Un monde de Rosettas, ou l’idéal-type ultralibéral

par DESPONDS Didier
vendredi 30 décembre 2005

Par quel miracle les valeurs individualistes, qui bénéficient d’abord aux élites disposant de nombreuses rentes de capital, tendent-elles à se diffuser dans la société ? Corrosif acide de destructuration sociale, elles contribuent à fragiliser encore davantage les catégories sociales qui auraient le plus besoin de voir se renforcer les mécanismes de solidarité.

C’est bien en 1999 que les frères Dardenne reçurent la palme d’or à Cannes pour ce film, Rosetta, déroutant dans son rythme et ses thèmes, salué à sa sortie comme dénonciateur des conditions de vie des plus démunis. Rosetta, « une guerrière qui ne s’avoue jamais vaincue », « une survivante qui vit dans une économie primaire : l’eau, le logement, la nourriture », disait Luc Dardenne. Là ne réside probablement pas son intérêt primordial.

Revenons sur une scène, celle où la jeune Rosetta, dans le but apparent de s’attirer les faveurs professionnelles d’un petit patron, dénonce son ami, le vendeur de gaufres, coupable de quelques magouilles insignifiantes. Ami qui, précisons-le, fut le seul personnage, durant tout le film, à lui témoigner respect et solidarité. Scène clinique, scène tragique, instant de rupture paradigmatique. Prise de conscience artistique de la fin d’un monde. Avant existait une classe ouvrière, dotée d’une certaine cohésion, d’un projet plus ou moins affirmé d’amélioration collective des conditions de vie ; avant prévalaient une solidarité de proximité, faite du sentiment de subir les mêmes difficultés, et la nécessité, pour y faire face, de se serrer les coudes. Ce que des cinéastes, comme Ken Loach ou Robert Guediguian, cherchent encore, à leur manière, à traduire. Dorénavant, ne demeurent qu’un individualisme exacerbé, un monde ouvrier morcelé, en compétition avec lui-même, dans la lutte « naturelle » de chacun contre chacun ; dorénavant, ne subsiste que la course effrénée pour la survie immédiate, ce que la caméra des Dardenne, collant de façon obsédante au personnage de Rosetta, parvient à rendre palpable ; dorénavant, la parole n’existe plus, s’y substituent mutisme renfrogné, hargne latente...

Extrapolons les intuitions de ce film prémonitoire, et regardons la façon dont tend à se stratifier la société, notre société fançaise du début du XXIe siècle. Au sommet, une élite : elle dispose de toutes les formes de capital. Capital économique, capital culturel, capital social et capital territorial (les lieux de résidence deviennent des formes de capital en soi, les processus ségrégatifs en cours de renforcement, accroissant, pour ceux ayant accès aux lieux les plus valorisés, les facilités d’accès aux autres formes de capital, et inversement). En bas de cette « pyramide sociale », un monde de précaires (les Rosettas d’aujourd’hui, les Rosettas en devenir), toujours plus nombreux. La solidarité nationale ne disposerait plus, en effet, des moyens de leur assurer des revenus corrects quand ils travaillent, ni des revenus d’assistance décents quand ils ne travaillent pas. Il serait donc urgent de leur redonner le goût de l’effort en les inscrivant dans des situations où la survie deviendrait le quotidien. Notons que ces discours sont d’autant plus cyniques qu’en parallèle,, se déclenchent des transferts financiers (à titre d’exemple, par les baisses d’impôts) vers les élites précédemment nommées, qu’il ne faudrait à aucun prix décourager... Sinon ? Sinon... Elles investiront à l’étranger, fuiront se domicilier à Londres ou à Monaco...

Ces mesures déclenchent-t-elles des réactions d’hostilité coordonnées ? Apparemment pas, si l’on excepte l’ancien mouvement des sans-papiers, la révolte des intermittents du spectacle, ou, plus récemment, l’émergence de la « génération précaire ». La raison en est probablement à chercher dans la diffusion des valeurs de l’égoïsme social généralisé. Les élites peuvent prôner un individualisme de combat, elles disposent de multiples filets de sécurité, pour elles comme pour leurs enfants (parachute doré ici, accès aux filières d’excellence là...). Par contre, lorsque les défavorisés le reprennent comme leur, avec la hargne de Rosetta, sans la moindre assurance en poche, s’enclenche un puissant processus de déstructuration sociale, où la haine de celui qui possède peu va d’abord s’exercer vers celui qui possède un peu plus (de vacances, ou d’argent, ou de reconnaissance...), à moins qu’elle ne se tourne vers celui qui possède moins et offre une image dévalorisée de soi.

Logique d’atomisation sociale. Face à cela, quels môles de résistance existe-t-il, dans cette société en marche glorieuse vers la « modernité » (modernité qui, par bien des aspects, ressemble au XIXe siècle, nouvelle frontière du libéralisme sauvage) ? Les classes moyennes, en particulier celles qui, par leur travail ou/et leur formation, ont pu préserver une forme de sens critique, celles qui considèrent que la solidarité n’est pas un terme désuet à exclure de toute urgence du vocabulaire national. Solidarité, cela ne signifie en aucun cas charité, mais conscience que des règles sont nécessaires, que la précarisation des individus constitue d’abord une forme de déshumanisation, que gagner, cela peut aussi signifier gagner en équipe, en s’inspirant des thèses de J. Rawls (c’est-à-dire, l’antithèse de la « logique d’élimination », promue par des jeux comme le « maillon faible »).

Ces comportements peuvent encore se retrouver dans les professions où persiste un sentiment de corps ; dans la fonction publique (éducation nationale, hôpitaux, justice, administrations de l’Etat), mais aussi dans certains services au fort esprit d’entreprise (SNCF, La Poste, France-Telecom, EDF etc...), sans exhaustivité. C’est pourquoi, il est si urgent de les briser, patiemment, les uns après les autres. Ils heurtent les propagandistes du dogme dominant, qui s’indignent quand celui-ci se voit taxer d’idéologie. Ils tiennent à ce que leurs conceptions soient perçues comme simple pragmatisme. Pour les briser, deux techniques sont à la disposition des apprentis-sorciers, toutes deux tendent à la généralisation de l’individualisation : individualisation vers le haut, vers les élites, pour les plus performants ; individualisation vers le bas, par la précarisation, pour les plus fragiles. Rêvons un instant, une telle société pourrait être efficace : plus réactive, plus dynamique, plus créative, plus mobile socialement... Cela ne semble guère se confirmer.

Revenons à Rosetta : parvient-elle à garder son travail, obtenu, rappelons-le, à la suite de la dénonciation de son ami ? Les frères Dardenne nous disent que non. Elle est peu motivée, peu attentive, peu respectueuse des règles à respecter. La précarisation généralisée serait donc non seulement une ineptie sociale, mais aussi une hérésie économique. En attendant que les idéologues ultra-libéraux ne s’intéressent au cinéma et en tirent quelques utiles enseignements, la seule urgence est bien dans la résistance au poison qui nous est instillé avec insistance. Mais une résistance susceptible de lier liberté individuelle et justice sociale. Autrement dit, loin de toutes les recettes passéistes, une résistance tournée vers le futur.


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