Le cousin du Maroc

par C’est Nabum
lundi 29 janvier 2024

 

C'est pas l'Amérique.

 

Moi, Jean Imbert, je suis née en 1914 à Montans dans le Tarn à proximité de l'Aveyron où mes parents avaient leurs terres. Mon père avait vu le jour en 1888 tout comme ma mère Élise née la même année que lui. Autre point commun pour mes deux parents, ils portaient tous deux le même patronyme non pas que ce fut le fruit du hasard mais bien plus d'un arrangement entre parents pour ne pas disperser les terres.

En effet la famille était propriétaire d'une bonne ferme à laquelle ma mère apporta la petite ferme aux Martres sur la commune de Colombiès. La grande guerre ne ralentit pas les bonnes affaires de mes parents qui surent tirer leur épingle du jeu. Nous connûmes ainsi une relative prospérité, terme assez équivoque dans un département d'une extrême pauvreté avant que l'on sache amender avec la chaux nos terres si acides du plateau du Ségala.

En 1935, la mort du père fut un coup terrible. Avec ma mère nous quittâmes en 1942 notre Rouergue qui était alors en zone libre pour tenter l'aventure au Maroc. C'était encore une période où les colons pouvaient tirer leur épingle de la colonisation sans que nous ayons conscience de ce que nos avantages étaient illégitimes. Essayez donc de vous placer dans le contexte de l'époque avant de me juger.

C'est à Séfrou que nous posâmes nos valises, ignorant alors que la bonne fortune serait de notre côté. Sous l'influence de ma chère mère qui en bonne aveyronnaise avait le sens des économies et des affaires, je fis d'excellents placements dans une centrale hydro-électrique. La fée électricité veillait sur nous.

C'est donc fort de cette belle manne financière que je fis des achats conséquents dans l'immobilier sur la capitale. On peut même dire que j'étais devenu un personnage important possesseur d'une belle fortune. La vie me souriait dans ce pays de cocagne si bien que je rompais tout contact avec ma terre d'origine.

La fortune sourit aux audacieux même si mes origines me firent placer des sommes importantes à Monaco, à l'abri d'une éventuelle convoitise de l'État français. Il est vrai que la guerre poussait à la prudence et même à la circonspection. L'avenir semblait être dégagé quoiqu’en dépit de mes biens, je restais indéfectiblement attaché à ma chère mère qui partageait mon existence.

Mon dernier passage sur ma terre natale eut lieu en 1956 pour confier mes terres et ma maison à un fermier. Je repartis prestement en ce Maroc qui était désormais ma terre d'adoption. Tout bascula pour moi en 1968. J'avais échappé aux turbulences de l'indépendance du Maroc, ayant su placer mes billes et me montrer fort adroit dans mes relations. Je ne voyais aucun nuage à l'horizon quand ma mère quitta ce monde. Ce drame fut pour moi le début de la fin. Je connus une lente descente aux enfers, abandonnant mon chien, mon portefeuille d'actions, mes immeubles, ma villa de Fès, mes assurances vies et mon entrepôt pour mener une vie d'errance.

En dépit de mes avoirs, je vécus tel un clochard, abusant de l'alcool et ayant maille à partie avec la police locale. Je connus quelques passages en prison ne donnant plus signe de vie à partir d’août 1981. Étais-je encore en vie à cette époque, je ne puis vous l'affirmer. J'avais perdu toute notion du temps et des règles sociales.

Le tribunal d'instance de Villefranche-de-Rouergue, sur la démarche d'un cousin aveyronnais, me déclara officiellement disparu le 23 février 1984. Jamais du reste on ne retrouva mon corps ce qui devait bien arranger ceux qui jouissaient de mes biens au Maroc. Mais ceci restera à jamais un dossier inextricable.

De là où je suis désormais j'ai appris que ma parentèle aveyronnaise a remué ciel et terre pour récupérer ce qui pouvait l'être. Un sou reste un sou, je reconnais bien ma terre d'origine. La procédure fut longue et un généalogiste se servit copieusement avant que de restituer à 22 héritiers ce qui avait été récupéré en France.

L'héritage du cousin du Maroc fit miroiter bien des convoitises. Les biens du Maroc devinrent le sujet de conversation des réunions d'une famille soudainement élargie par les bienfaits d'un généalogiste qui avait remis au jour des liens parfois oubliés. Un plus jeune et plus aventureux que les autres s'offrit un voyage au Maroc pour tirer mes affaires au clair ou plus exactement vers un clerc de notaire.

Il en partit aussi vite qu'il était venu, ayant le feu quelque part ou plus exactement ayant essuyé des fins de non-recevoir et quelques arguments aussi frappants que menaçants. L'état marocain n'entendait pas restituer à la France et à mes héritiers, ce qu'il pouvait considérer comme des biens indus. Le dossier fut clos et le rêve de fortune cessa d'alimenter les rêves aveyronnais.

Il n'en demeure pas moins que je continue d'alimenter les conversations des descendants de mes héritiers. Non pas qu'ils aspirent à leur tour à récupérer cette manne exotique mais plus sûrement pour évoquer une histoire qui se transmettra certainement de génération en génération. Le cousin du Maroc meuble agréablement les soirées entre amis. Ce n'est certes pas un Oncle d'Amérique mais il fait son petit effet.

J'espère que leurs récits sont accompagnés d'une pensée sympathique pour ce vieux défunt dont ils ignorent tout ou à peu près. C'est là le plus bel héritage que je puis leur léguer : une petite aventure exotique parsemée de mystère et de secret d'état. Il y a même une pièce rapportée, pas même aveyronnaise qui s'est permis de me coucher sur le papier, m'offrant enfin ce tombeau que je n'ai jamais eu.

J'apprends d'où je suis que selon d'autres sources, mon corps aurait été jeté dans une fosse commune, avant que de bons samaritains m'offrent un caveau digne de la fortune abandonnée dans ce pays. J'avoue ne pas pouvoir vous dire ce qu'il en est vraiment, j'ai déserté pour toujours les contingences de ce monde. Je préfère cependant la version précédente, elle me semble plus conforme à mon aventure.


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