises à en tenir compte. Faciliter et favoriser les recours légaux des consommateurs contre les abus des entreprises peut être un moyen d’y parvenir. Afin d’être en mesure d’influer sur une entreprise qui emploie des méthodes limites (pour ne pas dire plus) vis-à-vis de sa clientèle, il faut en tous cas modifier le rapport de force pour que le consommateur puisse avoir une possibilité de recours significative (susceptible d’influer sur la politique de l’entreprise).
Les hommes politiques ont pris l’habitude de considérer l’économie de marché comme un acquis (en cela, ils n’ont a priori pas tort) sur lequel ils ne peuvent ni ne doivent influer. Ce faisant, ils nient leur seule (mais déterminante) responsabilité dans ce système. C’est à eux de fixer les règles du jeu économique, pour que son résultat serve de manière optimale l’intérêt de la société. Bien sûr, cela nécessite une indépendance intellectuelle vis-à-vis des entreprises et des lobbies, en plus d’une énorme volonté. Mais c’est la seule manière de remettre l’humain au cœur du système.