Gaston Berger, La solitude existentielle

par Robin Guilloux
jeudi 9 mars 2023

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Quand je suis au milieu d'une foule, dans le métro aux heures de pointe, par exemple, j'adopte le comportement de la foule. Je m'adapte aux exigences rationnelles d'un trajet en métro : portillons automatiques, correspondances, destination, etc. 

Si je connais bien le trajet, j'effectue presque automatiquement et d'autant plus efficacement qu'ils sont semi-conscients, les gestes nécessaires. Je ne suis pas dans l'intimité, mais dans l'extériorité. Ma "vie intérieure", mes souvenirs, mes projets, mes rêves, mon imagination, ma sensibilité sont refoulés à l'arrière-plan de ma conscience pour privilégier l'efficacité d'un comportement adaptatif. 

Perdu au milieu des autres, je fais comme les autres, j'imite leur comportement ; je suis à peine moi-même car je ne pense pas à moi-même, mais au but que je poursuis, je réduis mon champ de conscience et je subordonne toutes mes facultés à cet unique but : arriver à destination.

Comme le dit Martin Heidegger dans Être et Temps (1927) : "En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple et aujourd'hui de la télévision, d'Internet et des réseaux sociaux), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun (le Mitsein) dissout complètement l'être-là (le Dasein) qui est mien dans le mode d'être d'"autrui", en sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier." 

Rentré chez moi, je découvre ou je redécouvre "la joie de me sentir vivre". L'intimité me protège ; elle redouble la paroi protectrice de l'univers clos de mon appartement, elle me rend à moi-même.

Tout à l'heure, perdu dans la foule, je ne communiquais pas avec les autres, je n'étais qu'une solitude perdue au milieu d'autres solitudes, mais maintenant, arrivé chez moi, rendu à mon intimité, je ne communique pas davantage avec mes proches. Je suis seul à goûter la joie de me sentir vivre.

Tout à l'heure, j'existais à peine, maintenant, j'existe davantage puisque je suis rendu à moi-même, j'aurais donc des choses à dire, mais ce n'est pas pour autant que je puis communiquer davantage.

Je constate que "mon âme est bien moi" et non celle des autres, que je ne suis pas une simple partie d'un organisme collectif, d'un "grand animal", comme dit Simone Weil, mais un individu à part entière, une personne.

Mon âme est bien moi, mais j'y suis enfermé. Tout à l'heure, j'étais comme aliéné aux autres, je n'étais pas moi-même, je n'étais qu'une partie des autres, comme la pièce d'une machine ; maintenant, je suis enfermé en moi-même. Je prends conscience de ma solitude existentielle fondamentale : "chaque homme est une île."

La solitude existentielle n'est pas voulue, je n'en suis pas responsable, elle n'est pas un accident auquel je pourrais remédier en parlant avec les autres, elle fait partie de mon essence. La solitude existentielle n'est pas un accident contingent, mais une donnée ontologique fondamentale et irrémédiable. 

Que je sorte ou que je reste chez moi, que j'aille au café me mêler aux autres pour essayer de communiquer avec eux, que mes proches soient présents dans l'appartement ou qu'ils ne soient pas encore rentrés, je n'échapperai jamais à cet état de solitude existentielle. 

La solitude existentielle n'est pas comme un vêtement que l'on pourrait revêtir ou quitter à volonté, elle n'est pas une menace à laquelle je pourrais échapper, elle est constitutive de ma personne, elle est inhérente au fait que je suis une personne, elle est l'envers de mon intimité. 

Mon intimité me protège, les autres ne peuvent pas violer ma conscience, mais je ne puis leur en ouvrir l'accès. Ils ne peuvent pas plus accéder à ma conscience que je ne peux accéder à la leur, même lorsque je le souhaite le plus vivement.

La solitude existentielle n'est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté. Elle est notre condition fondamentale, ontologique dont nous ne pouvons pas nous échapper.

"Mes gestes et mes paroles sont des signes sans contrepartie." Un signe est constitué d'un signifiant, d'un signifié et d'un référent. Le signifié désigne la représentation mentale du concept associé au signe, tandis que le signifiant désigne la représentation mentale de la forme et de l'aspect matériel du signe. Le référent désigne un être, un objet auquel renvoie un signe linguistique dans la réalité extralinguistique telle qu'elle est découpée par l'expérience. 

Si je dis à mes proches : "J'ai passé une journée affreuse" ou "j'ai passé une journée passionnante", je communique avec des signes linguistiques, mais ces signes sont sans contrepartie. Je suis incapable d'exprimer en quoi ma journée, telle que je l'ai vécue, a été "affreuse" ou "passionnante". Je ne ne peux seulement que le suggérer par des mots.

Je puis seulement l'exprimer par des signes linguistiques qui ne correspondent que de loin à la réalité vécue par moi. Je puis exprimer par des signes mon sentiment d'accablement ou d'enthousiasme, mais je ne puis vraiment faire partager ce que j'ai vécu.

Selon Bergson, il y a une disproportion entre le langage qui a pour but de communiquer et la parole qui exprime l'intériorité personnelle. En effet, communiquer engage ce qui est commun. Le commun est ce qui est ordinaire et également ce qui est en partage entre plusieurs individus. Donc pas singulier, pas propre à soi.

Ainsi, il y a toujours un décalage entre les mots et la pensée, entre ce que je vis et ce que j'exprime. Gaston Berger précise que ce décalage n'est pas un accident auquel je pourrais remédier en améliorant l'expression de mon expérience vécue, mais une limite ontologique de mon ipséité (du latin "ipse", moi-même, le fait que je suis "moi" et pas un autre"). 

Je puis faire allusion par des signes ou par des gestes à une expérience que j'éprouve, mais je ne peux pas faire partager mon expérience telle que je l'ai vécue et ceux auxquels je m'adresse ne pourront jamais y avoir accès directement, mais seulement par analogie.

Mon succès apparent, la joie de me sentir vivre, la joie de découvrir (ou de redécouvrir) que mon âme est bien à moi cachait une défaite totale puisque la subjectivité, le sentiment d'exister véritablement comme une personne à part entière et non comme un individu aliéné, perdu au milieu de la foule, soumis aux automatismes et aux instincts du troupeau, est par essence incommunicable.

Seul au milieu des autres, solitude mêlé à d'autres solitudes, je n'avais pas le sentiment de ma solitude, mais à présent que je peux laisser libre cours à ma subjectivité, savourer mon "jardin secret" me voilà tout seul et muré en moi-même. Je ne suis plus solitaire, mais isolé, et j'éprouve douloureusement le sentiment de mon isolement, mon jardin secret est devenu une prison car je ne puis m'évader des murs invisibles de ma subjectivité pour en partager les secrets indicibles.

La découverte des limites de mon ipséité me révèle deux évidences : d'une part que mon univers est fermé aux autres et d'autre part que l'univers des autres m'est interdit. 

C'est l'expérience de la souffrance des autres, plus encore que l'impossibilité de faire partager ma souffrance qui me révèle l'irréductible séparation entre autrui et moi-même. 

Je peux essayer de soulager par des paroles ou par des gestes la souffrance d'autrui, par exemple la souffrance d'un ami, mais je ne puis partager cette souffrance qui me demeure toujours et à jamais extérieure.

L'épreuve de la souffrance est une épreuve personnelle, je souffre "pour" mon ami, mais je ne suis jamais tout à fait "avec" lui.

Mais c'est, selon Gaston Berger, dans l'expérience de la mort de l'autre, plus encore que dans l'expérience de la souffrance de l'autre, que j'éprouve l'irréductible séparation entre autrui et moi-même.

La mort de l'autre demeure un spectacle auquel j'assiste en étranger. Elle me renvoie toujours à moi-même : à ma tristesse, à mon angoisse.

Ce sentiment d'impuissance à partager une épreuve qui me demeure interdite redouble le chagrin que je ressens.

L'expérience de la mort des autres et spécialement d'un être aimé me fait découvrir les limites de la condition humaine, marquée par la solitude et l'isolement. 

Nous sommes réduits à chercher des indices ou des correspondances dont l'exactitude n'est jamais vérifiable, autrement dit les signes linguistiques, les mots au moyen desquels nous communiquons traduisent rarement nos pensées et les sentiments que nous éprouvons.

Les mots à l'aide desquels nous communiquons nous trahissent, ils ne traduisent jamais tout à fait ce que nous éprouvons vraiment et pourtant, nous ne saurions renoncer au désir de communication que nous sommes condamnés à ne jamais satisfaire.

Nous ne pouvons pas franchir les limites ontologiques de l'ipséité, mais toute communication avec autrui nous est-elle pour autant impossible, le désir de communication est-il toujours tenu en échec ? Reprenant la conception de St Augustin, selon lequel “on ne connaît personne sinon par l'amitié”, Scheler a fondé sa morale sur la sympathie. La sympathie suppose deux autres sentiments : l'égalité et la bienveillance.

Selon lui, la sympathie ne consiste pas à “éprouver” le même état qu'autrui, mais à “comprendre” l'état d'autrui : on comprend la douleur d'autrui même sans y participer. En somme, la sympathie est une compréhension, une intelligence du sentiment, et non une participation : “Je puis fort bien comprendre l'angoisse mortelle d'un homme qui se noie sans pour cela éprouver rien qui ressemble même de loin à une angoisse mortelle“. 

Les artistes, les poètes, les écrivains comme Marcel Proust, les musiciens, les peintres ont cherché à faire partager les impressions indicibles de leur vie intérieure, de leur "jardin secret" ; ils se sont approchés de la communication véritable, qui n'est pas une communication par signes, mais une communion aux essences que représentent les signes, comme l'explique Gilles Deleuze dans Proust et les signes, même s' ils n'ont jamais pu franchir totalement les limites de la subjectivité. L'œuvre de Proust est peut-être la tentative la plus achevée d'une métamorphose du langage commun au profit d'un langage personnel, à mi chemin entre la poésie et la prose, cherchant à épouser les nuances mouvantes de la vie intérieure et à la traduire pour le lecteur. 

 


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