Une apparente incohérence

par Denis Robert
mardi 1er avril 2008

« Une affaire personnelle », le nouveau livre de Denis Robert sort en librairie prochainement. Nous vous le présentons ci-dessous en exclusivité. Vous pouvez d’ores et déjà posez vos questions à Denis Robert qui y répondra demain, mercredi 2 avril, ici même à 15 heures. A vos claviers !

Présentation de l’ouvrage par la rédaction

Dans son dernier billet publié sur AgoraVox, Denis Robert annonçait la publication de son prochain livre. Voilà, c’est fait. Le 4 avril Une affaire personnelle sera sur les tables des libraires.

C’est le vingt et unième ouvrage de Denis Robert. Vingt essais et romans, un livre d’entretien, une bd (et six documentaires) auxquels s’ajoute ce livre dont le titre résume à lui seul le projet : Une affaire personnelle. Une affaire privée, donc. Mais dans le cas de Denis Robert les lecteurs se doutent bien que cette affaire personnelle est quand même très liée à une autre affaire, publique celle-là, que l’on appelle Clearstream.

Disons qu’elle est publique depuis que Denis Robert l’a révélée. Alors, du coup, elle est entrée dans sa vie par la grande porte. Donc elle est un peu une affaire personnelle. Mais soyons clair, ce n’est pas Denis Robert qui en a fait une affaire personnelle : « Je ne choisis pas les emmerdements. J’aurais tendance à les fuir », écrit-il.

Dans la fiche Wikipédia consacrée à Denis Robert on lit que son « parcours sinueux et apparemment incohérent est marqué par la recherche d’une vérité très éloignée des terrains balisés des médias et du journalisme académique ». Une affaire personnelle explique donc l’incohérence apparente de son parcours. Mais même avec des flashbacks, des coq-à-l’âne, etc., sous la plume du narrateur, cela devient très cohérent.

Reste-t-il encore des individus pour penser que la vie s’écoule tel un long fleuve tranquille ? Pas Denis Robert qui regarde la sienne avec suffisamment de détachement et un humour qui force le respect. En fait, pour parler comme Edwy Plenel devant les juges chargés de l’affaire Clearstream, Denis Robert est « en quelque sorte le héros de son histoire  ».

Edwy Plenel, il en est question dans ce livre, mais il n’est pas seulement question de lui, bien sûr. Ce n’est pas une biographie. « Les banquiers, écrit Denis Robert, détestent les journalistes qui ne sont pas à leur botte. Les flics, les juges, les tortionnaires, les hommes politiques, les militaires, les dictateurs, les footballeurs détestent aussi les journalistes. » Mais en lisant Une affaire personnelle on se demande si les journalistes eux-mêmes - Hervé Gattégno, Pierre Carles, Daniel Schneidermann, Philippe Val, etc.- ne détestent pas leurs confrères, ou plutôt leur confrère, règlent des comptes avec lui, en font un bouc émissaire, voire une affaire personnelle... D’ailleurs, au passage, Denis Robert nous apprend que l’avocat de Charlie Hebdo est aussi celui de « la multinationale qui me poursuit »...

« Mes livres dénoncent un siphonnage invisible, celui des banquiers d’affaires... ». Comment, seul, un citoyen journaliste, a fortiori un journaliste citoyen, pourrait-il combattre des usines à blanchir l’argent ? Avec quels outils ? Ceux de la presse traditionnelle, ceux de la collusion ? A l’évidence Denis Robert préfère d’abord avoir politiquement plutôt que journalistiquement raison. C’est ce qui l’oppose justement à Plenel qui déclarait devant les juges d’Huy et Pons : « Ma position est qu’il ne suffit pas d’avoir politiquement raison pour avoir journalistiquement raison.  » Question de méthode ? Pas seulement.

Denis Robert explique qu’il ne possède plus sa carte de presse depuis dix ans et qu’il ne se sent pas journaliste. Il se place d’emblée sous le patronage du physicien Max Planck dont une citation en exergue de son bouquin annonce la couleur : « Une théorie nouvelle ne triomphe jamais, ce sont ses adversaires qui finissent par mourir. »

Bref Denis Robert existe, on le rencontre dans Une affaire personnelle, livre dont il est le héros, récit où, du début à la fin, il tient la « note jusqu’au bout, sans mollir ».

Dans ce récit fragmenté, il est impossible d’extraire un passage sans trahir l’ensemble du livre lui-même (qu’il vous faut donc lire !). Néanmoins, si l’extrait n’explique pas tout, il éclaire. En avant-première, nous vous proposons donc un passage d’Une affaire personnelle à paraître chez Flammarion le 4 avril prochain.

Olivier Bailly


Extraits d’une affaire personnelle

"Une des légendes (véhiculée par la presse) voudrait que les banquiers d’affaires ou les grands patrons de l’industrie investissent dans les médias ou l’édition pour aider des secteurs en crise sans arrière-pensée. Ils n’ont jamais dépensé un centime par altruisme ou parce qu’ils auraient la fibre journalistique. Ils font d’abord du business.

Posséder une télé, une radio ou un journal doit rapporter, aider à asseoir un pouvoir, permettre d’assurer la promotion d’un poulain, réguler le flux d’informations. Une démocratie s’asphyxie sans liberté d’informer. Il va falloir se creuser pour trouver des espaces et des moyens nouveaux. Il en existe sûrement. Un grand bourgeois en fin de règne ou en rupture de ban ? Un commando de journalistes sautant sur TF1 ? Une percée sur Internet ?

Le Canard enchaîné reste une exception et une réserve. Un peu comme le journal de la nuit sur France Télévisions. Il subsiste bien sûr des journalistes, nombreux, qui se bagarrent au quotidien à l’intérieur de leur rédaction, dans leur radio, leur news ou leur gratuit pour faire passer leurs sujets sur telle ou telle affaire, mais ils ressemblent de plus en plus à des Indiens. La génération qui arrive a besoin de bosser. La sélection à l’entrée des écoles de journalistes est aujourd’hui statistiquement plus difficile qu’en médecine. Plus de monde pour moins de places. Plus de pression et moins d’informations.

Bakchich, Rue89, MediaPart, les blogs, LaTéléLibre, des sites citoyens comme Agoravox : l’Internet fait bouger les lignes. Mais concernant les enquêtes au long cours, les liens entre finance et politique, nous sommes face à une Panzer division.

Le journalisme des années 1990, celui des affaires, est mort. En quinze petites années, à coups de démissions, de lâchetés, de peurs des procès, de reculades du corps judiciaire, de glissements progressifs vers l’anecdotique et le people, de paresse et de compromissions, nous avons creusé son tombeau. Reste à balancer la dernière pelletée de terre. Accomplir le geste discrètement. Sans fleurs ni couronnes.

L’époque est à la bluff-démocratie, informée par Bouygues et Dassault Aviation, supervisée par Bolloré et Endemol, noyautée par Decaux et Albert Frère, enveloppée par Pinault et Arnault, sponsorisée par la Société générale et Prada-France. Les hommes de pouvoir communiquent et occupent l’espace par leurres interposés. Mon enquête sur la multinationale apparaît anachronique dans ce paysage. Elle n’aurait pas dû être publiée sous forme de livre mais dans un journal.

Les journaux ou les télévisions n’ont plus les moyens, l’intérêt ou l’énergie pour financer et risquer ce type de travail. Quant aux éditeurs, l’aventure avec Laurent Beccaria tient davantage de l’inconscience (la bonne inconscience) que du plan raisonnable. Les procès qu’on nous fait, leur répétition, sont l’arme fatale des nouveaux censeurs. Bien que nous ayons raison sur le fond, je ne suis pas sûr aujourd’hui, connaissant les embûches et les pressions, que nous nous lancerions à nouveau avec le même entrain. Trop d’ennuis.

Quand j’expliquais à Joseph Gordilla que je ne devrais pas exister, c’était pour cette raison. Je suis un produit dérivé du système médiatique. Je n’ai pas choisi la marginalité. Autour de moi, les hommes et les règles ont glissé. Les journalistes installés ne me soutiennent pas car je les renvoie à leur suffisance, leur vacuité, leur démission devant l’ampleur de la tâche ou les pressions de la hiérarchie. Je n’ai rien à attendre d’eux et ils me le rendent bien. (...)


Mafia

Les mafieux ne touchent plus beaucoup aux armes, sauf pour en vendre aux pays en guerre. Les mafieux se sont coulés dans l’époque. Ils multiplient les passeports et les domiciliations. S’ils veulent éliminer un gêneur, ils sous-traitent. Il suffit de trouver le bon réseau et l’arme adéquate. Inutile de prévenir ou de menacer. Les vrais gêneurs n’ont pas le temps de voir venir la balle ou la bouffée de polonium.

Les vrais mafieux lisent le Financial Time ou le Wall Street Journal et descendent à l’Hôtel Royal de Luxembourg ou au Beau Rivage à Genève. Ils ne mangent pas de pâtes à Little Italy mais plutôt dans un Milanese food de Londres où on sert des spaghettis aux truffes dans des coupes à champagne. Ils se sont civilisés, policés, politisés. Ils achètent des clubs de football avec des copains traders ou des actions du CAC 40 parce que c’est plus clean. Sur Euronews, on exhibe parfois un mafieux en cavale, genre Bernardo Provenzano retrouvé dans une bergerie sicilienne. L’image achetée à la RAI doit être floue et sale, prise au petit matin si possible à Corleone - bien préciser au sud de Palerme. Le mafieux qui passera en boucle doit être spectaculaire et avoir le physique de l’emploi. Il doit être blafard, moustachu et la chevelure hirsute. Il faut lui trouver un surnom comme le boucher, énumérer la liste des dizaines de victimes égorgées et le montrer avec des menottes. L’image esquissera l’idée que les politiques et la police luttent efficacement contre le crime organisé, veillent sur nous et qu’il existe bien une frontière entre eux et nous. (...)

J’ai mis les pieds dans l’arrière-cuisine du village financier. J’ai compris le fonctionnement de ce bordel très policé. La multinationale à laquelle je me suis intéressé loue son savoir-faire et ses coffres-forts à toutes les banques de la planète. Elle offre, moyennant commissions, quantité de services. Elle prête de l’argent, investit, archive, cautionne. Avec l’électronique, il est très difficile d’en retrouver la trace. Des techniciens de la finance ont créé un outil complexe, subtil et performant, dont les règles de fonctionnement ne sont connues que des initiés. L’outil subtil des banquiers a permis la mondialisation financière. Il est un point aveugle de la finance mondiale. Une maison close où l’argent peut entrer, tranquillement, sans frapper. Et ressortir sans prévenir. Seuls quelques banquiers ont la clé. Pour entrer, il faut payer. L’abonnement est cher. On peut s’abonner directement, ou s’abonner chez un abonné, ou chez l’abonné d’un abonné d’un abonné. Ça marche en cascade. Chacun sa commission. Chacun ses fusibles.

Les chambres de compensations internationales sont les clés de voûte du capitalisme clandestin. De manière générale, une clé de voûte est un élément unique qui permet de maintenir la cohésion des multiples éléments l’entourant. Le capitalisme clandestin a pris le pas sur l’autre, qu’on pourrait appeler le capitalisme officiel. Ou la vitrine légale. Le but ultime du capitalisme, l’officiel comme le clandestin, reste la fabrication de profit destiné à une minorité de privilégiés. Il nous enchaîne et nous plie à son service. Refuser sa logique devient de plus en plus difficile. Surtout quand on est journaliste ou écrivain. Dès que vous résistez, le système vous marginalise puis, si vous résistez vraiment, cherche à vous briser."


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