Inflation : Michel-Édouard Leclerc se compare à Teddy Riner

par Sylvain Rakotoarison
mardi 23 mai 2023

« Nous voulons aller chercher des baisses, et en fait, on est en mode combat comme Teddy Riner ! » (Michel-Édouard Leclerc, le 17 mai 2023 sur BFMTV).

Le patron des Centres É. Leclerc, Michel-Édouard Leclerc fête son 71er anniversaire ce mardi 23 mai 2023. À l'allure encore jeune, le col ouvert, assez cool et décontracté, l'homme est toutefois très sérieux, solide et certainement très redoutable en affaires. J'aime beaucoup ce grand communicant, car c'est d'abord un grand communicant, même si je ne suis pas dupe de ses objectifs, il est un chef d'entreprise et son intérêt est celui des entreprises qu'il supervise. Du reste, le magazine "Forbes France" l'a classé en 2021 comme le patron préféré des Français devant Tony Parker (reconverti patron), Alain Afflelou, Bernard Tapie et Xavier Niel.

Michel-Édouard Leclerc, au contraire de la plupart de ses collègues chefs de grandes entreprises, est souvent dans les médias à communiquer et expliquer son point de vue. On y voit beaucoup moins les patrons de Carrefour, de Cora, d'Auchan, etc. Il a un petit côté messianique, affichant (avec plus ou moins de sincérité) ses valeurs et ses convictions, parfois à coup de pleine page de publicité dans "Le Monde", souvent en avance sur l'ère du temps ou même la réglementation, comme l'histoire du sachet en plastique qu'il a éliminé de ses magasins dès 1996 au profit d'un grand sac réutilisable.

On se doute bien que cet affichage est aussi une image qu'il a progressivement consolidée et qui fait partie intégrante de l'identité actuelle des Centres É. Leclerc. Michel-Édouard Leclerc a aussi fondé les Espaces culturels Leclerc qui se veulent des mini-FNAC.

J'ai eu l'occasion d'écouter Michel-Édouard Leclerc (au moins) deux fois dans diverses occasions, dans les années 1990 à l'occasion d'une conférence organisée par une banque à Grenoble et dans les années 2000, à Paris, lors d'un Salon des Entrepreneurs, et ce qui me frappait, au-delà de son discours très clair, c'était son charisme, j'écrirais, son charisme économique : à la fin de l'événement, il était toujours assailli par de jeunes créateurs d'entreprise pour lui proposer d'investir dans leur affaire. L'exercice est toujours périlleux, en moins d'une minute, il faut convaincre l'investisseur potentiel qu'il va gagner une fortune avec vous (en gros, vous vous trouvez par hasard, ou pas, dans la même cabine d'ascenseur qu'un big boss, c'est la chance de votre vie et vous en profitez pour dérouler votre argumentaire concis et efficace, que vous aurez préparé bien entendu préalablement). Et Michel-Édouard Leclerc, au lieu de les rembarrer, les écoutait attentivement et se permettait, le cas échéant, de leur donner un petit conseil en réaction à chaud.

C'est vrai qu'il est le fils de son père, mais comme avec Serge Dassault, il s'est fait un prénom réputé et redoutable. Réellement, puisqu'à la naissance, il s'appelait seulement Michel Leclerc (qui est aussi le nom d'un oncle), un nom très commun en France (un peu comme Philippe Martin ou Claude Petit), et c'est lui-même qui a accolé le prénom de son père au sien pour faire Michel-Édouard (afin de lui rendre hommage).

D'ailleurs, il n'était pas du tout prédestiné à succéder à son père : un bac littéraire, des études d'économie, de philosophie et de sciences politiques à la Sorbonne. Il a obtenu une maîtrise en philosophie (il a suivi les cours de Jankélévitch et Michel Serres), une maîtrise en sciences politiques, et un doctorat en sciences économiques sous la direction de Raymond Barre (sur le déficit du commerce extérieur). Il était destiné à être un professeur d'économie à l'université et éventuellement un journaliste économique (il a publié quelques articles pour la revue "Que choisir").

C'est le bras droit de son père qui l'a embauché en 1979, au plus bas échelon, pour le conseiller pour importer de l'essence et proposer la vente de carburant dans les Centres É. Leclerc. Il a ainsi réseauté pas mal dans les allées des ministères (de droite comme de gauche), et a commencé aussi son messianisme, appliqué contre le prix unique du livre imposé par Jack Lang (loi n°81-766 du 10 août 1981).

Finalement, depuis 1988, Michel-Édouard Leclerc est le président de l'Association des centres distributeurs Leclerc, avec son père jusqu'en 2006, et seul après (Édouard Leclerc est mort en septembre 2012). Régulièrement, Michel-Édouard Leclerc est donc dans le débat public pour faire avancer ses propres idées. Son importance économique n'est pas négligeable : leaders de la grande distribution en France, les Centres É. Leclerc représentaient 67,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2022 et employaient 250 000 salariés la même année.

Et d'ailleurs, pourquoi ne ferait-il pas de politique alors qu'il connaît si bien le monde politique ? Il a été souvent approché pour se faire élire député ou même se faire nommer ministre, mais Michel-Édouard Leclerc a toujours refusé car son job, c'est d'être à la tête du grand groupe de distribution familial, et pour lui, cela n'aurait aucun sens d'avoir des responsabilités politiques pendant quelques années, voire quelques mois, alors que son histoire est plus que demi-séculaire (le premier hypermarché Leclerc, à Landerneau, sa ville natale, fêtera ses 60 ans l'année prochaine). À chacun son métier.

Militant du PSU dans sa jeunesse soixante-huitarde, l'entrepreneur était un grand ami de Pierre Bérégovoy et Jacques Chirac lui aurait fait la danse du ventre pour l'intégrer au gouvernement. Emmanuel Macron ne lui a rien proposé, mais je suppose que le Président de la République actuel le préfère comme un brillant interlocuteur économique à un médiocre partenaire politique.

Avec la crise de l'énergie et en particulier du carburant (un sujet qu'il connaît bien), et surtout, la forte inflation depuis plus d'une année, le thème de bataille médiatique actuel de Michel-Édouard Leclerc était tout trouvé : comment fait-on pour faire baisser les prix ?

Une récente étude publiée le 4 mai 2023 et réalisée chaque mois par Wiser pour LSA, le magazine de la grande consommation, donne un comparateur des prix pour les drives des hypermarchés en France et Leclerc se place en meilleure performance pour les prix les plus bas (l'étude étant indépendante, Michel-Édouard Leclerc aime la citer car c'est une reconnaissance de sa propre action). Chez Leclerc, les prix en magasin sont quasiment les mêmes qu'en drive.



Car s'il n'est pas un homme politique, Michel-Édouard Leclerc se comporte un peu comme un homme politique, comme un maire qui représente l'intérêt de ses milliers d'administrés, lui, il représente ses 19 millions de clients et son objectif, c'est l'intérêt de sa clientèle afin qu'elle lui reste fidèle

L'une de ses dernières interventions télévisées, c'était la veille de l'Ascension, dans la soirée du mercredi 17 mai 2023 sur BFMTV (mais il parle aussi souvent sur LCI et d'autres chaînes). Le thème, bien sûr, c'était l'inflation et aussi l'initiative, même tardive, du Ministre de l'Économie et des Finances Bruno Le Maire de faire rencontrer autour de la table de négociations les producteurs et les distributeurs pour répercuter la baisse des prix des matières premières sur les prix à la consommation : « Ça ne dit pas un résultat, mais ça veut dire que c'est plus que symbolique. D'abord, parce que c'est la première fois (…). Ils [les industriels] ne voulaient pas (…). Il n'y avait pas de volonté de faire bénéficier les consommateurs du retournement des marchés des matières premières. ».

Michel-Édouard Leclerc avait mis en garde très tôt tant les pouvoirs publics que les consommateurs contre l'opacité de certaines augmentations de prix qui n'étaient pas justifiées ni par la crise de l'énergie, ni par la guerre en Ukraine... mais simplement comme un effet d'aubaine pour s'en mettre plein les poches.

En ce sens, ses propos à la télévision s'apparentaient à un petit cours d'économie. Il n'est pas neutre et insistait bien sur le fait qu'il parlait de son point de vue, c'est-à-dire, celui de la grande distribution, mais il a l'esprit pédagogue et expliquait ainsi très clairement ses enjeux, ses perspectives avec une certaine franchise. Il a rappelé que les marges des distributeurs se limitent à 2% tandis que celles des grandes marques, donc des producteurs, sont bien plus grandes. L'évolution des prix est donc principalement le fait des producteurs qu'il appelle également industriels et peu le fait des distributeurs.



Michel-Édouard Leclerc s'en est pris, ainsi, aux industriels aidés de certains politiques : « Je pense aussi que ce n'est pas qu'un problème industriel. Il y avait aussi une sorte d'accord entre parlementaires, entre plusieurs groupes d'ailleurs, et les industriels, pour éviter d'avoir à aider trop l'industrie sur fonds publics, de les laisser reconstituer leurs marges. Et donc, il y avait un peu un jeu, pas hypocrite, mais un jeu de dupes dans la dénonciation de l'inflation. Et en tout cas, je me trouvais, ainsi que mes collègues de la distribution, un petit peu seul à dire aux industriels, vous n'êtes pas transparents... ».

Il insistait effectivement sur le fait que le problème était aussi politique qu'économique : la loi LME (loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie) avait pour effet de réduire la toute-puissance des distributeurs au profit des producteurs. Une autre loi « assez déconnant » adoptée par la majorité actuelle limite les promotions : « Au sein du gouvernement, ce n'était pas unanime. Le groupe parlementaire présidentiel (…) n'était pas… (…). Là, il faut reconnaître que c'est Bruno Le Maire et Olivia Grégoire qui, un peu en partition solo, ont réussi à convaincre Élisabeth Borne, qui était allée visiter un Système-U pour dire qu'elle s'intéressait à ce sujet, et puis le Président depuis deux jours qui a quand même... ».

Mais l'initiative de Bercy ne changera pas la loi qui reste toujours la même. Donc ces négociations producteurs/distributeurs n'iront pas très loin : « La loi dit qu'on ne négocie qu'une fois par an... On nous l'impose... On est les seuls en Europe. ». Les négociations intermédiaires ne remettent donc pas en cause la négociation de mars. Ce système aurait été adopté ainsi, selon le chef d'entreprise, pour faciliter les contrôles de l'administration.

Ce qui ne fait plus l'affaire des consommateurs aujourd'hui : « Nous qui sommes présents dans différents pays de la communauté européenne, nous voyons bien aujourd'hui que le système de négociation et de répercussion des baisses aux consommateurs, est inerte. ».

Et de ne pas hésiter à faire changer le cadre législatif de 2008 (la loi LME) : « Il ne faut pas avoir peur de changer les lois, il n'y a pas une Bible ; les temps changent, on change la loi, ou alors, on met des lois plus flexibles, moins encadrant. ».

Son objectif, celui de répercuter à la baisse, c'est par exemple sur les biscuits dont les prix sont impactés par trois secteurs actuellement en baisse : les céréales, le papier et le transports. Tous les produits importés par containers devraient baisser : les prix du container sont passés en six mois de 15 000 euros à 2 000 euros.



Mais l'initiative de l'État est nouvelle, celle d'exiger que les industriels viennent à la table de négociation : « C'est un retournement politique. ». En effet, le gouvernement a obtenu des 75 plus grandes marques en France, représentant 80% du marché des marques, de négocier leurs prix avec les distributeurs. Pourquoi seulement 75% des marques ? Parce que le gouvernement a fait dans le plus simple et le plus efficace, en convaincant deux fédérations industrielles : « Ça veut dire que le marché de l'industrie est très concentré. ».

Et Michel-Édouard Leclerc de continuer son petit cours de grande distribution : « Dans le rapport de forces, le distributeur, il a eu besoin du gouvernement. Donc on va aller les chercher, ces baisses, sur les marchés des céréales, les biscuiteries, et tout ça. On ne va pas toucher, j'insiste, on ne va pas toucher au marché du lait, parce que c'est très fragile (…), nous avons promis de ne pas toucher au monde agricole, pour des raisons politiques, c'est clair, mais aussi pour des raisons sociales, et aussi pour des raisons de fourniture. (…) Il faut des messages clairs dans la société, si on ne veut pas de violence, si on veut aussi que tout le monde se retrouve dans un projet anti-inflation, parce qu'il faut fédérer les entreprises là-dessus, je pense qu'il faut dire ses priorités et au fond, nous, les grands groupes de distribution cotés en bourse ou coopératifs, on va focaliser notre combativité et notre attention sur les grandes marques internationales parce qu'au fond, on veut être au diapason de ce qui se fait en Europe. ».

Et puis, il a esquissé un agenda : « On n'a pas le droit de vendre à perte, donc, de toute façon, on répercute les hausses, c'est obligatoire, [le pic d'inflation,] ça va arriver fin juin, juillet. Après, il va y avoir une petite stagnation (…). Le pic d'inflation, ses répercussions vont être pendant l'été, et après, ça va descendre. Ce qui va descendre, ce n'est pas tous les prix, c'est le taux d'inflation (…). Je pense qu'à la fin de l'année, on sera moitié moins qu'aujourd'hui. (…) Ce qui a été pris ne sera jamais rendu. ».

Concrètement : « Dans cette négociation, on peut aller espérer des rabais, des promos, des déductions, des ristournes, mais la loi dit que le tarif négocié en mars est applicable pendant une année. (…) Cette négo, il ne faut pas lui donner un impact considérable. ».

Michel-Édouard Leclerc jouait la franchise : « Je vous jure, tout ce qu'on pourra faire baisser, on baissera ; on est déjà les moins chers (…) ; l'idée pour nous, c'est d'être le moins cher. Donc, vous voyez bien que ces histoires de panier, toutes ces polémiques, moi je pense que la vraie mesure de l'inflation, c'est ce que paient les gens au final, en pied de ticket de caisse. ».

Négocier, c'est d'abord se donner la possibilité de créer un rapport de forces. C'est le principe de la concurrence comme système visant l'intérêt des consommateurs : « C'est une négo. Ce n'est pas rationnelle, une négo. On y va plus puissants même que ce qu'on va obtenir. C'est normal, ce n'est pas un poker, mais (…) il faut créer ce rapport de forces. On va dire à untel que s'il ne baisse pas ses prix, on va multiplier les promos sur nos marques de distributeur, et on le mettra moins en rayon. C'est la règle du jeu. Ça vous paraît être Dallas, mais finalement, c'est BFM, LCI et franceinfo. Allez, c'est pareil ! La concurrence, là, c'est dramatisé, c'est théâtralisé, mais si vous regardez ça sous un plan sportif, ça peut se faire de manière moins polémique et plus au bénéfice des consommateurs. ».

Il en a rajouté une couche sur des producteurs qui seraient plus tentés par le court terme que le long terme : « Ceux qui dirigent l'industrie ne sont pas que des industriels. Ce sont aussi des financiers, ce sont aussi des gens qui surveillent le cours de bourse. Et en fait, dans les 75 entreprises qui sont là, il y a des managers qui sont des industriels qui aiment le produit etc., mais vous avez aussi des managers qui répondent à des actionnaires qui veulent et qui trouvent que c'est pas mal l'inflation, ça gonfle artificiellement le chiffre d'affaires, ça permet de dire à tout le monde qu'on est en progression, (…) Sur le court terme, pour soutenir le cours, c'est bien l'inflation, c'est pas mal l'inflation, vous savez, même peut-être pour l'État, la hausse du prix du carburant, la hausse de 17% sur l'alimentaire, ça fait aussi des hausses de TVA. (…) Moi je raisonne en négociant, j'assume ça, mais dans la réalité, en face de nous, quand on dit des grands industriels, c'est aussi des grands actionnaires qui ne sont pas pressés de baisser les prix. ».

Enfin, dernière leçon, la différence entre déflation et inflation pour la grande distribution, c'est le retournement du rapport des forces : « En période de déflation, c'est celui qui détient le débouché qui fait plus la loi (…). Mais en période d'inflation, aujourd'hui, c'est dur pour nous d'aller dire à Coca Cola, je vais me priver de toi, ou à Mars, je vais me priver de toi. Parce que même le consommateur, il est ambivalent là-dessus : si c'est trop cher, il va crier, mais s'il n'a pas le produit, il va crier aussi. ».

Avec son bâton de pèlerin, Michel-Édouard Leclerc est donc imperturbablement dans les médias à prendre les téléspectateurs, qui sont aussi les consommateurs, à témoins de sa bonne volonté et de la moins bonne volonté d'autres acteurs économiques ou politiques. Il reste partial, bien évidemment, puisqu'il doit faire du profit s'il veut continuer à exister (et à employer ses centaines de milliers de salariés), mais il le fait avec un certain messianisme qui est très singulier dans ces secteurs économiques où le silence ou la réserve l'emportent sur la communication.

Avec Bernard Arnault, on avait le laconique ; avec Bernard Tapie, on avait le flambeur, tout le contraire ; avec Michel-Édouard Leclerc, on a le pédagogue. Prendre ses auditeurs pour des personnes intelligentes capables de comprendre ses enjeux est au moins une forme de respect qu'on ne lui retirera pas, malgré toutes les critiques que certains (anciens clients ? anciens producteurs ?) n'hésitent pas à lui balancer encore aujourd'hui...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Michel-Édouard Leclerc.
La France des investissements productifs félicitée par Emmanuel Macron.
Faut-il encore polémiquer sur le RSA ?
Virginie Calmels.
Bernard Arnault.
Georges Chavanes.
Serge Dassault.
Thierry Breton.
Stéphane Soumier.
Elon Musk.
Jeff Bezos.
Donald Trump.
Silvio Berlusconi.
Anatoli Tchoubaïs.
Ravil Maganov.
François Perigot.
Alain Minc.
Jean Gandois.
Yvon Gattaz.
Bill Gates.
Carlos Ghosn.
Olivier Dassault.
Albin Chalandon.
Bernard Tapie.
Le Black Friday.



 


Lire l'article complet, et les commentaires