Misère intellectuelle de la biologie contemporaine et avenir de la philosophie du vivant

par Bernard Dugué
mercredi 14 juin 2006

Peut-on évoquer une logique du vivant, ou du moins une rationalité des intentions moléculaires dans leur finalité qui est l’assemblage pour réaliser diverses fonctions, reproduction, déplacement, connexions, échanges d’informations ? Peut-on dire que « machines informatiques » = « vie artificielle », et que d’un point de vue superficiel, les technologies de l’information sont analogues aux techniques effectuées par le vivant ? Ces questions ne viendront sans doute pas à l’esprit du scientifique ordinaire pris dans son activité de recherche routinière. Par contre, le philosophe, dont le propre est la curiosité et l’étonnement, se posera certainement ces questions, et bien d’autres, dont la plus fulgurante est celle-ci : qu’est-ce que la vie ?

Et d’abord, comment nos ancêtres ont-ils pensé la vie  ?

Pour avoir quelques éléments de réponse, on se penchera sur un ouvrage aussi roboratif que passionnant, Histoire de la notion de vie, écrit par André Pichot et paru chez Gallimard. Y sont exposées, avec force citations, les conceptions du vivant imaginées par les plus grands savants en la matière. Seules quelques figures se croisent dans ce Panthéon des biologistes. Deux anciens, Aristote, Galien ; ensuite Descartes ; puis trois modernes, Lamarck, Darwin et Claude Bernard. On est donc surpris de ne voir aucun scientifique du XXe siècle, alors que le progrès de la biologie a été considérable et que de grandes découvertes ont été faites ; notamment, celle de l’ADN, en plein milieu de ce siècle. Ce qui paraît être un paradoxe a pourtant deux explications que les spécialistes ignorent le plus souvent. Premièrement, les grandes pensées du vivant marquent des ruptures épistémologiques à une époque où un savant pouvait se permettre d’innover et de consacrer une partie de sa vie à méditer sur ce qu’est la vie. Deuxièmement, il serait inexact de croire que la biologie comprend la vie comme au XIXe siècle ; bien au contraire. Néanmoins, si notre époque ne compte aucun grand théoricien du vivant, et on se demande pourquoi, les contributeurs à la biologie sont nombreux, chacun apportant quelque notion ou concept original, le plus souvent tiré de sa discipline. La spécialisation nuit à la vision d’ensemble, mais sans détails sur les processus du vivant, il n’est pas de conception accordée aux résultats empiriques, et donc, si pensée de la vie il y a, celle-ci risque de n’être qu’une fantasmagorie littéraire ou métaphysique.

Une énigme persiste. Pourquoi Pichot n’a-t-il pas prévu, dans son histoire de la notion de vie, au moins un chapitre supplémentaire sur les avancées actuelles ? Ce ne sont pas les Edelmann, Eccles, Kimura, Dawkins, Chaline, Altan, Varela, Thom, Prigogine... qui manquent. La solution de cette énigme se trouve page 937 dans la trop courte conclusion. L’auteur cite une phrase de Claude Bernard sur la biologie ; celle-ci doit être une science expérimentale et n’aurait nullement à se préoccuper de définir la vie, tâche qui relèverait d’une nécessité des sciences de l’esprit, mais pas des sciences expérimentales.

Pour ma part, je ne pense pas qu’un scientifique, même de cette importance, puisse avoir barré les prétentions d’une théorie, voire d’une philosophie de la vie. D’autant plus que la science se fait en Amérique autant qu’en Asie, et que pour des raisons culturelles, le précepte de Claude Bernard s’avère bien fragile. Il faut chercher ailleurs, sans doute du côté de la spécialisation des pratiques scientifiques, de l’inutilité d’une pensée de la vie à notre époque où, pour tout scientifique, est utile ce qui fait avancer sa carrière. Par ailleurs, l’hégémonie du paradigme mécaniste a aussi joué un rôle, s’ajoutant aux découvertes biochimiques et génétiques qui le renforcent. Pichot est inspiré en reprenant le verdict de Canguilhem, selon lequel la biologie moderne ignore la notion de vie, et de plus, progresse en s’effectuant à côté d’une pensée du vivant. Imagine-t-on une sociologie ou une anthropologie ignorant ce qu’est une société ? Non, mais une biologie ignorant ce qu’est la vie ne pose aucun problème aux scientifiques qui se contentent de lorgner sur quelques réflexions approximatives de leurs pairs, en adoptant le paradigme mécaniste actuel, dont la base est la génétique. Selon l’épistémologue Evelyn Fox Keller, cette vision, moléculariste à l’excès, a fait son temps. Les théoriciens des universités américaines se préparent à exposer leurs nouveaux outils conceptuels qu’ils placent sous l’égide de la biologie intégrative. Voilà une décision sage, même si on peut croire qu’on a affaire à une réactualisation de la pensée systémique des années 1970 avec, à la clé, l’impasse métabiologique sur les fondements et l’essence de la vie complexe.

Au fait, quel intérêt à expliquer ou à comprendre la vie ? Après tout, celle-ci est faite de mécanismes, et même si elle ne se réduit pas à cette conception, cette dernière est suffisamment opératoire pour qu’on s’en satisfasse, jaugeant les possibilités de bricoler et d’améliorer le vivant. Kant différenciait dans le champ épistémologique le phénomène de la chose en soi, inconnaissable. En transposant cette distinction, on pourrait très bien convenir qu’il existe une vie mécanique, accessible aux opérations et autres technologies, et une vie en soi, échappant aux techniques, et qu’il faut par conséquent laisser de côté. Et ceci doublement. La vie en soi ne présente aucun intérêt, non seulement parce qu’elle n’entre pas dans la sphère de l’utilitaire, mais aussi parce qu’étrangère à toute opération, sa théorisation sort du domaine scientifique tel qu’il est défini par Popper, avec son critère de testabilité. Faut-il alors laisser tomber ce qui prend les contours d’une nouvelle science du vivant, ou du moins, d’une métabiologie qui, transposant l’idée de la métaphysique d’Aristote, reviendrait à expliquer le pourquoi du vivant, et non pas le comment, domaine de la mécanicité ?

Ma réponse est non ! Le tout est de clarifier la situation. D’un côté, une biologie expérimentale et mécaniste, et de l’autre, non pas une biologie théorique, mais une philosophie de la vie. Si la majorité de nos contemporains n’ont que faire de la connaissance du vivant, ne considérant la science que sous l’angle des utilités, quelques esprits sont en attente de sens, de compréhension. Luxe épistémologique ? Oui, sans doute, mais guère plus que le luxe esthétique des amateurs de rock progressif ou d’œuvres baroques. On finance bien des orchestres classiques, pourquoi ne pas créer quelques centres d’ontologie (dont le coût est le centième du budget alloué à Minatec) ? L’intérêt, je le vois dans une perspective multiple. Comprendre la vie donne du sens à nos existences, surtout si cette compréhension nous permet de nous « voir », comme une espèce animale particulière, dont le devenir a échappé aux lois de la sélection naturelle. Un autre intérêt serait de démystifier les nanotechnologies, autant que les sciences de l’artificiel laissant accroire une parenté ontologique entre les machines et la vie. Evidemment, si on laisse de côté la vie en soi, la conception des systèmes vivants rend ceux-ci proches de l’artificiel. La vérité de la vie permettrait d’en finir avec cet ensorcellement technique dont l’humanité ne veut pas sortir, parce qu’elle y est accro et que de plus, elle (en partie) tire nombre d’avantages matériels, économiques, voire politiques.

A lire, ce billet intempestif sur l’avenir de la biologie et ce projet de centre d’ontologie.


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