Nous avons assez d’informations probantes pour vous certifier que vous devez avoir peur
par Frédéric
mercredi 23 août 2006
Avec le nouvel épisode de l’attentat déjoué de Londres, la peur de la menace terroriste est relancée un peu partout en Europe et aux Etats-Unis. Si le soin est donné aux médias et aux politiques de nous convaincre ou pas de la gravité de cette menace - où ? quand ? comment ? quelle ampleur ? -, qu’en est-il de cette peur que cette menace nourrit, que volontairement ou pas médias et politiques veulent nous transmettre ? A qui et à quoi cette peur profite-elle vraiment ? L’intervention de Nicolas à l’occasion du journal de vingt heures du 15 août dernier nous donne peut-être un début de réponse...
Cher lecteur, je voulais vous dire qu’un problème personnel me mine : je pense trop.
Me permettez-vous aussi de vous faire part à ce sujet d’une expérience pénible que je viens de vivre récemment, afin que vous puissiez comprendre le mal qui m’habite. Voici donc cette expérience.
L’autre soir, je regardais tranquillement chez moi le journal de vingt-heure. Nous étions le 15 août et le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, en était l’invité. Cinq jours auparavant, les médias nous annonçaient la mise en échec d’un complot terroriste à Londres, visant à faire exploser des avions de ligne entre le Royaume-Unis et les Etats-Unis. Il allait sans dire que notre ministre s’exprimerait sur cet évènement important, entre autres des sujets sensibles à l’ordre du jour en ce mardi 15 août 2006.
Et qu’a-t-il dit ? Quel message officiel notre Ministre de l’Intérieur, en charge de la sécurité nationale, allait-il nous transmettre à propos de l’attentat déjoué d’Heathrow ? Je me sentais concerné. Aussi, ai-je naturellement redoublé d’attention lorsqu’il a parlé :
"Je dois mesurer mon vocabulaire, il doit être précis et compris : la menace terroriste sur la France est élevée et permanente."
Cette allocution était pour moi tout ce qu’il pouvait avoir de plus satisfaisant en terme de clarté, de précision, et exempte de toute ambiguïté : la menace terroriste sur la France est élevée et permanente. Or, c’est à partir de là que le cheminement de mes pensées commença à me devenir douloureux. Car en même temps que je me répétais cette phrase qui avait la clarté du cristal, il me revenait insidieusement en mémoire la réflexion que Gilles Deleuze avait tenue un jour à des élèves de la FEMIS (le 17/05/1987). Voilà ce que Deleuze dit ce jour-là :
"...une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensés devoir croire. En d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués ; on nous communique de l’information, c’est à dire, on nous dit ce que nous sommes censés être en état ou devoir croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou même pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions..."
Alors je me suis aussitôt posé la question : si l’allocution du ministre était bel et bien un mot d’ordre, c’était quoi ce mot d’ordre ? Et bien, la réponse me fit froid dans le dos : vous devez avoir peur...
Oui, vous devez avoir peur, et nous avons assez d’informations probantes pour vous certifier que vous devez avoir peur. Qu’on en juge :
"Les spécialistes britanniques ont "communiqué un certain nombre de renseignements précis et matériels, tout au long des différentes perquisitions, qui nous amènent à considérer que ce qui s’est passé ou aurait pu se passer était une grande menace".
Et d’ailleurs, il ne serait sans doute pas raisonnable, responsable, de ne pas avoir peur. Il serait même irresponsable pour la France, pour le ministre ou pour le citoyen moyen, de sous-évaluer le danger, au risque d’y exposer la France, le ministre et le citoyen moyen. Lorsqu’on entend retentir une sirène de police ou de pompier, c’est qu’il y a bien un danger quelque part. Lorsque qu’un ministre de l’Intérieur prend la parole pour dire que le pays est exposé à une "grande menace terroriste", vous devez le croire et vous comporter en conséquence.
C’est évident c’est logique, c’est imparable : on doit avoir peur de quoi ? D’une menace | terroriste | élevée | et | permanente.
Je me disais aussi que le hasard des évènements laissait parfois vraiment à réfléchir : nous étions l’avant-veille d’e l’accord de paix entre Israël et le Liban. C’était un peu comme si d’irréductibles signes nous rappelaient que même si la paix vient à s’installer, le danger était toujours tapi on ne sait où. Alors me vint ce sentiment un peu nauséeux : au même instant où les médias du monde entier annonçaient l’attentat déjoué d’Heathrow, au Proche-Orient, quatre-cent quarante chasseurs israéliens pilonnaient les habitations libanaises.
Nul ministre eut besoin quant à cette région du monde d’intervenir sur quelque chaîne télévision qu’il soit pour annoncer qu’on devait avoir peur des chasseurs qui planaient sur la tête des civils libanais : Les Libanais le savaient trop bien. De même, au moment où notre ministre s’adonnait à son allocution, quant bien même une paix relative s’amorçait timidement sur le sud Liban (depuis elle demeure très compromise), on est en droit de croire que des milliers de ces civils avaient une sacrée peur au ventre : que quatre-cent quarante chasseurs israéliens puissent ressortir de leur hangar et larguer leurs bombes sur le Liban dans la demi-heure qui suivait.
Sur le sol français, à cette même heure aussi, au moins vingt-quatre mille clandestins, quant à eux, qui ne seront pas "régularisés" par l’OFPRA, étaient en droit d’avoir peur d’un quelque gendarme ou d’un quelque policier, qui puisse les arrêter dans les jours qui suivaient afin de les "reconduire" chez eux (Cf pour l’exemple de l’intervention policière d’Arcueil le 18/08). Ce "chez eux" qui d’ailleurs est peut-être le pire enfer qu’un homme puisse connaître... Le monde n’est-il pas truffés d’enfers, de dangers et de morts, comme notre ministre s’efforce de venir nous le rappeler au 20 H, par l’illustration de l’attentat déjoué d’Heathrow ?
"Et si on ne quitte pas la France, eh bien si dans un contrôle par des gendarmes ou par des policiers on est arrêté, on sera raccompagné chez soi. C’est la règle..."
"Quelle horreur quand même toute cette peur !", me dis-je. Et qu’est-ce qui fait, au fond, que l’Occidental doit-il avoir si peur du terroriste islamique, le Libanais des chasseurs israéliens, ou l’Afghan prisonnier de guerre de la torture états-unienne, etc., etc. ? Et bien, l’hypothèse qui me vint à l’esprit me conduit au comble de l’effroi. Et je te prie, lecteur, de bien vouloir me dire si j’ai perdu la raison, ou si je me torture l’esprit pour rien.
Je lisais Chomsky dans le métro l’autre jour ("De la Propagande"). Quelle drôle d’idée de vouloir lire ça dans le métro ? Pourquoi ne pas s’adonner au sudoku, comme le font des milliers de gens qui prennent le métro comme moi et que je regarde, envieux de leur quiétude, juste avant le terminus au beau centre d’affaires de Paris-la-Défense ? Et là, à la lumière de Chomsky, il me sembla avoir mis le doigt sur quelque chose : les gens sont dangereux... Pas les terroristes islamiques, ni les chasseurs israéliens, mais ces gens qui prennent le métro avec moi et qui s’adonnent tranquillement à leur sudoku. Et oui, ils sont dangereux ces gens-là, effectivement, et ceux pour la raison suivante :
"Une bonne partie de la réponse à la question de s’avoir pourquoi il s’agit d’une obsession de l’élite [la propagande menées par les médias américains] nous sera fournie par un principe simple : les gens sont dangereux. S’ils sont capables de s’investir dans des questions importantes, ils pourront changer la distribution du pouvoir..."
Voilà, c’est nous qui sommes l’objet d’une peur. Sans le savoir, nous sommes dangereux d’une certaine manière.
Le peuple fait peur, car il présente le danger le plus éminent à l’égard de son élite. Notamment par sa proximité, par sa possibilité de pouvoir approcher trop près son nez et du pouvoir et de la conduite du pouvoir, en conséquence de quoi il pourrait mal réagir : par le vote, le mouvement social, la baisse de production, la baisse de consommation, etc.
Mais le peuple ne peut être ni un danger, ni un ennemi officiel, comme il en est en revanche des pays « terroristes » contre qui le pouvoir fait ouvertement la guerre. C’est pourquoi l’ennemi doit être externe à une unité politique, économique et sociale cohérente, unité qui doit solidariser son peuple au socle de ses dirigeants. Autrement-dit, le mot d’ordre édicté par le pouvoir a pour vocation de circonscrire continuellement l’ennemi à l’extérieur de cette unité et de rallier l’opinion publique - le danger le plus éminent - à la cause de ses dirigeants. La cause « anti-terroriste », la cause d’une « immigration choisie », la cause de la « sécurité » et de la « légitime défense ».
Dans ce discours politique, la proposition du rapport à autrui ne se traduit-elle pas par la si juste assertion de Michel Foucault ?
"La mort qui vient de l’extérieur, et qui monte de l’intérieur".
Alors, cher lecteur, dis-moi si je suis dans l’erreur, si je dois me mettre au sudoku plutôt que de poursuivre dans ces raisonnements sombres qui font gonfler mon cœur, et qui me minent, et qui me font voir plus en horreur encore tous ces gens qu’on massacre ou qu’on terrorise parce que même les gens les plus démunis, même les gens les plus inoffensifs restent quand même des gens relativement dangereux ?