Regard(s) sur la violence

par Sylvain Reboul
mercredi 5 avril 2006

Le désir de violence est en chacun de nous ; il n’est qu’une forme du désir de puissance transformé par des conditions défavorables en désir de pouvoir instantané et inconditionnel sur les choses et les êtres, en tant que source d’affirmation de soi-même gratifiante , et donc de jouissance : ce n’est pas un hasard si, dans toutes les cultures, la violence, sous telle ou telle forme, est valorisée (le courage et l’honneur du guerrier, la valeur identificatoire du vainqueur...) Elle est partout l’objet de spectacles ou d’activités sportives extrêmement populaires. Ceux-ci, comme la chasse, sont des dérivatifs à la guerre. Mais suffit-il de ne condamner et de ne réprimer que la violence illégale en acte pour s’en croire soi-même absout, et vivre en sécurité ?

Or nous n’avons pas tous les mêmes possibilités d’exprimer ce désir de puissance dans le cadre régulé de compétitions sociales codifiées dans lesquelles les chances des uns et des autres sont ressenties (à tort ou à raison) comme égalitaires. De fait, dans une société où l’inégalité des chances est acceptée comme naturelle, la violence directe et physique contre ceux d’en haut est réduite (au contraire de la violence entre égaux et/ou entre les hommes et les femmes) ; la société démocratique, contrairement à ce qu’on dit, attise la jalousie, car elle légitime la comparaison permanente entre les situations. De plus, nous vivons, pour la première fois dans l’histoire, dans des sociétés en paix, qui ne permettent donc pas l’expression guerrière du désir de la violence (chez les jeunes surtout, pour qui l’on a même supprimé le service militaire). Si rien n’est fait dans notre société pour accroître le sentiment de l’égalité des chances et de la compétition ouverte, et si aucun dérivatif civilisé suffisant au désir de violence n’est proposé, alors la violence sous sa forme illégale devient quasi irrésistible, d’autant plus qu’elle est valorisée dans le cadre de contre-sociétés alternatives valorisantes par rapport à celle, globale, qui institue des modes de domination hypocrites dans un cadre social profondément inégalitaire et discriminant.

Si ce déterminisme psychologique et social d’injustice et d’humiliation latente n’implique pas nécessairement un passage à l’acte, il est clair qu’on le doit à la répression institutionnelle. En ce sens, le point de vue d’un avocat général qui, pas sa fonction, ne s’attache qu’à sanctionner le caractère illégal de la violence, en oubliant la violence légale, est tout à la fois nécessaire et insuffisant. Nécessaire, car aucune société ne peut tolérer la violence illégale généralisée, indifférenciée, sauf à sombrer dans le chaos et la guerre civile autodestructrice de tous contre tous ; et insuffisant dès lors que cette répression ne peut être interprétée par les casseurs ou délinquants que comme une violence faite à ceux qui se sentent socialement exclus ou victimes d’une injustice persistante, et qui n’ont plus comme domaine d’affirmation que le repli communautariste, la défense de leur petit territoire de quartier et la haine des autres. Quant à l’éducation, elle n’est efficace que si un minimum d’accord existe entre les valeurs enseignées et la réalité des comportements. Ce qui, tout le monde en convient, est loin d’être le cas : la domination en gants blancs est au cœur du fonctionnement de nos sociétés inégalitaires qui, et là est la paradoxe, se réclament de l’égalité démocratique

L’immense majorité des jeunes qui manifestent contre le CPE ne sont pas des violents, mais il est clair que ceux qui agressent indifféremment et les policiers et les jeunes manifestants pacifiques tentent de sur-vivre dans d’autres conditions et d’autres désespérances que celles de ces derniers. Leur éducation comme leur désir de reconnaissance (et les deux sont indissociables) ont été sacrifiés.

Quelle puissance leur reste-il à exprimer en l’absence de guerre contre un ennemi désigné comme commun ? Du foot (PSG) à l’auto-destruction par la drogue ou les défis extrêmes (ex : rodéos), jusqu’à ces identités religieuses extrémistes et sexuelles d’emprunt, en passant par l’expression verbalisée et rythmée du rap (ce qui est un moyen somme toute pacifique et souvent créatif) . Tout devient bon à prendre. Et aucune répression n’y changera quoi que ce soit, sauf à la marge, et pour les autres (dissuasion). Il seront simplement instrumentalisés, en boucs émissaires de la violence sociale.

N’oublions jamais que nul ne sait comment il aurait évolué dans les conditions semblables à celles de jeunes en situation de déréliction sociale et familiale quasi totale ; même ceux qui s’en sortent disent qu’ils ont eu beaucoup de chance. Un avocat général, quand il est en fonction, ne peut avoir le même point de vue sur la violence qu’un philosophe, c’est tout fait logique ; mais rien ne l’empêche d’aller plus loin qu’une simple réaction épidermique à des photos chocs quand il publie un article sur Agoravox à propos d’une affaire qu’il n’a pas à traiter et, surtout, rien ne lui interdit de philosopher sur les sources de la violence sociale lorsqu’il est en civil.

Violence et agressivité

Le rasoir philosophique


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