Christiania : vers la fin d’une utopie ?

par Fergus
jeudi 13 décembre 2012

En septembre 2009, je publiais un article intitulé Christiania, crépuscule d’une communauté. Dans cet article, j’évoquais l’histoire de cette étonnante « ville libre ». Installée dans l’ancienne base navale de Copenhague, il y régnait un esprit libertaire. Il y flottait aussi l’odeur âcre du haschisch. Après 40 années d’existence, la communauté est contrainte à une profonde mue, victime de ses excès et d’une reprise en main par les autorités. Faut-il y voir la fin d’une expérience alternative devenue, au fil du temps, un symbole planétaire ?...

« I kan ikke slå os ihjel ! » (Vous ne pouvez pas nous tuer !), continue d’affirmer l’hymne des Christianites, repris d’une chanson engagée des rockers « flower power » du groupe Bifrost. C’est pourtant ce qui est en train de se passer. Certes, la « ville libre » autoproclamée le 26 septembre 1971 n’a pas été phagocytée par les projets urbains de la municipalité de Copenhague comme la menace en avait pesé un temps. Elle continue même d’occuper la troisième marche du podium touristique de la capitale danoise à côté de la petite sirène (den lille havfrue), inspirée par le conte d’Andersen, et du parc d’attractions Tivoli. Mais l’esprit de Christiania agonise lentement. Lentement mais sûrement, et le plus stupéfiant, si l’on peut dire, pour une étonnante raison : l’accession à la propriété !

 

Cette mort annoncée de la Christinia libertaire des seventies a été actée par une décision de la Cour suprême du Danemark en date du 18 février 2011. Ce jour-là, les « sages » danois ont mis un terme à une bataille juridique engagée dès 2004 à l’initiative du gouvernement conservateur d’Anders Fogh Rasmussen pour annuler le statut d’autonomie conquis en 1989 par les squatteurs « alternatifs » de Christinia. En rejetant l’appel de la « ville libre » contre un jugement de 2009 qui officialisait le retour dans le giron de l’État des 35 hectares de l’ancienne base navale, la Cour suprême du Danemark a ruiné les derniers espoirs de statu quo des 850 Christianites.

 

Si la « ville libre » l’est de moins en moins, la combativité des Christianites ne s’est pas démentie pour autant. Résistant aux pressions extérieures visant à mettre fin à l’expérience alternative au profit de projets immobiliers, les habitants ont, avec des soutiens externes et l’active assistance de leur avocate, Line Barfod, créé en juillet 2011 la Fondation Christiania. Objectif de cette fondation : sensibiliser la population à la pérennité de la communauté et récolter les sommes nécessaires à permettre, conformément à un accord passé avec les autorités, le rachat à l’État danois de la partie des casernements où sont rassemblées la plupart des habitations et des activités culturelles de la « ville libre ». Prix fixé par les autorités judiciaires : 76 millions de couronnes danoises, soit environ 10,1 millions d’euros, à verser le 1er juillet 2012.

 

Quand les hippies deviennent propriétaires

 

Cet appel, lancé en septembre 2011, a fonctionné : plus de 50 000 donateurs ont souscrit une ou plusieurs « actions populaires » de 100 couronnes danoises (13,5 euros) donnant lieu à déduction fiscale. Cet élan de générosité a contribué à alimenter à hauteur de 8 millions de couronnes danoises le fonds de rachat. L’essentiel du financement n’est pourtant pas venu de cette solidarité, mais, de manière plus pragmatique, d’un emprunt – garanti par l’État – souscrit auprès de Realkredit Danmark.

 

Malgré tous leurs efforts, les Christianites n’ont pas été en mesure de payer les 76 millions de couronnes danoises à la date butoir, bien que ce montant ait été fixé à un niveau très inférieur au prix du marché. Mais au terme d’une opiniâtre négociation, un compromis a pu être trouvé avec les autorités sur un plan de financement assurant la pérennité de Christiania. C’est ainsi que, le 1er juillet 2012, les Christianites ont versé 51 millions de couronnes à l’État, les 25 millions restant ayant fait l’objet d’un accord en deux points : 15 millions devront être versés de manière échelonnée durant les trois années à venir, les 10 millions restants devant être acquittés par les habitants de Christiania en nature, sous la forme de travaux de rénovation des locaux historiques.

 

Même amputée d’une partie des ex-terrains militaires, Christinia a réussi à survivre à la croisade lancée naguère par les conservateurs dans le sillage d’Anders Fogh Rasmussen. Mais si l’on continue de vendre du haschisch dans Pusher Street et de monter des spectacles alternatifs au sein de la « ville libre », il ne fait aucun doute que l’esprit libertaire d’origine va profondément se transformer. Devenus propriétaires du site, les Christianites vont progressivement s’installer dans un statut de bobos. De cela, la plupart ont conscience et c’est, pour les plus anciens squatters et hippies, un véritable crève-cœur. Mais ils n’avaient pas le choix. D’ailleurs, les jeunes sont plutôt satisfaits d’un accord qui pérennise globalement leur mode de vie dans un cadre exceptionnel. Or, c’est à ces derniers que l’avenir appartient, pas à leurs aînés dont les vieux rêves de flower power finissent de s’envoler, mêlés aux volutes du haschisch, dans le ciel de Copenhague.

 


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