Charles V : ou la définition de la « rupture »

par odile
mardi 5 juin 2007

Le jour où la France écrasée, s’est relevée.

« Temps de douleur et de tentation

Age de pleurs, d’envie, et de tourment

Temps de langueur et de damnation

Age mineur prêt du definement »

Voilà ce qu’écrivait Eustache Deschamps, le 27 Août 1346. Déjà à cette époque, la conscience du « déclin » de la France, était fort...Et tout aussi étayé.

Pourquoi cette sensation du « déclin » ? Un jour plus tôt, la chevalerie française est mise en déroute à Crécy. Un an plus tard, Calais devient ville anglaise. Double humiliation pour le « modèle » français ! Et parce qu’un malheur ne vient jamais seul, voilà que pour cause de générosité française, envers les Génois, la peste noire entre de plein pied en France...Et qui plus est le jour de la Toussaint. Effet dévastateur sur un peuple, dont la ferveur ne peut que le conduire à penser qu’il s’agit là d’un châtiment divin, tant envers la France, qu’envers le représentant de Dieu dans le Royaume : le roi.

« Damnation » qui ne tarde pas à manifester ses effets : en un mois, la peste s’est étendue dans tout le Royaume et on compte déjà 11000 morts ! Pire encore, en trois ans, elle arrive à envoyer au cimetière une proportion d’individus bien supérieure à celle des victimes des deux Guerres Mondiales, n’épargnant ni le riche ni le pauvre !

Agriculture aux rendements décroissants, faiblesse des rémunérations, prélèvements excessifs, faillite en chaîne des banques, déclin brutal des foires, crise de la draperie, troubles sociaux en Flandre, dévaluations successives, voici quelques éléments pour caractériser la France de Jean le Bon.

Pire encore ! Le roi s’inspire du « modèle » anglo-saxon, et décide « d’assouplir » le marché du travail, pour mettre un terme à la flambée des salaires et des prix, de proclamer la liberté du travail, et de l’embauche, et de pourchasser les oisifs qui « ne veulent exposer leur corps à faire aucunes besognes...En quoy ils puissent gaigner leur vie »...Bref de traquer les faux chômeurs.

Surtout, le déclassement de la France, provoqué par les défaites, affaibli un roi dont on connaît plus l’aspect chevaleresque que la finesse politique.

Mais Crécy prépare un coup encore plus dur pour la France. Ca sera Poitiers. Et pour arranger les choses, le roi se fait capturer !...Ajoutant aux problèmes existants un grand trouble moral...Et une instabilité politique majeure (jamais le cas ne s’étant présenté avant) !

Dans le pays, l’indignation se mêle à la consternation. Dix jours après « l’évènement », l’opinion (car il en existe une) commence à réfléchir aux causes du désastre, et en profite pour chercher des solutions, qui ne peuvent, logiquement, que passer par de nouvelles perspectives politiques.

A l’épicentre du séisme, cette noblesse dont on accuse en bloc la « grant convoitise » et la légèreté. « France est à tous temps, par eux déshonorée », disent les chansons.

Les déroutes de l’armée féodale ne viennent pas de ses erreurs tactiques, écrit le moine François de Montebelluna, mais ses vices, sa lâcheté, sa paresse. Si le roi avait sauvé son honneur et fait son devoir en se battant jusqu’au bout, qu’avaient fait ces chevaliers de parade, que leur passion pour les femmes, les chapeaux à plumes, et les barbes de boucs avaient rendus inaptes au combat ?

Bref, le Peuple commence à croire qu’il est plus avisé que ceux auxquels il a confié jusqu’ici le choix de son destin. Les bourgeois de Paris sont bien entendus les plus à mêmes de demander des comptes au « gouvernement »...Ce dont ils ne se gênent d’ailleurs pas, n’hésitant pas à envoyant leurs « doléances » pour comprendre où est passé l’argent de leurs impôts et quelle usage il a été fait de la dépense publique.

Affaibli aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, le gouvernement se voit obliger de rassembler, pour la deuxième fois de l’Histoire de France, les trois Ordres...Autant dire les Etats Généraux. Souffrant des humiliations des batailles, la noblesse se fait petite. Le clergé, déjà bien occupé par les problèmes liés à la peste, prend le parti du Tiers. Et fort du mécontentement dans tout le Royaume, celui-ci prend de l’assurance...Qui se manifestera dans le choix d’un certain Etienne Marcel.

Que demande les Etats Généraux ? L’exigence d’avoir une « classe politique » digne de ce nom, autrement dit des « prud’hommes sages, véritables, diligents, et loyaux » et non plus des « convoiteux », et des « avaricieux » (les nobles refusant de payer l’impôt même en temps de guerre). On ordonne au « doux prince » de restreindre ses dépenses, et aux « fonctionnaires »...Qu’on souhaite moins nombreux...De commencer leur travail « à l’heure du soleil levant » sans « muser et s’en aller sans rien faire ». Bref, on veut mettre l’Administration sous contrôle, et le prévôt des marchands est tout trouvé pour se faire le porte parole du « bon Peuple ».

Un an se passe...Sans que la situation du Royaume s’améliore. Pire, « l’absence » du roi, a mis le Royaume en effervescence, en ajoutant une querelle dynastique entre celui qui se fait nommer le Régent, le fils du roi, et un descendant de la « fille » de Louis X, roi de France de la dynastie terminée des capétiens directs...Les nobles fluctuants au gré des événements, sur le choix de leur champion.

Ce comportement ne peut qu’indigner et consterner un peu plus le Peuple, qui en est bien entendu la première victime. Les Jacqueries se multiplient, et les habitants du Royaume s’organisent contre...L’armée « royale » (les chevaliers du Royaume)...Utilisée à des fins politiques par les différents opportunistes du conflit, à savoir Etienne Marcel, ou Charles de Navarre.

S’ajoute ainsi une crise identitaire, ou plutôt le « désordre » s’installe, perturbant grandement l’ensemble du Royaume...Au risque de remettre en cause la société choisie. Pour les Français de l’époque, Dieu a assigné des fonctions précises aux trois ordres : il y a ceux qui prient, ceux qui combattent, et enfin ceux qui travaillent. Si ceux qui combattent sont incapables d’assurer leur mission (car tout un chacun peut se rendre compte que « le Royaume n’est pas bien gardé »), c’est l’ordre même de la société qui est remis en cause. Ici la guerre civile est une réponse au « désordre » dont l’élite est responsable. Depuis les défaites, beaucoup ont le sentiment qu’ils auraient mieux fait que ces soient disants experts en arme !

C’est alors qu’entre en scène le Dauphin de la Couronne : Charles V. Son père était émotif, et passionné. Charles est calme, réservé, et prudent.

Jeune homme de 18 ans, Charles n’a pas la tâche facile. Bien que prisonnier des Anglais, son père demeure le roi de France, et par conséquent tout ce qu’il signe (ou qu’on lui fait signer) est du point de vue du Royaume, légitime...Et cela en dépit du fait que son fils a pris les rênes du Royaume. Finalement, Charles trouvera une solution en se déclarant « Régent », un titre nouveau en France, mais qui a le mérite d’augmenter son poids politique face aux Anglais, jusqu’à la mort de son père, à Londres.

Vivant au milieu des intrigues, des jacqueries, Charles doit aussi faire face à la révolte de Etienne Marcel, et aux prétentions de Charles de Navarre...Qui prendront toutes deux fin avec le « lynchage » effectué par la population parisienne. Mais aussi combattre les égoïsmes de ses frères, dont l’un lui réclame le Dauphiné...Oubliant la progression de l’Anglais....Ce à quoi Charles lui rappelle sèchement ses devoirs envers la Couronne.

Comble de chance, Charles est, depuis l’enfance, atteint d’un mal à la main droite...Celle qui justement devrait lui donner la possibilité de combattre. Dans un pays en guerre, dans un pays où le courage se mesure sur les champs de bataille (les Français de l’époque ayant beaucoup de mal à faire confiance à un homme qui a quitté sans gloire Crécy...Et donc à abandonner aussi bien son père, que son roi) c’est un « inconvénient » de ne pouvoir tenir cinq minutes dans sa main une épée ! Un obstacle que là aussi il résoudra en faisant appel à Bertrand Du Guesclin.

Les premiers obstacles passés, il faut désormais s’occuper de la situation critique du Royaume. Ce à quoi s’applique dès son sacrement, Charles V. Le lendemain de son couronnement, il envoie à toutes les villes de France une lettre dans laquelle il mentionne qu’il entend « gouverner en justice et en équité », « réformer », et « se défendre contre ceux qui voudraient le dommager ». Bref, issu d’une guerre civile dont il a pris la mesure, il veut faire et le faire savoir.

Et ce qu’il dit, il le tient. A l’orgueil, il oppose l’humilité. Aux plaisirs de la chair, il oppose la fidélité et la sobriété. A la fougue, il préfère la prudence. Aux romans de chevalerie, il préfère Aristote.

Pour répondre à l’indignation générale sur la couardise de la noblesse, et sur ses capacités à « conseiller » le roi, Charles répond en choisissant ses conseillers parmi les « intellectuels » (très appréciés du Peuple) qui sont par ailleurs élus et non nommés.

Pour donner un signe de modernité, et satisfaire les exigences des bourgeois, il sépare dépenses de la Couronne et de l’Etat. Devant la situation d’endettement de la France, il procède à une astuce déjà mise en place par Saint Louis : l’instauration d’une monnaie stable...Ce qui a par conséquent de redonner confiance, et de mettre peu à peu fin aux jacqueries qui perdurent.

Pour répondre à la « sensation » d’insécurité (qui en fait n’est pas une sensation mais une réalité) il fait donner la chasse aux « compagnies » qui ne sont rien d’autres que des soldats, appauvris par la guerre, et qui lorsqu’ils ne sont pas employés par la Couronne, rançonnent les villes, et rapinent. A la tête de l’armée royale, chargée de pousser hors de France, ces « perturbateurs », on trouve Du Guesclin, dont l’honnêteté, et surtout la loyauté envers Charles V, sont à toutes épreuves.

Quand, à l’article de la mort, Charles demande qu’on lui apporte la Couronne de France, il a pour elle ces mots frappants : « que tu es précieuse, et précieusement très vile ! Précieuse, considéré le mystère de justice, lequel en toi tu contiens et porte vigoureusement. Mais vile, et plus vile de toutes choses, considéré le fait, labour, angoisse, tourments, et peine de cœur, de corps, de conscience, et périls d’âme, que tu donnes à ceux qui te portent sur leurs épaules »

Bref, gouverner c’est administrer la Justice, mais c’est aussi se condamner à porter une charge surhumaine.

A l’époque, Charles V incarne vraiment la « rupture » avec le monde féodal, et même la conception du rôle de roi. Il ne s’agit plus en effet de construire la Cité de Dieu sur Terre, mais pour un roi « moderne » d’assurer la prospérité et la concorde civile, les meilleurs remèdes contre la « peste sociale » et la « peste politique ».

Et pourtant ! Qui, lorsque Jean le Bon perd à Poitiers, voit en Charles V, le sage roi qu’il sera ? Personne.

Rien ne laissait penser que Charles serait capable d’écarter le brouillon prévôt des marchands, de discréditer l’ambition Charles de Navarre, et de déconfire le roi d’Angleterre, en permettant à la France de reprendre peu à peu les territoires perdus...Et cela tout en rendant prospérité au Royaume, et en assurant dans le même temps à la fois la défense de la France, et des dépenses publiques saines.

Ce qu’a compris Charles V ? Qu’une grande partie des récriminations contre la Couronne était fondée. C’est la vertu qui distingue les politiques (à ne pas confondre avec politiciens) des ambitieux.


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