Le mystère au fil des mots

par C’est Nabum
samedi 2 décembre 2023

 

Une nuit …

 

La nuit avait été étrange. Elle avait commencé à onze heures, c'est du moins ce qu'indiquait le seul témoin tangible des gardiens habituels du temps ; un vieux réveil à l’insupportable tic-tac que Philippe devait remonter chaque jour et qu'il entendait conserver en dépit de son vacarme entêtant. Pourquoi diantre faisait-il encore confiance à cette mécanique obsolète avec ses aiguilles fluorescences, sa sonnerie digne des alarmes d'antan dans nos écoles ? C'était un caprice de vieux réactionnaire, toujours prompt à réfuter l'inexorable marche du progrès.

Ce soir-là justement, personne parmi nous, ses amis, n'avait envie de se gausser. À part le vieux représentant de la tradition horlogère, plus rien ne permettait de savoir l'heure qu'il était. Tous les écrans, montres, appareils ménagers ou audiovisuels, tous pourvoyeurs de cette information si capitale qu'elle s'affiche partout et simultanément sur tout ce qui est relié au monde des machines et des intelligences artificielles.

C'est justement quand Philippe déclara : « Il est onze heures, si nous nous offrions un petit bain de minuit ? La nuit est belle, le ciel étoilé, la température clémente. Profitons-en ! », que tous par un réflexe aussi mécanique que stupide, nous voulûmes vérifier cette assertion chronologique. Saint Thomas a fait des émules depuis que le soleil ne suffit plus à indiquer les grands repères de nos existences.

Ce fut soudainement des cris, des exclamations, des mouvements désordonnés, chacun allant d'un portable à un ordinateur, d'une console à un four micro-onde, d'un décodeur à une tablette pour finir les uns après les autres à reconnaître l'impensable sans être capable d'en saisir immédiatement la portée. Non seulement c'était délirant mais qui plus est, il fallut quelques longues minutes pour que quelqu'un puisse mettre en mot le phénomène qui nous frappait tous de stupeur : « Nous ne sommes plus reliés au moindre réseau et dans le même temps, toute forme d'énergie semble s'être évaporée ! »

Si une panne sur la toile pouvait encore se concevoir, si un bug général permettrait de donner une explication rationnelle, comment justifier l'épuisement des batteries alors que le jus venait à défaillir ? Il y avait manifestement quelque chose qui échappait à la raison. Philippe, une fois encore, songea qu’il disposait encore d'un vieux transistor à piles, un appareil de musée qui trônait à côté de son réveil. Il mit en marche l'appareil qui crachota avant de produire un son nasillard venu d'un autre temps.

Malgré l'obscurité et la gravité du moment, il y eut des rires et des plaisanteries fusèrent à l'écoute de cette musique si ringarde. Quelqu'un s'aventure à dire : « À défaut de bain de minuit, je me jette à l'eau : ça doit être Maurice Chevalier qui chante ! ». La saillie fit un flop non que le trait d'humour ne fut pas apprécié mais plus encore parce que dans cette petite assemblée, il était le seul à connaître ce chanteur. Les rires cessèrent quand une voix de speaker annonça : « C'était le grand Maurice qui nous chantait « Ma Pomme ! », maintenant place à quelques réclames avant de vous donner le bulletin d'information... »

Philippe se précipita pour contrôler son appareil. Il se surprit à constater qu'il était réglé sur les grandes ondes, une bande désormais abandonnée de tous. Il poussa le curseur pour passer en modulation de fréquence. Ce fut le néant, le vide, toutes les stations survivantes avaient disparu. Il revint à la station précédente juste au début du bulletin d'actualité…

Mais qu'est-ce à dire ou bien à comprendre. Rien véritablement de ce qui était raconté ne correspondait à quelque événement connu du passé. Les noms, les lieux, les informations sortaient véritablement de nulle part. Il y avait une succession de faits qui donnait vaguement à penser à une situation de crise, un conflit ou bien une invasion militaire dont un pays ressemblant vaguement à la France, était la victime.

Les jeunes gens auraient volontiers cru à un canular monté par ce sacré Philippe, toujours à les titiller sur leur rapport aux divers mondes numériques mais comment expliquer la panne de leurs chers compagnons, leurs prothèses comme disait cet empêcheur de se fourvoyer en masse en toute bonne conscience. Mais là, même lui n'en menait pas large. Il ne pouvait avoir combiné un tel scénario pour un de ces jeux de situation dont justement il était un ardent pourfendeur.

Les annonces au transistor redoublaient l'angoisse du moment. Des recommandations étaient données pour se calfeutrer dans les maisons, fermer toutes les issues, économiser les réserves alimentaires dès à présent. C'est alors que quelqu'un songea au réfrigérateur qui avait été copieusement garni pour ce weekend entre copains. Certes, les bières prenaient la plus grande place mais il y avait de quoi voir venir.

L'autre de vouloir s'en assurer. L'appareil naturellement ne faisait plus de froid, les produits qui étaient pour la plupart issus de la Grande distribution, exigeaient une mise en condition passant par des appareils qui n'étaient plus en état de marche. Quant à la bière, même tiède, elle serait encore consommable ce qui ne serait pas le cas de la montagne de pizzas congelés. Philippe triomphait devant ce fiasco qu'il n'avait de cesse de prédire depuis si longtemps.

C'est lui malgré tout qui suggéra un transfert de tout ça dans la cave. Un endroit qui même sans électricité, remplit encore son œuvre. Pour les affreuses galettes à réchauffer, il trouverait bien une solution, pour construire un four archaïque quand demain, il ferait jour. La descente à la cave ne fut pas une petite opération, il fallut s'y rendre à tâtons sans pouvoir s'éclairer de son portable jusqu'à ce que le même sorte une bougie d'un placard et en explique le rôle à des camarades médusés devant tant de simplicité.

Le réveil avait continué la lente rotation de ses aiguilles. Il se trouvait pourtant des jeunes gens pour lui demander à intervalle régulier l'heure. Philippe découvrait éberlué que ses camarades ignorait l'usage de ce cadran. Le monde marchait sur la tête, il ne cessait de le dire. L'heure, même sexagésimale n'était plus à la polémique. Il lui appartenait de prendre la direction des opérations, même s'il devait se l'avouer, il n'en percevait pas le sens.

À l'extérieur, un vacarme énorme se fit. Un bruit de canonnade, des éclairs dans le ciel et des vibrations perceptibles sur le sol. La menace évoquée à la radio se précisait et se rapprochait. C'était à devenir fou, à perdre la raison. Le petit jour allait venir, donnant sans doute à voir un spectacle que chacun imaginait de plus en plus effroyable.

L'aube vint, rien pourtant n'advint. Philippe n'oublia pas de remonter son réveil, seule mécanique encore en état de fonctionner. Les bruits de bataille s'estompaient dans le lointain. Nul mouvement, nulle vie se fit perceptible dans la campagne environnante. Rien, vraiment rien pour qu'ils s'imaginent ne pas être seuls au monde. Une journée s'écoula, suivie d'une autre et de trois autres encore.

Cinq nuits d'angoisse, quatre jours de vide absolu où chacun plongea dans la lecture de ces étranges choses qui trônaient encore dans la bibliothèque de Philippe. Un souvenir lointain de l'école qui comme le vélo, ne s'oublie pas. Ils avaient bien essayé de fuir, les batteries de leurs véhicules étaient désespérément vides elles aussi… Le temps s'étirait mollement au rythme de ce tic tac qu'ils avaient appris à apprivoiser. Ils n'avaient pas perdu le leur.

 

 

Déboussolé …

 

Il mit cinq jours à découvrir où il habitait. Philippe avait tenu le groupe en état de cohérence, de survie même en dépit de la rupture de cette perfusion permanente avec le monde extérieur. Celui-ci s'était dissout, était passé de l'autre côté d'un écran momentanément ou définitivement coupé. Il avait dépensé toute son énergie, toutes ses compétences à tenir le cap dans la tourmente.

Il pouvait en être fier. Ses camarades, en dépit des railleries qui s'estompaient au fil du jour, avaient accepté son commandement puisqu'il fallait appeler ainsi ce qu'une situation de crise imposait. Cependant, aujourd'hui, au cinquième jour, une certaine forme de rituel avait pris le pas sur la stupeur et l'indécision. Philippe avait pris le temps de jeter un regard panoramique sur ce territoire dans lequel il s'était englué sans même songer à partir à l'aventure.

L'évidence lui sauta aux yeux. Un changement avait eu lieu, un léger décalage dans son orientation, d’imperceptibles modifications du paysage, de sa flore et même de sa faune, pour le peu qu'il puisse en juger durant ce bilan qu'il se permettait enfin de réaliser.

Il n'habitait plus tout à fait au même endroit. C'est bien cela qu'il lui fallait admettre tout en se gardant bien de partager sa conclusion à ces pauvres épaves que sont devenus ses copains, dépossédés de mémoire, d'encyclopédie, de météo, de résultats sportifs et de messages venus du monde entier. Ce qui les déprimaient le plus, c'était l'absence de vidéos, toutes plus insipides les unes que les autres.

Son poste transistor crachotait bien des informations invérifiables et totalement déraisonnables lors des deux rendez-vous qu'il avait établi avec le lien ténu avec un monde entré dans une faille temporelle. Il convenait d'économiser les piles comme les denrées du reste. Il avait encore entrepris d'investiguer la nature environnante pour y quérir de quoi se sustenter. C'est dans cette quête que l'évidence s'imposa : il y avait eu un bouleversement géographique.

Où habitait-il désormais ? La question du reste, avait-elle même une raison d'être dans un contexte recevable ? Fallait-il lui donner sens ou bien se laisser porter par ce mystère dans lequel, la seule réalité tangible sur laquelle s'appuyer encore se matérialise dans la rotation des aiguilles de son réveil matin.

C'est justement cette évidence qui lui mit la puce à l'oreille ; d'autres aiguilles ont perdu pied avec le réel à commencer naturellement par celles des potentiomètres, désespérément bloquées sur le zéro. Il était déboussolé tout bonnement parce qu'un azimut nouveau se jouait de ses perceptions habituelles. Il voulut partager sa découverte à ses hôtes qui rirent fort d'un mot qui leur était inconnu.

Il aperçut deux ou trois de ses camarades s'emparer mécaniquement de leur portable qui en dépit des circonstances ne quittait pas leur poche, pour aller quérir le sens. Réflexe d'un temps révolu durant lequel la mémoire et la culture générale s'effilochaient inexorablement. Philippe se lança donc dans un schéma qui laissa perplexe des camarades n'ayant jamais songé de s'enquérir des points cardinaux étant de parfaits mécréants de la nature.

Développer sa théorie ne lui fut d'aucun secours. Aucun de ses amis ne pouvait lui apporter ni contradiction ni confirmation tandis que toute explication rationnelle se dérobait sous ses théories, toutes plus oiseuses. C'était à devenir fou, pour lui seul du reste, tant les autres vivaient désormais la séquence présente comme un jeu programmé par une entité évanescente.

Devant leur indécrottable indifférence, Philippe se résolut de cesser de se mettre la rate au court bouillon. À quoi bon savoir ce qui échappe à toute logique. Il fallait faire comme les autres, se laisser porter, accepter de n'être qu'un pion, d'un personnage virtuel, dirigé à distance par des apprentis sorciers. Il n'y avait aucun mystère, simplement un habile scénario dans lequel ils étaient tous engagés à l'insu de leur plein gré.

 

 

L'épilogue était au catalogue…

 

Je ne sais pas trop par où commencer pour tenter de vous fournir la clef de cette étrange situation. De tous ses amis, seul Philippe se faisait du mouron pour rien. Il était effectivement le seul à tenter de penser que l'on pouvait espérer être maître de son destin, justifier tous ses comportements, choisir ses décision en usant de son libre arbitre. En ce sens, il était un homme de ce passé que son transistor évoquait à travers des enregistrements adroitement conçus par les organisateurs de ce formidable « espace game ».

Et oui, il convenait d'avoir recours à un terme anglophone pour expliquer ce qui s'était passé là. Je m'avance un peu vite en usant du verbe « expliquer » du reste. Dans pareil cas, les pions que nous sommes devenus dans ce vaste univers virtuel et numérique n'ont pas à comprendre mais tout simplement à se laisser mener par le bout du nez.

Le tour de force dans cette aventure résida justement dans l'abolition supposée du lien numérique, la simulation d'une grande panne généralisée, pour justement prendre le contrôle sur cet échantillon représentatif sur lequel, une expérience avait été tentée. Les ingénieurs des big data avaient conçu un plan pour examiner les réactions de sevrage tout en plaçant leurs cobayes totalement sous leur contrôle au cœur d'une bulle protectrice et isolante.

Vous donner plus de détails serait impossible et d'ailleurs à quoi servirait-il de connaître les rouages de leur expériences, les moutons que nous sommes désormais n'ont qu'à se connecter afin de suivre sottement les diverses injonctions, recommandations, conseils, indications dont ils sont abreuvés à longueur de journée.

Seul petit bémol qui introduit des éléments parasites dans l'expérience, Philippe avait opposé une telle résistance psychologique que c'est lui qui avait provoqué l'infime rotation du champ de gravité artificiellement autour de la zone d'expérimentation. Quand tout revint à la normale, que les batteries comme par miracle se rechargèrent spontanément, que les écrans reprirent vie, que le monde réel retrouva sa place et sa prétendue cohérence, les acteurs furent interviewés, honorés, célébrés.

Un temps, ils furent de véritables vedettes à l'exception d'un Philippe de plus en plus chafouin, bougon, opposant à tout ce battage médiatique. Puis on les oublia et chacun retourna à ses certitudes sur le bien fondé de ce merveilleux progrès.

Philippe seul continua de noter les infimes variations que sa résistance avait imposé au savant système mis en place. Une faille s'était ouverte, un nouvel espace temps s'y engouffrait au nom des théories quantiques et de la relativité. Il faudra se montrer patient, mais inexorablement, la faille s'élargira pour un jour bouter cette hideuse manipulation de l'intelligence artificielle de cette planète. Philippe attendait sereinement le retour à l'humanité, en lisant loin du tumulte d'une époque lobotomisée.


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