Les centristes ?

par Paul Jael
samedi 27 avril 2024

Le centre en politique, est-il le fruit de l'imagination humaine comme le centaure ou la licorne ?

A côté des partis ouvertement à gauche ou ouvertement à droite, il en existe d’autres qui se proclament au centre. L’avantage de cet auto-positionnement est la supposée sagesse du « juste milieu », une idée fort ancienne qu’on retrouvait déjà chez Aristote. L’on comprend donc leur motivation. Mais la question mérite d’être posée : existe-t-il en politique une position qu’on peut légitimement qualifier de centre ?

Posons la question autrement : si on rassemble la gauche et la droite, y a-t-il une part de l’éventail politique qui reste en dehors ? L’éventail politique se divise-t-il en trois plutôt qu’en deux ? Vu le nombre de manières d’être à droite et le nombre de manières d’être à gauche, on peut imaginer de diviser l’éventail en de nombreuses fractions, dix, douze ou plus. Mais en trois ? S’il fallait absolument le diviser en trois, j’envisagerais plutôt cette classification alternative : la gauche, la droite libérale et l’extrême droite. Ces deux droites ne se distinguent pas tellement par le fait que la seconde est plus radicale que la première mais par l’adhésion à des valeurs différentes : travail, famille, patrie versus marché et individualisme.

Où est le centre ? Entre la gauche et la droite, dira-t-on. Cette réponse tautologique n’éclaire en rien. Est-on sûr que les bords de la gauche et de la droite ne se touchent pas ? Dans le cas contraire, cette définition du centre se ramène à une impossibilité.

Tout dépend donc du critère dont on use pour distinguer la gauche et la droite. Le critère sur lequel je me base a pour fondement l’inégalité sociale. Dans cette optique, la gauche regroupe les personnes et institutions qui estiment que le niveau général de l’inégalité dans notre société est excessif et qu’il faut opérer des réformes pour le réduire. Ne sont considérées ici que des réformes substantielles dont il est raisonnable d’attendre qu’elles réalisent l’objectif. La droite regroupe les personnes opposées à ces mêmes mesures, même si certaines d’entre elles hésiteraient à prétendre ouvertement que le niveau d’inégalité est normal.

La gauche veut la réduction de l’inégalité ; « oui mais de combien ? » demandera-t-on. Pas nécessairement de beaucoup : suffisamment pour que ceux qui la vivent sentent la différence. On devrait pouvoir percevoir le changement sans avoir à consulter les statistiques économiques. Evidemment, plus on sera à gauche, plus la réduction espérée sera sérieuse. Mais il n’est nullement besoin de viser une situation proche de l’égalité.

Si l’on suit cette définition de la gauche et de la droite, les centristes sont ceux qui ni ne trouvent pas l’inégalité existante excessive, mais ne trouvent pas non plus qu’elle n’est pas excessive. Face à la question de l’inégalité et des réformes pour la réduire, cochent-ils la case « sans opinion » ? C’est absurde. En fait, il n’y a pas d’espace pour un centre en politique. Dans les années 1950 et 1960, quand l’inégalité était historiquement basse, on aurait pu distinguer une droite voulant augmenter les inégalités et un centre défendant le statu quo. Aujourd’hui, l’inégalité flirte avec ses records d’avant la première guerre mondiale ; cette distinction ne tient plus.

Quelle attitude politique serait-il sensé de qualifier « au centre ». Certains pourraient proposer : la gauche comprend ceux qui veulent réduire l’inégalité sensiblement et le centre ceux qui veulent la réduire modérément. Mais ma définition de la gauche n’exige pas que la baisse de l’inégalité soit forte, simplement qu’elle soit sensible par le public. Un homme politique qui dirait « je veux réduire les inégalités mais ça doit rester insensible, qu’on ne s’en aperçoive pas » serait non pas un centriste mais un sot.

Nous en arrivons donc à ce paradoxe que l’échiquier politique ne laisse pas d’espace à une politique qui n’est ni de gauche ni de droite alors que des politiciens, des partis et d’autres institutions s’autoproclament au centre, c’est-à-dire ni de gauche ni de droite. Quels sont les profils tentés par cette qualification ? Il semble qu’à gauche, on soit peu tenté par l’étiquette « centre ». C’est normal : à partir du moment où vous critiquez le système actuel de répartition, on voit mal comment vous pourriez ajouter « mais je ne suis pas à gauche ». Ce sont donc des gens de droite qui sont attirés par l’étiquette « centre ». Pourquoi, à droite, certains revendiquent leur appartenance droitière et d’autres non ?

Le comprendre nécessite de prendre du recul. Il faut considérer l’état existant de la société : nous sommes en régime capitaliste, l’inégalité est élevée et la mondialisation rend difficile toute tentative de s’y opposer. Dans ce contexte, prenons quelqu’un qui est de droite selon la définition ci-avant, autrement dit quelqu’un à qui cette situation convient. Mais choisissons un individu peu enclin à la polémique, réticent aux discours combattifs. Pourquoi s’exciterait-il à proclamer son adhésion à cette inégalité, à se présenter en défenseur de celle-ci, à claironner que le désir de réduire l’inégalité est une faute ? Alors qu’il suffit de laisser faire pour que cette inégalité se maintienne. Des discours policés suffisent. Pas besoin de revendiquer quoi que ce soit. Il laisse les attitudes plus combattives à ceux qui se souhaitent se revendiquer de droite. Ce choix comportemental lui donne l’illusion d’être centriste, même avec un brin de sincérité. Mais il ne faut compter ni sur l’une ni sur l’autre de ces attitudes droitières pour appliquer des réformes qui réduisent l’inégalité.

La mondialisation vient compliquer la question, car elle rend EXTRÊMEMENT difficile l’application de politiques nationales visant à réduire l’inégalité. Tellement difficile que même les partis de gauche se sentent impuissants. Il ne suffit plus de vouloir pour pouvoir. Les partis de gauche veulent mais ne peuvent pas, les partis de droite ne veulent pas, les partis du centre… euh… rien. Je ne dis pas que la situation est sans issue, mais la gauche ne pourra la trouver qu’en mettant radicalement en question sa manière de procéder jusqu’ici. Mais là je sors de mon sujet.

Certes, l’inégalité sociale n’est pas la seule pomme de discorde entre la gauche et la droite et on pourrait concevoir (mais ça reste à démontrer) que sur d’autres sujets il est possible d’adopter une position effectivement centriste. Mais l’antagonisme historique et fondamental porte bien sur l’inégalité sociale. A mon avis, la gauche commet d’ailleurs une erreur en investissant trop d’énergie dans d’autres combats que celui qui est au cœur de sa nature, au point de parfois abandonner la classe ouvrière à son sort.

Dans les pays où le système électoral s’y prête, des coalitions gouvernementales associent régulièrement des partis de droite et la social-démocratie. Quelqu’un pourrait hasarder : ces partis de droite qui acceptent de « coopérer » avec la gauche modérée, ne méritent-ils pas l’étiquette centriste ? Où est la logique ? Si ce critère était valable, on pourrait tout aussi bien qualifier les partis sociaux-démocrates de centristes parce qu’ils acceptent de collaborer avec la droite.

 


Lire l'article complet, et les commentaires