La folle épopée d’un clou

par C’est Nabum
lundi 11 décembre 2023

 

Attachez-vous à ses pas sans vous prendre la tête ...

 

Il fut un temps où faire des clous n'était pas une mince affaire. C'était même le rôle de cloutiers, artisans forgerons qui avaient l'amour d'un métier auquel ils étaient tous attachés et qui gagnaient leur vie de la sorte. Petit métier, certes, il n'était pas simple pour ces professionnels de faire leur trou, même si de la qualité de leur travail, dépendaient bien des entreprises humaines.

Le clou de notre histoire était sorti d'une forge située en haute-Loire, alors plaque tournante de la clouterie ligérienne. Loin d'être fabriqué à la chaîne, il avait été conçu comme une pièce unique, une tête conique bien faite, une tige pyramidale avec ses quatre faces qui vont en s'amenuisant sur toute la longueur jusqu'à son extrémité : une pointe effilée prête à affronter une percée au cœur de la matière.

Tout juste sortie de sa forge, notre clou avait une crainte, il ne désirait pas qu'on le mit en boîte, qu'il se retrouve dans la pauvre caisse de l'ultime voyage. C'était pour lui une perspective qui ne l'enchantait guère, il s'en était confié à ses collègues qui avaient tous des fourmis dans la tige. Pourtant la destinée lui joua un vilain tour, il fut de l'aventure du Menuisier d'Orléans.

Le pauvre homme, ne recevant plus aucune commande, avait décidé d'en finir. La nuit, il se fabriqua un cercueil, bien décidé à mette fin à ses jours. Il avait quelques économies aussi la journée se passait à boire dans les tavernes. Son attitude intrigua les gens du pays, les bruits nocturnes, la fête au grand jour ; l'homme avait dû recevoir une commande d'importance. La rumeur se transforma en une vague de commandes qui remirent notre artisan à flot.

C'est ainsi que le clou fut tiré par une tenaille délicate de sa planche de pin pour connaître une nouvelle destination. Il avait eu chaud ! Un clou artisanal comme lui peut servir à plusieurs usages au fil du temps. C'est donc sans dommage qu'il fut tiré de cette mauvaise planche dans laquelle il s'était persuadé qu'il allait s'enterrer le reste de sa vie.

Il attendit peu de temps pour connaître sa nouvelle destination. Il se trouva planté dans une planche de chêne de bon aloi et de grande futaie qui appartenait à la bordée d'un magnifique chaland. Le clou allait réaliser son rêve : voyager sur la plus belle des rivières. Il ignorait alors qu'une sourde menace planait sur la marine de Loire. Un panache de fumée sonnait le glas du transport fluvial, le bateau fut dépecé après peu d'années de service. Une issue qui lui déchira le cœur.

C'était cependant une époque où le gaspillage n'était pas de mise. Il fut soigneusement récupéré pour être conservé pour un autre usage. Il allait pouvoir se dérouiller la tige. Mais qu'allait-il devenir désormais ? Notre clou se grattait la tête à deviner le sort qui lui serait promis. Il ne pouvait imaginer qu'il allait brûler les planches.

Les planches de chêne de son chaland trouvèrent une scène pour continuer leur aventure ligérienne. Elles furent employées pour servir de parquet au théâtre municipal. Le clou ne pouvait percevoir l'ironie de passer de la Loire à la Scène, quoiqu'il ait une tête bien faite, elle n'était pas bien pleine. Il songea tout d'abord, la mort dans l'âme, qu'il se trouverait enfermé dans une vaste pièce, certes mais confiné pour le reste de ses jours.

Il n'avait pas tout à fait tort car notre clou connut bien vite une existence de noctambule. Son nouveau destin se déroulait sous les lumières lors des spectacles. Il fut rassasié de pieds qui déclamaient des vers. Il se demandait bien à quoi rimaient ses longues tirades et ses applaudissements à la fin qui lui évoquaient d'assez loin, les orages qu'il avait connus sur l'eau.

Tout bascula pour lui quand son parquet connut quelques signes de faiblesse. Jusque-là, il n'avait jamais perdu le fil du bois ni celui de la pièce en prose qui se jouait désormais. Il avait vécu l'absence de vers comme une bonne nouvelle, un signe positif pour sa pérennité. Il fit là une grossière erreur.

Sa planche, sensible à l'ironie de cette comédie, se gondola. Lui qui n'avait pas la tête à cet humour de boulevard pointa le bout de son nez, espérant trouver une ouverture. Et ce fut le drame. Un amant fut surpris dans le lit d'une dame par le mari trompé. Il sortit précipitamment nus pieds et se blessa gravement sur ce maudit clou. Le sang jaillit transformant le vaudeville en drame. Les spectateurs s'exclamèrent, le rideau tomba sur notre clou du spectacle.

Son sort était jeté. Il fut arraché sans ménagement et jeté aux clous. Il n'avait plus guère d'espoir, dans un local borgne et humide, le malheureux se voyait rouiller à vue d'œil. Abandonné dans l'atelier du décorateur qui l'avait sauvé du rebut se disant qu'il pourrait bien en avoir l'usage un jour prochain.

Son purgatoire fut très long, trop long à son goût. Il s’ankylosait ce qui n'est jamais très bon pour un clou. Il n'avait qu'un désir : « Se dérouiller la tige ». Lui, clou de facture artisanale se retrouvait mêlé désormais à des pointes, des semences, des vis et les plus insupportables de tous, des cavaliers à l'éducation discutable. Pire encore, toutes ces quincailleries venaient de l'industrie.

Il songea un temps à s'inscrire à un stage de reconversion. Mais à quoi d'autre pouvait servir un clou ? Il fallait qu'il s'enfonce dans son crâne que sa destinée était de se faire taper sur les doigts, pardon sur la tête pour s'attacher à une planche de salut. Il y avait bien quelques clous célèbres qui furent mis en croix en compagnie d'un visionnaire. Mais comment espérer pareille opportunité ?

Tout à ses réflexions, il n'imaginait pas que l'existence lui préparait un curieux contre-pied. Samy Frey serait bientôt à l'affiche lors de sa tournée en province. Il jouait « Je me souviens de Pérec » perché sur un vieux vélo de collection que le décorateur était allé quérir au musée Helyett de Sully-sur-Loire. En voyant cette pièce de collection, le grand acteur s'était exclamé fort désappointé : « C’est quoi ce vieux clou ! ».

Le décorateur, loin d'être vexé suggéra une facétie à Samy Frey au moment du rappel. Il lui glissa dans la main ce merveilleux vieux clou, abandonné de tous depuis si longtemps. L'acteur fut frappé par la qualité de cette pièce témoin d'un passé lointain quand les artisans avaient de l'or dans les mains. Il le garda précieusement dans sa poche.

Ainsi, à la fin de la représentation, aux moments du tonnerre d'applaudissement, il sortit notre clou de sa poche en disant : « Cette magnifique bicyclette Helyett, confiée aimablement au théâtre par le musée L'Arcatène tient à vous préciser que le vieux clou ce n'est pas elle mais ce magnifique témoin du savoir-faire de nos glorieux cloutiers d'autrefois ! »

Les éclats de rire firent oublier à notre clou son dernier passage sur scène et les cris d'effroi après la blessure de l'amant. Samy Frey demanda à conserver ce clou comme une sorte de trophée, un talisman porte-bonheur. Ce qu'il est devenu par la suite, nul ne le saura. Notre clou avait connu une vie riche et variée, il pouvait se retirer la tête haute.


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