La grande confusion

par Gérard Ayache
mercredi 28 juin 2006

La grande confusion, c’est la remise en question de nos plans de lecture et l’incapacité à percevoir notre situation réelle, à maîtriser notre espace-temps, à comprendre notre destin individuel et collectif, à nous situer dans notre propre histoire, à envisager notre futur, à élucider les paradoxes de nos sociétés. Le livre de Gérard Ayache, La grande confusion, est édité par Bénévent. Sa sortie en librairie est prévue pour septembre 2006.

[Extraits de l’Introduction de La grande confusion]

" La confusion est le paradigme de notre temps ; il faudra bien se rendre à l’évidence, sans s’aveugler de simples euphémismes. Les sociétés dans lesquelles nous vivons subissent des vibrations qui ébranlent leurs fondements. Chaque être humain vivant sur cette planète connaît des doutes dans le moindre de ses actes quotidiens. Il s’interroge sur son destin personnel comme sur celui de son espèce. La science comme la pensée vivent la fin de leurs certitudes, le monde réel auquel nous sommes habitués depuis si longtemps laisse la place à un univers peuplé de virtualités et d’extrêmes fragilités, notre foi dans les valeurs et les idéologies prêche dans un désert peuplé de mégapoles, de nomades et de tribus. L’uniformité des modèles économiques gagne tous les continents de la planète. En retour, de grandes vagues de violences et de passions se soulèvent partout, au bout du monde comme au cœur de nos cités, modernité et barbarie se conjuguant dans les mêmes spasmes. Sidérations terroristes, psychoses aviaires, peurs climatiques, doutes existentiels, mélancolies juvéniles radicalisées, pauvretés embusquées, socles sociaux délités, monde épuisé et nouveaux mondes débridés, réponses politiques démonétisées, médias déboussolés... Notre époque découvre avec stupeur la grande confusion c’est-à-dire la remise en question perpétuelle de nos plans de lecture et d’interprétation du réel, de nos valeurs et de nos fins. Le syndrome confusionnel se forge dans notre incapacité à percevoir notre situation réelle, à maîtriser notre espace-temps, à comprendre notre destin individuel et collectif, à nous situer dans notre propre histoire, à élucider les paradoxes de nos sociétés.

Devant la surabondance des faits, des discours, des savoirs, vrais ou faux, réels ou virtuels..., devant l’enchevêtrement chaotique des causes et des finalités, du renversement des fins et des moyens..., devant l’impuissance des grandes machineries, garantes supposées d’un ordre symbolique ou social..., devant les paris insensés ou aveugles sur le devenir de l’être humain dans son écologie la plus vitale..., devant les fractures d’intelligence qui émergent au coin de notre rue comme au bout de la planète..., devant les États-nations recroquevillés sur leur territoire « réel », ombre pathétique d’un nouvel espace virtuel de circulation des biens, des valeurs, des idées..., devant la puissance émotionnellement cataclysmique des images relayées ad nauseam d’un symbole qui s’effondre ou d’un peuple qui se noie..., devant l’immersion du moi dans un soi plus vaste..., devant l’implosion une à une de ces bulles de signes et de symboles, de pouvoir, de richesse ou de sens..., devant la déformation du temps qui n’est plus le mien ni celui de l’univers mais qui est un temps aboli, un temps non humain car trop réel..., devant l’ubiquité factice, l’abolition des distances et la contraction des espaces..., devant les discours convenus qui résonnent dans le vide d’une logomachie aseptisée.... Devant ces confusions, multiples avatars d’une société en gésine, l’esprit humain hésite. Il adopte deux attitudes souvent en même temps. La première est un enthousiasme utopiste qui voue, selon une véritable néo-liturgie, un culte au nouveau monde en création, à ses anges technologiques, ses visions d’universelle intelligence et ses promesses de paradis virtuels ; d’un autre côté le même esprit humain sombre dans un abîme d’angoisse et de grandes peurs face à cet inconnu protéiforme, qui adopte tantôt le visage d’une hydre totalitaire, tantôt celui d’un ange d’apocalypse. La vague de fond confusionnelle a déjà commencé son œuvre ; elle s’amplifie chaque jour davantage et laisse au bord de son lit les alluvions d’une société obsolète, vestiges du temps présent, que chacun découvre avec stupéfaction ou incompréhension.

Notre époque découvre l’hypermonde et s’arc-boute sur une rupture civilisationnelle qui n’a d’égale, peut-être, que les temps lointains de l’avènement du néolithique ou de la civilisation industrielle. Les plaques tectoniques qui architecturent notre univers de représentation sont travaillées par une force organique qui fractalise littéralement le monde, qui le réfracte en une multitude de combinaisons et d’images. Cette force est l’hyper-information. Sa puissance va bien au-delà des technologies qui la portent et des forces économiques qui tentent de la dompter ; sa nature la rapproche de celle des mystères qui animent le cœur de la matière comme celui de la vie.

L’hyper-information bouleverse la nature de notre rapport au monde, elle transforme nos habitudes de le représenter et d’agir sur lui, elle nous fait changer de peau sociale. Son échelle est celle de la planète comme celle de la conscience de l’être humain lui-même, partie prenante enchevêtrée d’un flux qu’il anime et qui l’anime. Son espace-temps est à la fois l’univers et les abysses du cerveau de l’homme. Cette force n’est pas régulée, elle n’est pas contrôlée malgré tous les efforts faits par les organisations les plus puissantes pour la domestiquer ; elle est. Son destin est l’expansion et l’universalité ; il est irréductible. Elle dessine les nouvelles cartes mobiles du savoir, du vrai et du faux, sur lesquelles les terra incognita apparaissent et disparaissent pour réapparaître à nouveau, ailleurs.

L’information ne peut alors plus être entendue comme une relation linéaire, une intermédiation entre deux pôles d’un axe de communication. L’hyper-information est bien au delà de cette simplification ; sa nature est hautement complexe et pour l’appréhender il sera nécessaire de faire des détours par la thermodynamique, la physique des particules, le domaine des systèmes complexes et les chemins de l’intelligence artificielle. Nous nous retrouverons alors loin de l’image simplifiée que nous connaissions de l’information ; nous comprendrons mieux les différentes formes mediumniques qu’elle prend déjà et celles qu’elle prendra encore. Nous aurons aussi à examiner comment notre cerveau interagit dans un système aussi complexe et saturé, quel est son espace de liberté, d’imagination et de création. Nous constaterons, en regardant d’un œil neuf l’information, qu’elle est un moteur, une force de mutation dont l’énergie se répand dans toutes les strates de nos sociétés et de nos consciences.

Le flux hyper-informationnel enfle et progresse inexo­rablement. Ambivalent, il crée la confusion mais il porte en lui les germes d’un monde étrange : libération de la parole, abolition des limites établies depuis des siècles entre les individus, prise de conscience d’une humanité planétaire, intelligence collective partagée dans un réseau mondial, citoyenneté directe libérée du sanctuaire national et du mythe représentationnel...

La confusion est l’expression de l’hypermonde complexe qui naît. Elle prend racine dans les relations intersubjectives comme dans les rapports intrasociétaux. Elle est universelle, polymorphe, multiple comme l’est la multitude des humains ; elle trouve sa source dans l’ensemble de notre rapport avec le réel, ce réel qui arrive, et qui est contingent.

Elle confère un caractère d’urgence à une refondation du politique, dans ses fondements éthiques mais aussi dans ses approches de l’humain, du nouveau, du complexe et de l’imprévisible. Elle appelle des réponses plutôt que des initiatives souveraines. Elle démontre la vanité des certitudes établies et des visions monolithiques.

Les psychiatres décrivent le syndrome confusionnel par les altérations de la conscience, la désorientation temporo-spatiale, la perturbation des perceptions sensorielles, les comportements et discours inadaptés voire incohérents, un état de perplexité anxieuse, l’altération de l’état psychologique général. Le diagnostic de la société confusionnelle est patent ; il faut maintenant prendre le problème à bras-le-corps et reconnaître la confusion comme un paradigme de notre temps.

C’est le but de ce livre. Il est organisé de manière progressive pour nous révéler par degrés les traces de confusion à travers notre perception du réel, de la vérité, à travers nos émotions et nos sentiments. Nous analyserons aussi comment l’hypermonde, cet univers nouveau qui lie consubstantiellement hyper-information et économie de marché, nous conduit à expérimenter le temps d’une façon radicalement inédite dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du temps réel, la dilatation du présent et la confusion du futur changent nos repères temporels ; le syndrome confusionnel est alors de nature anthropologique.

Nous essaierons de comprendre quelle est la nature de ce nouveau monde qui naît à travers les modifications apportées par petites touches à la conception même de l’espace, du territoire, des États et des nations. L’hypermonde qui se produit sous nos yeux engendre une mutation de l’homme qui ne sait plus s’il doit être un individu, une personne, ou le représentant d’une espèce en voie de disparition. Cette grande confusion altère notre vision du destin. Où allons nous ? Comment l’organisation du monde évoluera-t-elle ? Dans quelle mesure l’être humain peut-il encore agir ? Nous plaiderons pour l’urgence d’une véritable révolution humaine. Nous identifierons quelques directions que l’humanité doit emprunter pour sortir de la confusion et se survivre à elle-même.

Face à la complexité et à la diversité d’un tel sujet, il convient de penser de manière organique en pénétrant dans les sédimentations successives des savoirs, des réflexions déjà menées, des observations, pour mettre en perspective et comprendre. Quand il y a changement de paradigme, le penseur ne possède pas de recette miracle. Il doit savoir à la fois repérer les fragments de significations, creuser profondément mais aussi, paradoxalement, s’attacher à la surface des choses. Notre lecture du monde et de sa confusion est menée à la manière d’une ‘écoute flottante’ ; c’est le seul moyen de découvrir le fond des choses, de faire ressortir les pépites de lueur, les voies possibles vers la lumière. De tenter de comprendre, pour s’extraire de la grande confusion. "


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