L’ablette et la pomme de terre

par C’est Nabum
jeudi 16 novembre 2023

 

Un grand pas pour l'humanité.

 

Un tubercule et un poisson se regardaient en chien de faïence à moins que ce ne fut à la dérobée. Leurs destinées respectives n'auguraient d'aucune possibilité de rencontre, la chose paraissait claire à nos deux protagonistes. La pomme de terre avait beau pousser le long de la rivière, seules ses feuilles caduques pouvaient se mirer dans l'onde. L'ablette de son côté ne pouvait se douter que c'était là les manifestations aériennes d'une plante tubéreuse.

Le monde végétal et son homologue animal se limitent bien souvent au petit périmètre que leur a assigné le grand créateur. L'ablette coulait des jours heureux dans l'eau tandis que la pomme de terre se préoccupait essentiellement de sa croissance à l'écart des regards. Chacun se disant de par devers soi : « Pour vivre heureux, vivons caché ! ».

La plante connut alors une chaude alerte. Une vilaine attaque de doryphores vint troubler son existence et menacer sa croissance. C'est ainsi que le tubercule se rendit compte que sa partie visible pouvait lui jouer de vilains tours. Avec ces maudites larves, pour la malheureuse ce n'était plus le Pérou. Elle avait de quoi regretter sa terre natale.

Un jour pourtant, l'impossible collaboration eut lieu. Une grande tempête souffla sur la rive, agitant en tous sens le feuillage de la plante. Pour ses occupants parasites ce fut un grand chambardement, une grande partie de la troupe se trouva projetée dans les flots voisins pour le plus grand bonheur de l'ablette et ses congénères qui en firent délicat festin.

Ingrate, la pomme de terre ne songea pas à remercier sa commère. Il en va souvent ainsi dans la complexe chaîne de la vie à l'état de nature. Chacun ignore les bienfaits qu'il doit à ses voisins surtout si ceux-ci semblent abuser d'un quelconque privilège en butinant par exemple ou en dévorant des indésirables. L'ablette, à vrai dire ne lui en tenait pas rigueur, elle ignore elle aussi la provenance de cette manne goûteuse en dépit d'une apparence détestable – dans la nature aussi, on peut juger abruptement du seul fait d'une esthétique discutable, les hommes ne sont pas les seuls à connaître ce déplorable travers -.

Tout aurait pu en rester là et l'une et l'autre auraient poursuivi leurs existences respectives sans se soucier de leurs voisines si par un curieux hasard, au moment de la récolte de ses pareilles, la pomme de terre n'avait été victime d'une curieuse coïncidence. Le brave paysan qui exploitait là quelques arpents de terre, vint avec sa pioche et son rejeton pour faire sa récolte.

Le gamin, un vilain diable n'avait nulle intention d'aider son géniteur. Il s'était muni d'un scion et d'une ligne pour profiter de l'aubaine et sortir quelques poissons de l'onde. Il se trouve que faisant fi de l'interdiction de pêcher faite aux gueux et aux manants, le jeune garçon fit ce jour-là belle récolte d'ablettes, qui toutes avaient élu domicile près du fameux carré de pomme de terre qui les avaient si bien nourries.

Devant le succès de son fils et sa maigre récolte par la faute des doryphores, le brave homme ne tint pas rigueur à son rejeton, bien au contraire. Ils rentrèrent tous deux à la modeste ferme où piaffait d'impatience le reste de la famille. La matrone attendait justement son homme pour préparer le repas, les réserves étaient au plus bas, l'espoir résidait dans les pommes de terre, cette nouvelle plante qui faisait son trou dans la région.

Le maigre butin dépita une cuisinière qui se réjouit dans l'instant de la réussite de son fils. Elle changea son fusil d'épaule et se mit en demeure de préparer les délicieux petits poissons blancs pour en faire une belle friture comme il était de coutume de les manger ici. Le gamin, une fois encore fit des siennes : il attrapa la plus grosse des pommes de terre de la maigre récolte pour la tailler à l'image des poissons. Un jeu innocent qui eut de grandes répercutions pour l'histoire de la gastronomie.

Par inadvertance la cuisinière mêla poissons et bâtonnets de cette curieuse tubercule avant que de plonger le tout dans l'huile bouillante. Ce fut un de ces curieux hasards qui font faire des pas de géants à l'humanité. Le résultat fut si probant que bien vite dans le pays, il se murmura de bouches satisfaites à oreilles en attente, la recette née d'une pêche miraculeuse. La pomme de terre frite était née par le sacrifice involontaire de quelques ablettes.

Personne ne reconnut les mérites de cette famille qui resta dans l'ombre de la grande Histoire. Monsieur Parmentier pouvait se frotter les mains, grâce à cette formidable recette, sa pomme de terre se répandit dans tout le pays, les gens mettant leurs mains en cornet pour annoncer de proche en proche l'incroyable nouvelle.

L'histoire de l'humanité est ainsi constituée de ces instants rares où l'impondérable se mêle à l'incongru pour produire un miracle. Souvent, leurs auteurs restèrent à jamais inconnus. Qu'il soit ici honoré à travers ce récit dont certains ne manqueront pas de dire qu'il a sans nul doute de la friture sur la ligne. Laissons médire ceux qui aiment mettre leur grain de sel là où il ne s'impose absolument pas.

À contre-friture.

Pour rétablir la vérité

 


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