La profanation du cimetière juif de Carpentras, il y a 35 ans

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 9 mai 2025

« 33 tombes, et non pas 2 seulement comme indiqué précédemment, ont été endommagées par des inconnus qui ont ouvert un cercueil et exhumé le défunt, un homme décédé de 81 ans. Le corps, empalé sur un manche de parasol, a été découvert gisant sur la tombe voisine. Cet acte n’a pas été revendiqué. Les enquêteurs ont relevé les empreintes de chaussures de quatre personnes différentes qui, semble-t-il, auraient opéré au cours de la nuit de mercredi à jeudi. » (Dépêche de l'AFP publiée le jeudi 10 mai 1990 à 15 heures 53).

Il est des villes qui, par l'amer hasard de l'histoire, deviennent synonymes de l'ignominie et de la consternation bien malgré leurs habitants. C'était évidemment le cas pour Vichy et, bien que ville de cure thermale, le régime de Vichy n'était pas un régime minceur mais le régime politique de Pétain. Cela a été aussi le cas pour la ville de Carpentras, dans le Vaucluse, qui s'est retrouvée un beau matin le symbole déplorable de l'antisémitisme le plus abject.

En effet, il y a trente-cinq ans, le jeudi 10 mai 1990 dans la matinée, deux dames qui se sont rendues au cimetière juif de Carpentras pour se recueillir auprès de leurs disparus ont trouvé trente-quatre tombes détruites, avec des inscriptions antisémites, et surtout, le plus grave, le corps d'une personne, Félix Germon, décédé quinze jours auparavant à 81 ans, dont la tombe n'avait pas être encore ensevelie, a été exhumé. Les autorités ont été alertées par ces deux dames, ont envisagé de ne pas en faire la publicité pour éviter de donner de mauvaises idées à certains, puis ont publié un communiqué de presse à 15 heures 53 à l'AFP. Cette profanation du cimetière juif de Carpentras a provoqué un emballement médiatique et politique particulièrement notable.

Ce n'était pas, hélas, la première fois qu'un cimetière juif a été profané en France. Plusieurs cas avaient déjà eu lieu depuis l'attentat de la synagogue de la rue Copernic à Paris.

Il faut remettre la situation dans le contexte politique du moment. Le 10 mai 1990, le Président François Mitterrand s'apprêtait à fêter le neuvième anniversaire de sa première élection du 10 mai 1981, et en bonne route pour atteindre les dix ans voire atteindre le record de longévité de tous les Présidents de la République depuis que la République existe (quatorze ans, ce fut le cas et cela ne se renouvellera pas en raison du quinquennat limité à deux mandats successifs).

Les socialistes avaient gagné les élections de 1988 : réélection de François Mitterrand en mai puis élections législatives en juin, même si l'absence de majorité absolue rendait les choses un peu plus compliquées qu'en 1981 pour le gouvernement dirigé par Michel Rocard qui pouvait toutefois alterner le soutien du parti communiste français et du groupe centriste UDC (Union du centre issue principalement des rangs du CDS, composante démocrate-chrétienne de l'UDF). Laurent Fabius, qui n'avait pas réussi à s'emparer du premier secrétariat du parti socialiste en 1988 ni au mémorable congrès de Rennes en 1990, a pu obtenir en lot de consolation (pauvres institutions !) le perchoir entre 1988 et 1992.

Parallèlement, le FN continuait à monter dans l'électorat sous la houlette de Jean-Marie Le Pen. L'extrême droite a fait un excellent score à l'élection présidentielle de 1988, frôlant les 15%. Et au cœur de l'essor du FN, à Dreux, lors d'une élection législative partielle en décembre 1989, la candidate du FN Marie-France Stirbois a été élue, confortant ainsi ce parti dans ses fondements.

Justement, la veille du 10, le 9 mai 1990 au soir, le président du FN était l'invité de la très importante émission politique "L'heure de vérité" animée par François-Henri de Virieu sur Antenne 2. Signalons en passant que Jean-Marie Le Pen, qui n'avait obtenu que 0,7% à l'élection présidentielle de 1974, a été pistonné par François Mitterrand pour participer régulièrement à cette émission phare à partir de 1984, ce qui lui a assuré une couverture médiatique très forte, dans le but machiavélique de diviser la droite et d'empêcher l'alliance UDF-RPR d'être majoritaire.

Et justement, le 9 mai 1990, Jean-Marie Le Pen expliquait qu'il y avait trop de Juifs dans la presse : « Que les Juifs aient beaucoup de pouvoir dans la presse, comme les Bretons en ont dans la marine, ou les Corses dans les douanes, ça ne me paraît pas discutable. Comme des gens du Front national se sont aperçus qu'un certain nombre de lobbies juifs, comme celui de M. Kahn, leur ont fait une persécution systématique, ils ont l'impression d'en voir beaucoup, c'est vrai. » [Jean Kahn était le président du CRIF de 1989 à 1995]. Ce n'était pas à sa première provocation à connotation antisémite, c'était après la longue série du "détail" et de "Durafour crématoire", etc. Très vite, certains ont vu dans les propos du leader d'extrême droite une motivation de quelques "bas du front" pour profaner un cimetière juif. C'était le cas par exemple de Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis bien connu, qui a déclaré le 10 mai 1990 : « Le Pen a dit hier soir qu'il y avait trop de Juifs dans la presse. Certains à sa droite ont traduit qu'il y a trop de Juifs dans les cimetières. ».
 

En fait, la profanation, réelle, a eu lieu dans la nuit du 8 au 9 mai et pas du 9 au 10 mai, car personne n'est venu au cimetière dans la journée du 9 mai, si bien qu'il a fallu attendre le lendemain pour se rendre compte des dégradations. De plus, les informations ont laissé croire que le corps de Félix Germon, exhumé, avait été au centre d'une odieuse mise en scène, en d'autres termes, qu'il avait été empalé, information relayée par les premières déclarations de Laurent Fabius et aussi de Pierre Joxe. La réalité a été que ce n'était pas le cas, l'examen par deux médecins légistes a montré que c'était faux. L'exhumation du corps n'en demeurait pas moins absolument choquante et scandaleuse, un manque de respect aux morts insupportable.

Le commentaire du journaliste Marcel Trillat, directeur adjoint de l'information, dans le journal télévisé d'Antenne 2, soulignait l'extrême gravité de cette profanation (une dramatisation qui ferait de l'audience, par ailleurs) : « Un crime prémédité (…), la transgression sauvage du tabou le plus antique : le respect des morts. Un véritable défi à la société française, comme pour la prévenir que ses fondements les plus solides étaient en train de s’effriter. ».

Pour ne prendre qu'un exemple, très représentatif, dans son éditorial du 12 mai 1990, André Fontaine, le directeur de la publication du journal "Le Monde", écrivait : « Il n’est pas trop tôt pour souligner le danger de la banalisation (…) du discours raciste ou révisionniste (…). Le drame de Carpentras devrait en inciter plus d’un, homme public comme citoyen privé, à faire en ce domaine, son examen de conscience. ».
 

La machinerie politique a démarré au quart de tour, du moins du côté du parti socialiste et à gauche, mais pas seulement. Le Ministre de l'Intérieur Pierre Joxe, qui se trouvait en déplacement à Nîmes, est allé immédiatement à Carpentras en hélicoptère dans la journée : « Lorsque l’horreur est indicible, on ne doit rien dire, on doit se taire et méditer. C’est ce que nous venons de faire. Mais lorsque les criminels sont connus, on doit les dénoncer. Nous les connaissons ; je dénonce donc le racisme, l’antisémitisme, l’intolérance et je pense que tout le monde en France ressentira, comme nous, chagrin et pitié. ». Un référence qui faisait penser à Auschwitz.

Après lui, quasiment toute la classe politique a défilé à Carpentras : Raymond Barre (ancien Premier Ministre), Pierre Mauroy (ancien Premier Ministre), Jack Lang (Ministre de la Culture), Lionel Jospin (Ministre de l'Éducation nationale), Jean-Claude Gaudin (président du conseil régional de PACA), Michel Noir (maire de Lyon), Georges Marchais (secrétaire général du PCF), Harlem Désir (président de SOS Racisme), etc. Jacques Chirac (président du RPR et maire de Paris) aussi a réagi publiquement et a exprimé son indignation.


Du reste, si cet émoi politique a été parfois surjoué par l'Élysée et la gauche en général, il restait salutaire. Le pays n'était pas sans réaction quand des actes abominables ciblant les Juifs était commis, et ce constat, rassurant, était essentiel. Le point d'orgue fut la grande manifestation du dimanche 14 mai 1990 à Paris à l'initiative du CRIF, entre Bastille et République (itinéraire classique des manifestations de gauche, imposé par l'Élysée), à laquelle quasiment toute la classe politique a participé (toute la classe politique sauf le FN). Le présentateur du Soir 3, le journal télévisé sur FR3, déclarait : « Bonsoir, c'est bien tout un peu peuple qui était ce soir dans la rue à Paris, des centaines de milliers de personnes pour une marche silencieuse, une seule banderole, en tête du cortège : "Non au racisme et non à l'antisémitisme". ». Michel Rocard, Pierre Bérégovoy, Pierre Mauroy, mais aussi Jacques Chirac, François Léotard, etc. y ont participé... et également François Mitterrand, le Président de la République, ce qui était sans précédent depuis 1945. La participation d'un Président de la République à une manifestation a été renouvelée une seule fois avec François Hollande le dimanche 11 janvier 2015 après les attentats de "Charlie Hebdo". Le mot de François Léotard à cette manifestation du 14 mai 1990 était d'ailleurs éloquent : « Nous refusons ce que dit monsieur Jean-Marie Le Pen, car ce sont possiblement ces mots-là qui ont poussé à ces actes-là. ».
 

Effectivement, dès les premières heures, le FN et Jean-Marie Le Pen étaient montrés du doigt par le reste de la classe politique. Certes, le parti d'extrême droite n'était pas accusé explicitement d'avoir commis lui-même les profanations, mais d'en avoir été la cause morale ou politique par les nombreuses déclarations à connotations racistes et antisémites. Pour riposter aux accusations portées contre lui, Jean-Marie Le Pen a organisé une conférence de presse le 11 mai 1990 au Danemark où il était en déplacement, en criant au complot contre lui, contre le FN, visant à le faire taire : « Oui, il s’agit d’un acte ignoble mais c’est un coup monté qui sert de tremplin à la classe politique pour s’attaquer au FN ! ». TF1 a diffusé aussi le 11 mai 1990 une réaction de Jean-Marie Le Pen au Puy-en-Velay : « L’attitude de certains hommes politiques apparaît comme tellement choquante qu’elle fait immédiatement penser à un montage. D’ailleurs, par beaucoup de côtés, cet événement rappelle quelque chose de récent : c’est l’opération de Timisoara. (…) À qui le crime profite ? Cela devrait en tout cas écarter le FN. ».

L'attaque étant la meilleure défense, le leader d'extrême droite a imaginé d'autres coupables possibles, « des communistes qui semblent être les maîtres d'œuvre de toute cette opération », ou même « des mouvements subversifs islamiques dont on sait qu'ils ne portent pas spécialement dans leur cœur les Juifs ». Pire ! Dans une sorte de victimisation viscérale, le FN a par la suite accusé des jeunes Maghrébins, puis des agents du Mossad, et enfin François Mitterrand lui-même d'avoir commis ces profanations dans le but d'accuser le FN.

Selon Yves Bertrand, le futur directeur des renseignements généraux entre 1992 et 2003, François Mitterrand aurait effectivement été à l'origine de la puissance médiatique de ces réactions politiques et des accusations portées contre le FN afin de rendre désormais impossible toute idée d'alliance entre la droite et l'extrême droite. Et c'est pourquoi l'Élysée a demandé à ce que l'enquête policière privilégiât la piste de militants du FN. Mais de là à faire commettre lui-même la profanation, il y a un fossé !

Concrètement, l'enquête policière s'est longtemps enlisée. Des militants d'extrême droite, du parti PNFE, ont été interpellés puis relâchés sans avoir de lien, semble-t-il, avec les profanations (en fait, si). En novembre 1995, une émission télévisée ("Témoin n°1" sur TF1) de Jacques Pradel a donné un écho médiatique particulier à une nouvelle piste proposée par l'avocat Gilbert Collard, déjà proche du FN, celle de la jeunesse dépravée des notables de Carpentras, profitant des rumeurs existant déjà dans la ville. Était visé notamment le fils de Jean-Claude Andrieu, commerçant et maire UDF de Carpentras depuis octobre 1987 (et conseiller régional à partir de mars 1992), sous prétexte qu'il jouait à des jeux de rôles. Rumeurs de messes noires, de satanisme, voire d'orgies organisées, avec, à la clef, le meurtre d'une jeune femme, Alexandra Berrus, en 1992. Gilbert Collard était l'avocat à la fois de la famille de Félix Germon et de celle d'Alexandra Berrus. À la suite de cette émission qui a provoqué beaucoup d'incompréhension dans la population, la juge d'instruction a été dessaisie de l'affaire et mutée à Marseille. Mais cette piste, comme les autres, n'ont pas plus abouti !

Ce n'est que le 30 juillet 1996 que le mystère s'est évaporé. L'un des auteurs de la profanation s'est finalement rendu aux autorités et a reconnu les faits en apportant des indications connues des seuls enquêteurs. L'homme était au chômage et psychologiquement à bout. Il a aussi dénoncé ses quatre complices. Quatre des cinq auteurs ont alors été arrêtés. Il s'agissait d'un acte antisémite préparé de longue date, prémédité par des néonazis du PNFE, groupuscule néonazi fondé en 1987. Leur chef, un skinhead membre du PNFE, qui avait été arrêté dès le 11 mai 1990 mais relâché le lendemain, a été tué le 23 décembre 1993 à moto par un véhicule dont le conducteur a été également assassiné, retrouvé dans le Rhône avec deux balles dans le corps et les pieds lestés de lourdes pierres. Les quatre auteurs survivants ont été condamnés le 24 avril 1997 à Marseille à des peines comprises entre vingt et vingt-quatre mois de prison ferme.

Même s'il y a eu quelques liens entre le FN et le PFNE (le fondateur du PNFE a été membre du FN auparavant), aucun lien n'a été établi entre la profanation du cimetière de Carpentras et le FN et les accusations portées contre Jean-Marie Le Pen ou le FN, même si elles pouvaient se comprendre par le climat d'antisémitisme que le personnage avait installé dans le débat public, se sont donc révélées fausses et injustifiées.

L'une des conséquences de cette affaire a été l'adoption le 30 juin 1990 et la promulgation de la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot (Jean-Claude Gayssot, député PCF et futur ministre, l'avait proposée), dont la nouveauté (dans son article 9) est qu'elle réprime désormais toute contestation de l'existence des crimes contre l'humanité, et en particulier des chambres à gaz dans les camps d'extermination nazis : « Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. ». Cette loi n'a pourtant pas empêché la montée de l'antisémitisme en France sur les trois décennies qui l'ont suivie.


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Sylvain Rakotoarison (03 mai 2025)
http://www.rakotoarison.eu


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