Fonder « l’existence écologique »...

par lephénix
mercredi 22 mars 2023

Le « capitalisme contemporain » a mauvaise presse, certes - son procès est instruit à longueur de colonnes et de livres. Mais il n’en prospère pas moins sur la fascination qu’il exerce, tout en orchestrant une croissance économique insoutenable, des transferts de richesses accélérés, des pénuries organisées – et en creusant l’abîme d’une dette inconcevable... L’économiste Christian Arnsperger rappelle qu’il est rien moins qu’une « manière défectueuse de répartir les finitudes entre les personnes ». Il formule le projet d’une « science économique existentielle » articulant la « finitude de la vie individuelle à la finitude de la biosphère ». S’il en est encore temps...

 

Le constat est clinique, attristé et avéré, tout comme la surchauffe d’une planète surexploitée : « Nous sommes des êtres aliénés : nous portons en nous des potentiels humains non actualisés qui nous sont rendus inaccessibles » écrit Christian Arnsperger, professeur à l’Université de Lausanne. Mais voilà : le système économique dominant « occulte ces potentiels et nous rend étrangers à nous-mêmes ».

Cette aliénation va jusqu’à « l’absence de questionnement critique et existentiel », à une acceptation hallucinée du pire voire à un fatalisme hébété face à l’insoutenable. N’est-ce pas en « consommant » que nous donnons aux machines une bonne raison de « produire », d’une « innovation » à l’autre ?

Les calculs de « maximisation » que chacun est censé effectuer pour son « avenir » (« demain nous appartient » puisqu’on nous dit que le développement est « durable »...) révèlent pour l’économiste un « impératif normatif ancré dans un puissant déni existentiel  ». L’aventure humaine est marquée, tout au long de quelques centaines de milliers d’années de bipédie, par un « besoin d’expansion de soi », l’aspiration à s’affranchir du réel disponible et à s’illimiter, à l’image des dieux que les animaux fabulants se sont inventés – jusqu’aux « dieux du stade » et autres « entrepreneurs » du « milliard d’or » prétendant « sauver le monde »... Posséder davantage que d’autres garantit-il une « valeur transcendante », une « protection contre l’insignifiance » ? La possession, l’accaparement et l’accumulation assurent-ils une « immortalité imaginaire aux dépens des perdants » ?

 

Vers un « verdissement » de la « logique croissanciste »

C’est entendu, puisque la ritournelle est assénée sans relâche ni retenue : la planète chauffe, c’est la faute de l’espèce humaine constituée en « agent géologique majeur » depuis qu’elle a acquis la maîtrise des « énergies fossiles »... Mais voilà : tous les hommes ne sont pas égaux en « responsabilités climatiques » - et les « ultrariches » consomment bien davantage d’énergie en jet privé que le tout-venant en berline diesel... Alors, anthropocène ou... capitalocène ?

Christian Arnsperber montre le coeur nucléaire du système : « Ce qui sous-tend cette vision et cette pratique de l’économie, c’est un être humain croissanciste, c’est-à-dire, d’une part, identifié existentiellement aux biens et aux services comme sources principales de « colmatage » de son vide existentiel intérieur, et, d’autre part, frappé du sceau de l’infinitude des « besoins », ayant besoin de posséder et consommer toujours davantage pour continuer à se distraite de ses inquiétudes existentielles.  »

L’histoire d’un capitalisme destructeur de l’environnement dans sa quête de profits sans limites n’est plus à faire... Le « prix à payer » pour faire durer cet état de fait qui ne peut que mal finir, c’est la Dette abyssale, perpétuelle : « L’endettement de l’économie doit rester structurellement élevé et lié à des perspectives de croissance quasiment perpétuelles des avoirs monétaires et des volumes réels produits et consommés. Et plus structurellement encore, la course au « découplage » entre volumes produits et consommation de ressources est engagée : pour pouvoir soutenir une économie de croissance, l’argent dette doit être orienté de plus en plus vers des technologies et des consommations « vertes », c’est-à-dire à basse intensité en ressources et à haute efficience énergétique.  »

Pour le discours neomalthusien porté par les courants dits « écologistes », la question ne serait pas de savoir si la Terre peut nourrir huit milliards d’habitants, mais à quel prix – à chacun sa nuance de vert, du vert-de-gris au vert tendre ou fluo, pourvu que l’ « on » poursuive allègrement l’accumulation des « richesses » dans un système qui la rend possible et de chimères par une démentielle fuite en avant technologique..

La seule réponse du « capitalisme », c’est de faire croire qu’il va s’attaquer aux problèmes qu’il a crées avec son fondamentalisme technologique par... toujours davantage de technologie. Depuis le mésusage massif du charbon dans l’Angleterre du début du XIXe siècle pour asservir les travailleurs jusqu’à l’atome à tout faire et les « gènes sauteurs » de la nature « connectée », voilà qu’il achève de désintègrer la « société » avec l’IA ou « machines à prédire »... Sans oublier les procédés biotechnologiques qui prétendent placer la constitution intime de l’humanité sous leur contrôle...

 

Se « tromper d’infini » ?

Le « principe d’expansion de soi », inscrit profondément dans l’humain, « se trompe d’infini en ancrant ses aspirations spirituelles à l’expansion dans les domaine des biens matériels, des images virtuelles ou des relations affectives » - l’inventaire est loin d’être épuisé... Aussi, la croissance capitaliste est « non seulement une proposition organisationnelle ou économique mais aussi existentielle, liée à la création d’une culture – des manières de vivre personnellement, des manières de vivre en collectivité – censées donner un sens à nos vies par une accumulation perpétuelle  »...

Les individus modernes habitent une « cage de fer » de nécessité économique mais aussi un palais de rêves où il ferait si bon vivre – et sans cesse ils « tentent de transformer l’une en l’autre »... Comment en sortir ? Bien sûr, il y a la voie de la sobriété volontaire, qui « se distingue de la pauvreté et de la misère subies en ce qu’elle s’attaque au vide intérieur « surnuméraire », celui qui subsiste imaginairement même quand les besoins biophysiques de base sont satisfaits  »...

L’économie écologique existentielle prônée par Christian Arnsperger en appelle à un « réencastrement de la logique économique dans le tissu écologique ». Il s’agit rien moins que de « transmuter la peur de la nature en un humanisme écologique  » - une « tâche civilisationnelle » de la plus haute urgence et la « meilleure opportunité de faire advenir une autre économie, capable de dépasser l’anthropologie de la croissance, la psychologie du manque et la métaphysique du « progrès » qui règnent depuis deux siècles et demi  »... Pour que la vie nous « révèle à nous-mêmes comme une capacité d’infini  », point besoin de céder aux mirages de la happycratie ou de l’envie immédiate. L’abstraction de l’Homo oeconomicus ne fait plus illusion ni recette et une voie royale s’ouvre pour un modèle alternatif – c’est juste une question de « rapport de forces »... L’on ne devient pas riche tout seul, mais grâce à une société qui crée les conditions de l’enrichissement.

S’il n’y a rien qui ne « puisse davantage faire obstacle à la transmutation existentielle que la misère et l’abjection des besoins de base non satisfaits », autant ne plus tarder à se « répartir les finitudes »... Si les prédateurs ne manquent pas au sommet de la chaîne alimentaire d’un bocal de mensonges, « le prédateur ultime est la nature elle-même, et le « métabolisme biosphérique » est un vaste mécanisme de recyclage moléculaire auquel aucun organisme n’échappera jamais  »...

Autant ne pas perdre de vue l’audace et le devoir de « se tenir debout » qui a façonné non seulement l’anatomie humaine mais aussi les premiers âges coopératifs de la « civilisation »...C'est bien l'intelligence coopérative qui a assuré la survie de l'espèce parlante - pas la dogmatique de la "compétition" ou la religion de la "concurrence" frénétique, lourde de conflictualités... En matière de « responsabilités », la marge de manoeuvre demeure infinie et il ne s’agit pas d’abdiquer ou de se démettre...

Si nos ancêtres ont gagné de haute lutte le fait (toujours révocable...) d’être des humains, le « devoir de vivre debout » pour "le droit de vivre" n’a rien d’abstrait. Il n’en demeure pas moins ardu, face aux modifications prévisibles de notre mode de vie dans ce qui reste d’une « société de consommation » narcissique, décérébrée et outrancièrement technozombifiée...

Christian Arnsperger, L’Existence écologique – Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Seuil, collection « Anthropocène », 416 pages, 23 euros


Lire l'article complet, et les commentaires