Du développement à la croissance, un ouvrage nécessaire de Jean-Pierre Tertrais

par Marsiho
jeudi 21 décembre 2006

« Il ne manquera pas de susciter l’adhésion ou la réprobation. Reste qu’avec le temps, personne n’échappera à ses conclusions. »

Voilà un ouvrage des Editions Libertaires fort édifiant. Ecrit par Jean-Pierre Tertrais, anarchiste convaincu, ce livre nous brosse un appel d’urgence à nous débarrasser du capitalisme, principale cause de nos maux actuels en terme d’environnement. Comme il est écrit en quatrième de couverture : "Il ne manquera pas de susciter l’adhésion ou la réprobation. Reste qu’avec le temps, personne n’échappera à ses conclusions."

D’abord les critiques. Tertrais manque un peu trop de rigueur à mon goût : données chiffrées sans citer les sources, et quelques exemples sans référence précise. A cela s’ajoute un côté pamphlétaire parfois irritant. Mais bon, cela fait partie du personnage très engagé.

Ensuite, force est de reconnaître que l’auteur frappe là où ça fait mal. Et il va loin parfois, mais de manière parfaitement argumentée. A ces yeux, le sous-développement a été créé de toute pièce, les cultures dominantes (Europe et USA) écrasant sans vergogne ce qui lui paraissait incongrue, c’est-à-dire tout ce qui était différent, au nom d’une morale bâtie sur la religion de la croissance (la nôtre, pas celle des "barbares" du Sud). Parmi les icônes de cette nouvelle religion on trouve le PIB. Ce PIB peut être calculé par les richesses produites, mais également par les nuisances. Un site à dépolluer fournit du travail ; un accident de la route également... Cela s’appelle faire feu de tout bois...

C’est une dynamique suicidaire qui ne peut que fuir en avant (exemple entendu ce jour sur une radio par un député UMP : "Il faut plus de croissance pour s’en sortir"... Là où certains hypocrites libéraux font valoir la libération totale du marché, on oublie de préciser que sans Etat, nous n’en serions pas là. Ce sont bien les Etats qui ont développé les autoroutes pour relier les entreprises, qui ont tué les petits commerçants par la politique du bas prix soutenu par des subventions, qui assument la facture des pollutions successives. Il faut donc une double révolution, l’élimination du capitalisme, mais également celle de l’Etat, protecteur et pierre de voûte de ce capitalisme.

Ce système capitaliste n’a pas de mutation possible, il est condamné à toujours produire plus sous peine d’arrêt de mort. Le principe même du capitalisme étant fondé sur la concurrence, seuls les plus forts survivent, et pour être fort, il faut produire au plus bas prix. Pour cela, il faut travailler sur l’économie d’échelle, c’est-à-dire produire en très grandes séries, donc augmenter sans cesse les volumes de production. Exemple : les téléphones portables ou les ordinateurs. Toujours moins chers mais techniquement toujours plus évolués, sans que nous n’ayons réellement besoin de cela...

Le bilan de tout cela est particulièrement noir. Populations affamées, richesses non réparties équitablement, mortalité infantile élevée dans les pays en "voie de développement", déscolarisation importante, guerres et course à l’armement... Et puis il y a l’outil suprême du capital : la dette. "Il est important de comprendre ici comment fonctionne l’arme fatale de la dette. Au début des années 1970, disposant d’énormes réserves de dollars, les banques occidentales décident d’octroyer des prêts aux pays du tiers monde : les taux d’intérêt réels sont très bas, les prix des matières premières élevées. Le rêve de fortes recettes d’exportation sera de courte durée : après le second choc pétrolier, les taux d’intérêt montent, les prix des matières premières recommencent à baisser. Le piège se referme inexorablement : le tiers monde doit recourir à de nombreux emprunts pour rembourser les précédents. Pour l’Occident, il s’agit de sauver de la faillite les banques créancières ; le FMI et la Banque mondiale voleront à leur secours en asservissant définitivement les pays du tiers monde au capitalisme, notamment en imposant les plans d’ajustement structurels. En une trentaine d’année, la dette passe de 50 à près de 2500 milliards de dollars. C’est finalement le Sud (les peuples) qui finance le Nord (notamment les classes dominantes). Les pays pauvres versent annuellement aux pays riches, au titre du service de la dette, beaucoup plus d’argent qu’ils n’en reçoivent d’eux, d’aide humanitaire ou d’aide dite au développement." Et en prime le Nord érige des murs et des grillages pour interdire à ces pauvres de passer au Nord...

Aujourd’hui, le travail, sans lequel nous ne sommes rien (ce qui n’était pas le cas avant l’industrialisation), tue chaque année 270 millions de salariés et en rend malades 160 millions. Mais cela ne dérange personne, comme les différentes famines connues dans le Sud, puisqu’il ne peut y avoir de place pour tout le monde sur cette planète... Car la surpopulation est également un problème crucial. Pendant longtemps, l’espèce humaine s’est développée de manière assez lente ; mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, en l’espace d’un demi-siècle la population va plus que doubler, passant de 2,5 milliards en 1950 à 6 milliards en l’an 2000. Et 38% de la population vit en Chine ou en Inde. Toutes les limites physiques, y compris et principalement celles de la nourriture, vont être atteintes. Sans compter les problèmes de pénurie d’eau. Des guerres commencent déjà à se forger pour cet enjeu. Pas d’issue possible, nous allons connaître dans le futur d’énormes mouvements d’eugénisme. Certains rêvent de l’éradication des pauvres. Ne croyez pas qu’il s’agissent d’élucubrations de quelques illuminés, non, certains grands de ce monde planchent sérieusement sur le sujet !

"Un mémoire de Henri Kissinger intitulé Incidences de la croissance de la population mondiale sur la sécurité des Etats-Unis et sur ses intérêts outre-mer, daté du 31 décembre 1974, est resté secret jusqu’au 31 décembre 1990, date à laquelle il a été mis à ladisposition de ceux qui le demandaient. (...) L’idée de base de ce mémoire est que pour perpétuer l’hégémonie américaine du monde et assurer aux Américains un libre accès vers les minéraux stratégiques de l’ensemble de la planète, il est nécessaire de contenir, voire de réduire la population dans treize pays du tiers monde (Inde, Bangladesh, Nigéria...) dont le poids démographique à lui seul les condamne, pour ainsi dire, à jouer un rôle de premier plan en politique internationale." Rappelons également que le mouvement du Planning familial fut créé par une eugéniste admiratrice d’Hitler, Margaret Sanger, qui déclara : "Toutes les misères de ce monde sont imputables au fait que l’on permet aux irresponsables ignorants, illettrés et pauvres de se reproduire sans que nous ayons la moindre maîtrise sur leur fécondité." Quand je lis des choses comme ça, je me demande ensuite ce qui se cache derrière certaines décisions du FMI...

Autre point essentiel de cet ouvrage incisif, l’environnement. Sur ce point, il pointe sans vergogne les incohérences de la France en la matière : quand Chirac déclare au sommet de Johannesburg à propos du développement durable : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement , au Nord comme au Sud. La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables", l’auteur remarque qu’au même moment le gouvernement de ce même Chirac réduisait les subventions pour les transports en commun... Comme Sarkozy qui dans son plan de redressement de l’économie permettait des réductions d’impôts pour le crédit à la consommation ainsi que l’assouplissement des règles d’ouverture des magasins le dimanche... Ecoutez les discours des uns des autres, ils ne nous proposent, tous, que de consommer et de travailler plus ! Nous voilà dans une voiture qui roule trop vite, et on nous propose de rouler encore plus vite pour nous en sortir... On appréciera la portée philosophique de telles mesures.

Encore une fois, à quoi nous servent toutes ces avancées technologiques que la surproduction impose ? " L’omniprésence d’une publicité qui relève du conditionnement et la multiplication des transports inutiles ont assuré à la voiture individuelle la fonction de mythe du triomphe de la technologie. Triomphe n’est d’ailleurs pas un vain mot quand on connaît les performances réalisées : à Paris, la vitesse moyenne des voitures est de 14 km/h. On roulait plus vite au XIXe siècle ! " La décroissance est devenue une nécessité. Se poser des questions de l’utilité de l’objet en cas de fièvre acheteuse, surtout en cette période, doit devenir incontournable. Et pour ceux qui verraient là un retour en arrière, Tertrais a une excellente réponse : " Décroissance n’est pas synonyme d’austérité ; l’économie d’énergie et de matières premières n’induit ni l’ascétisme ni la mortification : dans une robe longue, on taille sans excès trois minijupes, et du tissu nécessaire pour habiller une religieuse, on peut tirer une belle quantité de strings ! " Plus sérieusement, il est indispensable de repenser le travail, et de remettre les 35 heures en cause. Cette mesure n’était qu’une demi-mesure, en fait il aurait fallu réduire le temps de travail à 25 ou 20 heures ; ce qui suppose d’exister autrement que par nos achats trop souvent inutiles.

Il serait trop long de présenter ici tous les arguments et constats que présentent J.-P. Tertrais. Non, il faut le lire. Et s’il exagère quelques rares fois dans un délire un peu utopiste, cet ouvrage est le plus lucide que j’aie lu depuis longtemps.

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