Outreau : où veut en venir la commission d’enquête parlementaire ?

par De ço qui calt ?
vendredi 26 mai 2006

On parle beaucoup de réformer la Justice après l’affaire d’Outreau, mais peut-on aboutir à une réelle évolution positive sans aborder globalement les problèmes de société que cette affaire soulève ? Car dans les dérives de la Justice de la dernière décennie, l’accroissement des inégalités sociales n’est pas pour rien. On évoque la présomption d’innocence à propos de ce prétendu « Outreau politique » que serait, pour certains, l’affaire Clearstream. Mais c’est, en l’espèce, la présomption d’innocence des puissants et des décideurs. Pareil, lorsqu’on parle d’Outreau pour s’opposer à la directive européenne sur le blanchiment d’argent. Quelle sera, sur ces questions, l’attitude des parlementaires ? Le problème, avec les quelques éléments qui commencent à poindre à l’horizon sur ce que pourront être éventuellement les propositions de la commission d’enquête sur Outreau, c’est qu’on ne voit pas très bien en quoi elles aideraient le « petit » justiciable, qui a été la véritable victime des dysfonctionnements récents.

Le député Philippe Houillon, rapporteur de la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau, déclare dans 20 minutes du 24 mai que « la détention provisoire va devenir exceptionnelle ». Pour lui, « l’affaire d’Outreau, c’est d’abord celle d’une détention provisoire excessive et employée, comme dans beaucoup d’autres cas, de manière quasi systématique là où ce n’était pas forcément indispensable... ». On peut se poser une ou deux questions à propos de ce genre d’annonces et d’affirmations.

Je ne savais pas que la détention provisoire n’était pas, n’avait pas été toujours, une mesure exceptionnelle. Une simple recherche sur la Toile permet de constater qu’il en est ainsi dans le droit français comme dans le droit européen et, en théorie, dans la plupart des pays de la planète. Sous sa forme actuelle, l’article 144 du Code de procédure pénale prescrit que la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l’unique moyen : « 1º de conserver les preuves ou les indices matériels ou d’empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes et leur famille, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices  2º de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la Justice, de mettre fin à l’infraction ou de prévenir son renouvellement 3º de mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé. ». Ce sont des situations clairement exceptionnelles.

Ce principe du caractère exceptionnel de la détention provisoire avait d’ailleurs été unanimement rappelé et réaffirmé lors des débats parlementaires de 1999-2000 qui ont abouti à l’institution du juge des libertés et de la détention (JLD), dont on envisage à présent la suppression. On dirait donc qu’on tourne en rond. Le véritable problème semble être que, quelles que soient les mesures prises, la détention provisoire frappe sans raison valable des innocents qui, en tout cas au départ, ne disposent pas de moyens suffisamment conséquents pour se défendre. Une question qu’à ce jour ne semble pas avoir approfondie la commission d’enquête sur Outreau.

Les justiciables longtemps incarcérés à tort dans l’affaire d’Outreau se sont précisément vu appliquer ledit article 144 qui définit les situations « exceptionnelles ». Ce n’est donc pas la déclaration de principe de M. Houillon qui préservera les innocents de ce genre de dangers. Et pourquoi le JLD n’a-t-il pas rempli son rôle ? Peut-être, tout simplement, à cause de ses liens corporatifs avec les autres magistrats impliqués dans la procédure, et parce que les inégalités sociales ne cessent de se creuser dans le pays. Dans ce cas, le simple remplacement du JLD ou du juge d’instruction par une instance collégiale risque de ne pas permettre d’avancer vraiment. Tout le monde a pu constater, lors des auditions sur Outreau, le nombre très important de magistrats impliqués à des titres divers dans l’instruction et dans l’examen de cette affaire.

Le 24 mai dans l’après-midi, Le Monde a fait état d’une ébauche de propositions de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau.  20 minutes  du 25 mai (avec AFP) lui consacré également un article. Il faudra attendre la version définitive du rapport. Mais il est à craindre que, dans la réalité, les problèmes ne s’avèrent beaucoup plus profonds que ce que laisserait entendre l’énoncé des quelques réformes envisagées, d’après ces informations.

Par exemple, qui sera en mesure de profiter d’un délai de trois mois pour examiner l’affaire au fond, en cas de placement en détention provisoire ? Les personnalités riches et influentes soupçonnées de délits financiers ou assimilés trouveront sans doute aisément les moyens de bien organiser leur défense. Il en sera de même d’un certain nombre de délinquants devenus riches. Mais qu’adviendra-t-il des « petits » justiciables, alors qu’il est de plus en plus largement reconnu que la grande majorité des Français n’ont pas vraiment accès à des moyens financiers leur permettant de se défendre en Justice de manière conséquente ?

Quels seraient les bénéficiaires réels d’une éventuelle mesure dont le contenu serait d’ «  interdire la publication des noms des personnes mises en examen  » ? Sans doute, le monde politique, les décideurs de toutes sortes, les puissants... et tous ceux dont, par leur place dans la société, on serait fondé à exiger la plus grande transparence. Rappelons qu’il fut un temps où l’on considérait qu’un homme politique mis en examen ne devait pas exercer la fonction de ministre. En revanche, le « petit »justiciable aurait vraisemblablement beaucoup à gagner à pouvoir accéder aux médias pour se défendre contre un traitement judiciaire qu’il estime arbitraire. L’abbé Wiel avait même bénéficié d’un comité de soutien devenu "Comité de soutien aux six d’Outreau", voir :

http://catholique-arras.cef.fr/infos/wiel.htm

. Lors des audiences de première instance sur l’affaire d’Outreau en 2004, les journalistes se sont déjà montrés très critiques envers le déroulement de la procédure et le rôle des "experts". Une voie pour promouvoir la transparence pourrait être notamment d’encourager des associations qui s’assignent pour tâche de veiller au respect des droits des justiciables au cours des procédures, de garantir l’accès effectif de ces associations aux médias.

De même, quel avocat sera prêt, dans l’actuelle situation sociale, à engager une démarche « forte » sollicitant des sanctions contre un juge ou la condamnation de l’Etat pour défendre son client ? Il est à craindre que, dans la pratique, la motivation des avocats dans ce type d’actions « à risque » ne dépende largement du chéquier du justiciable. Une question que la commission d’enquête sur Outreau ne semble pas aborder, pas plus que celle de l’accès réel des « petits » citoyens aux moyens de se défendre en Justice. Ne conviendrait-il pas d’ailleurs de réexaminer la notion même de ministère d’avocat, le fonctionnement des ordres des avocats... comme on commence à le faire pour le Conseil supérieur de la magistrature ? Pareil pour la contre-expertise : qu’elle devienne de droit, ce serait bien, mais il reste à garantir que tout le monde pourra en profiter de la même façon. Et pourquoi ne nous parle-t-on pas davantage de la récusation, de la suspicion légitime... ?

Quant au rôle, à la qualification, aux missions, à la désignation... des experts, il faudra voir de près ce qu’en dira le rapport de la Commission. Depuis quelque temps, on n’évoque plus guère la faillite générale des « experts » d’Outreau, leur responsabilité. Il semblerait, en revanche, qu’il soit question de revoir la rémunération des experts... Mais est-ce le vrai problème ? L’expert qui s’était plaint d’être payé « au tarif d’une femme de ménage » n’est pas un smicard mais un professeur des Universités, directeur de laboratoire, qui joue un rôle important dans son domaine académique. Il apparaît notamment en tant que responsable pédagogique d’un diplôme universitaire très coté, organisé par son université, l’Ecole nationale de la magistrature et un laboratoire mixte du CNRS et du ministère de la Justice, diplôme censé former entre autres des magistrats et des officiers de police judiciaire (voir http://www.cesdip.org/article.php3?id_article=77 et liens analogues).

Attendons le rapport officiel prévu pour le mois de juin. Toutefois, disons clairement que s’attaquer à des problèmes de fond aussi épineux que ceux soulevés par l’affaire d’Outreau, tout en restant dans un domaine restreint du fonctionnement institutionnel et sans mettre en cause le contexte global, risque de relever de la quadrature du cercle. A moins que les véritables objectifs ne se situent ailleurs. N’oublions pas que les réflexes d’autodéfense du monde politique face aux « affaires » n’ont pas été étrangers à l’intérêt qu’il porte depuis une décennie à des questions telles que la présomption d’innocence, le droit de la défense, etc., et que, parmi les parlementaires et les dirigeants politiques, les avocats d’affaires et assimilés ne manquent pas.

Faute d’aborder dans la clarté et en profondeur les causes sociales des problèmes judiciaires, ne risque-t-on pas de tomber dans la logique faussement libérale d’après laquelle « les droits sont pour ceux qui travaillent » et « si on est riche et influent, c’est qu’on travaille plus que les autres » ?


Lire l'article complet, et les commentaires