Le chewing-gum de l’oeil

par OEF
samedi 12 novembre 2005

"Rien ne vaudra jamais le regard éperdu de la charcutière qui vous a vu à la télévision" - Jean Baudrillard, in Cool Memories. Aux dires d’Andy Warhol, "aucune différence entre vivre et regarder la télévision". Sur les cinq continents, tous les meubles de maison sont tournés vers la télévision, comme si elle avait remplacé le feu autour duquel les hommes de cavernes se rassemblaient... Pour se faire une idée de l’impact de l’avènement de la télé, il suffit de penser au cas du Bhoutan, rapporté par Serge Moati sur Arte : les habitants de ce petit pays coincé entre la Chine et l’Inde n’ont eu accès à la tv qu’en 1999 (cinquante chaînes d’un seul coup !). Jusque-là, certains villageois n’avaient même pas idée que deux guerres mondiales avaient eu lieu un demi-siècle plus tôt. En quelques années, les canons de la beauté, dans cette culture traditionnelle, sont passés des joies d’une appétence pour les femmes bien en chair aux tristesses des standards plus occidentaux que nous connaissons... La télé nous imprime autant qu’elle nous divertit, nous sommes passés d’une société du savoir à une société du voir.

L’Education nationale dispense bien des enseignements civiques, sportifs ou nutritionnels, alors pourquoi pas des cours de zapping ? Je suis convaincu qu’il serait utile de donner aux lycéens des éléments tangibles sur le paysage audiovisuel, sur le fait que chaque plage horaire rassemble un type de spectateurs particulier, d’ apprendre à décoder une réclame ou un JT, de leur permettre de comprendre la différence entre télé-réalité et télé-tout-court, de mieux cerner les notions de publicité mensongère ou d’objectivité éditoriale... Bref, je suis certain que non seulement ce serait bénéfique, mais en plus ça pourrait être amusant (même si je me sens un peu seul sur ce coup-là lol). En tout cas, mettre en avant un épisode de Koh Lanta pour illustrer un cours de management en école de commerce ne me semble pas être une démarche excentrique outre-mesure. On regarde désormais la télévision entre trois et quatre heures par jour, en moyenne.

C’est devenu une sorte de doudoune virtuelle, un véritable must de la société de consolation. Il n’y a qu’à voir les programmes proposés au salon MIPCOM la semaine dernière à Cannes. L’émission britannique Honey We’re Killing The Kids : un psy déboule dans une famille dont les enfants ne carburent qu’aux crocodiles Haribo. Grâce à un superlogiciel, il montre aux parents que leurs jolis bébés un peu dodus finiront obèses, sinon psychopathes. Terrorisés, les parents se convertissent à la dictature du bien : poisson grillé et légumes vapeur. Autre exemple, Principe Azul, une sorte de Bachelor sauce latino diffusé aux USA. Petit détail : c’est la famille du mexican lover qui choisit la belle-fille idéale. Et si ça ne colle pas, il sera toujours temps d’envoyer l’étalon et sa mère dans Big Mother, le Loft Story grec qui réunit mères et enfants dans le secret espoir qu’ils s’entretuent. Fouettage ultime : sur un programme norvégien intitulé Lost Paradise, des concurrents sont parqués deux mois durant dans une décharge publique. A eux de trouver parmi les ordures de quoi construire un abri, se vêtir et manger...

Ainsi, en oscillant sans cesse entre charlatanerie et délire de masse, la télévision est omniprésente dans nos vies. Un peu trop, au goût de certains, comme Gérard Depardieu qui déclarait à Paris Match en 1998 : "Avant il y avait les mouches, maintenant il y à la télévision". ;-) En réalité, la petite lucarne s’occupe surtout de nous faire rire, rêver et penser. C’est bel et bien notre nourriture spirituelle à tous. Ce qu’il en reste ? Une trace émotionnelle. Autrefois, les gens se levaient et scrutaient le ciel par la fenêtre, aujourd’hui on regarde la météo la veille : la télévision désormais fait la pluie et le beau temps. Elle fabrique de la réalité, de l’existence, de l’expérience. La télévision joue avec le réel, et met entre la vie et nous un écran sur lequel ne s’agitent que des ombres. Des ombres... comme celles qui apparaissaient sur les parois de la caverne de Platon (ah... la philo en terminale ;-). Pensez à Matrix (cf. pdf) comme à une version moderne de l’allégorie de la caverne, et vous constaterez probablement qu’au fond, la véritable matrice est sur le petit écran, 1300 heures par an, soit 4000 jours pleins dans une vie. La vraie question est peut-être de se demander qui est passif, du téléspectateur ou de la télévision. En y ajoutant que, peut-être, ceux qui jugent le téléspectateur trop passif ne regardent pas souvent la télévision.

Michel Serres explique que nous regardons la télévision "en position passager". De façon plus provocante, il affirme que les cadavres sont les choses les plus télégéniques qui soient. Le culte du sacrifice humain n’a pas disparu, il a simplement changé d’adresse... En fait, nous nous prosternons devant la télévision comme devant une idole antique. En matière d’histoire des religions, la télé doit être la reprise du polythéisme le plus ancien, matérialisé par le zapping... CNN, la "Beeb" et MTV ont succédé à Athena, Jupiter ou Zeus. La télévision est ce temple des oracles où l’on écoute tour à tour Alan Greenspan, PPDA, bison futé ou les prévisions climatiques. Participant d’une sorte de liturgie cathodique, les idoles de 13h et 20h rythment la vie de l’opinion publique. "La télévision est le premier pouvoir en France, et non le quatrième", disait déjà Valéry Giscard d’Estaing en 1984. Si la télévision peut être un remarquable neuroleptique, elle est aussi un puissant instrument de suggestion, car dans information il y a surtout format.
Finalement, la télé vit de réponses vagues à des questions vaines. Elle mène ses ouailles à la suspension indolore de leur jugement critique. Voyez comme Murdoch a brainwashé toute l’Amérique avec Fox News. De ce point de vue, Al Jazira ne fut jamais qu’une revanche sur l’agressivité de la narration occidentale. Quoi qu’il en soit, la télévision est une arme redoutable, car précisément universelle. Au Maroc, selon une étude du Haut Commissariat au plan en 2004, neuf ménages urbains sur dix ont la télévision, mais seulement quatre sur dix ont une salle de bain... C’est même une partie du problème, car le sentiment d’invasion culturelle s’en trouve d’autant plus accentué : la pauvreté du système de propriété intellectuelle faisant du piratage un sport national, les Marocains se retrouvent avec des centaines de chaînes internationales (bien plus que la plupart des Parisiens), de la Télévision suisse romande à Al Manar, la chaîne du Hezbollah libanais. Imaginez : 11 feuilletons brésiliens, 2 émissions libanaises de télé-réalité, 20 clips musicaux égyptiens, 33 films indiens, et quelques débats enflammés sur la part d’héritage d’un hermaphrodite dans la Charia. Tout un programme !


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