Coupables de se nourrir

par Kilien STENGEL
vendredi 21 juillet 2023

Nos comportements alimentaires, les plus intellectuels comme les plus moraux, sont avant tout réfléchis pour sauvegarder ou faire évoluer l’acte originel, l’acte nourricier. C’est donc un défi théorique que de percevoir l’avenir alimentaire et de savoir lire le présent.

Les médias soulignent, au quotidien, que, compte-tenu des situations climatiques, sociales, économiques, sanitaires et démographiques, nous sommes coupables de ne pas bien manger, de ne pas manger responsables. Nous sommes coupables de surconsommer, de manger des produits industriels, de polluer, de ne pas consommer bio, de ne pas consommer équitable, de gaspiller. Nous sommes coupables d’abimer la planète en utilisant des emballages, coupables de l’effet de serre, de l’effet papillon. Nous sommes coupables d’anéantir les races animales en mangeant de la viande. Coupables de mettre en danger notre civilisation en mangeant trop de produits carnés et pas assez de végétaux, en buvant de l’alcool, en ne maîtrisant pas suffisamment notre poids, en nous sédentarisant, en mangeant trop gras et trop sucré, en mangeant trop tout simplement. Coupables de ne pas consommer durable, en épuisant les ressources maritimes, en participant au développement de la mondialisation et ne pas assez à la consommation locale. Nous sommes coupables de ne pas être responsables en dépensant en suffisance pour participer aux besoins de fonctionnement de l’état. Nous sommes coupables de participer à cette évolution alimentaire moderniste qui fait disparaitre les traditions culinaires et les rites alimentaires. Enfin nous sommes coupables de manger avec de mauvaises manières, sans prêter attention à la pluriculturalité des manières de tables. Nous pourrions donc en conclure que nous sommes coupables de nous nourrir et de vivre dans une société qui évolue.

Les prescripteurs des bons choix alimentaires s’efforcent toujours de penser sa continuité. La volonté de pérennité humaine ou de sa propre survie, notamment liée aux nombreuses thèses et échos portant sur l’alimentation, souligne une continuité d’émergence qui profite par exemple d’un appui, au cours du XIXe siècle considéré comme l’ère du progrès, de l’industrialisation et de la création des techniques. Une époque embrouillée et foisonnante, tant les héritages sont nombreux de cette période, avec leurs avantages techniques et médicaux et les inconvénients chimiques et empoisonnant, qui compliquent le schéma actuel de ce qu’est une bonne alimentation. En revanche, nous continuons de jouer cette proximité tout en la critiquant, et passons ainsi à côté de spécificités de nos comportements théoriques de sortie. Devrions-nous créer une forme de césure radicale entre nos comportements alimentaires passés et nos comportements du XXIe siècle ? À moins que de vouloir être précurseurs, afin de recréer un nouvel univers de culture alimentaire, ces besoins incessants de nouveaux eldorados créatifs risquent de faire accomplir un saut non seulement métaphysique, mais également une émergence naturelle non maîtrisable et un bouleversement comportemental des sociétés. Seul le temps, qui sait construire l’historicité des individus rend leur choix responsables et légitimes, et offre, aux tendances alimentaires et créativités culinaires, une réputation. La plus grande partie des conceptions de recettes, bizarreries de chefs cuisiniers, grandioses inventions agroalimentaires, et originalités de manière de se nourrir, ont gagné, après deux siècles, la qualité d’être reconnues comme de sublimes idées. Des disciples les ont copiés. Des auteurs en ont parlé. Si notre société continuait de vénérer ce qui est ancien et de mépriser ce qui est novateur, la réflexion serait étranglée et le métier de cuisinier copiste aurait un grand succès. Toutefois, à compter de combien de temps, une idée n’est plus novatrice ? Combien de temps faut-il pour qu’une création ou un acte novateur soit entré dans les normes et les mœurs, accepté et légitimé par l’opinion publique ?

En conclusion, le moralisme et conservatisme alimentaire, qui baigne dans notre société, est construit sur une forme de survalorisation de l’ethos qui nécessite de l’intellectualiser et le théoriser, et sur du pathos qui réduit notre besoin d’ethos. Nous sommes des êtres de liens, de communions, vivants en communautés, des êtres de compassion qui sont interpelés pas ce qui les entoure. Ces interdits et culpabilisations sont ce qui crée la distinction entre l’homme et l’animal. Ces culpabilisation ne sont là que pour décrire anthropologiquement nos actes alimentaires, en nous disant sens cesse : ce n’est pas comme cela qu’il faut s’alimenter, produire, élever, transformer, cuisinier, bien manger,… On ne peut pas ni toujours critiquer, ni se mentir sur ce que l’homme fait pour sa survie. C'’est ainsi que nous avons défini nos règles sans cesse reconsidérées, que l’on oublie puis que l’on réécrit. Ainsi la philosophie, elle, tente de chercher autre chose, d’autres vertus, d’autres valeurs, des fondements cachés qui justifient la continuité de nos actes et existences. Alors décrivons encore et toujours nos usages et voyons en cela qu’ils sont soit critiquables mais tout à fait logiques. Et la question est aujourd’hui : que faire des rites alimentaires des differentes communautés mondiales ? Les mettons-nous en commun ou continuons-nous de les observer comme on observe un « étranger » ? Continuons de créer une distance entre ce qui est fait et ce qu’il faudrait faire pour bien manger et effaçons les frontières créées entre les interdits et les droits. Les siècles passant, avec leur lot de scandales alimentaires en bandoulière, notre monde se construit une stèle de pensées critiques sur ce qui nous nourrit : des vérités parmi d’autres pourtant devenues majeures, et effaçant toute forme de philosophie relativiste. Les conquêtes scientifiques, organisationnelles, sociétales, sociales et techniques, restent la finalité recherchée par notre humanité. Alors que d’autres individus préfèrent l’évasion dans un imaginaire gastronomique, avec ce qu’elle apporte de mauvaise conscience et de culpabilité, pour ma part je préfère considérer que l’essentiel est d’assurer nos choix alimentaires qui construisent l’aventure d’une vie et l’aventure nourricière de l’humanité.


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