En finir avec « la nature », vraiment ?

par lephénix
mercredi 12 mars 2025

« La nature est partout dans les fers » et le vivant est mis sous écrou par la technocratie numérique. Les rentiers de l’industrialisme et de l’artificialisation du monde prétendent défendre une « écologie sans nature », confinée sous haute surveillance dans « un monde pareil à une toile ». L’historien des sciences Michel Blaye et le philosophe Renaud Garcia invitent à sortir d’une « nature-machine qui nous enferme dans un tissu d’illusions techniques » en renouant avec l’héritage des « naturiens » de la Belle Epoque.

 

Depuis la haute Antiquité, les artefacts ou « machines », souvent fabriqués à des fins militaires, à partir de la mise en oeuvre de figures géométriques abstraites, ont fondé notre « monde occidental collectif ». Cette culture artefactuelle s’étend des arts appliqués et du machinisme jusqu’aux techniques de comptabilité et au décompte du temps.

Ainsi, ce monde-là se retrouve-t-il sous le joug d’une « raison » calculatrice et technique sur un réel réduit à son adaptation instrumentale – jusqu’à la fabrique de nos servitudes sous prescriptions algorithmiques en régime de dystopie cybernétique. Dans ce cadre conceptuel, soulignent Michel Blaye et Renaud Garcia, « la technique (la technè) est séparée de la nature, elle ne participe pas à la force concrète et vivante de la phusis, au mouvement de la nature ».

Depuis l’étincelle du moteur premier du machinisme, la technique prédatrice, devenue sa propre finalité, dévore les ressources et la biodiversité de la planète – une prédation qui accélère vers son apothéose, l’IA (l’(in)intelligence artificielle, c’est-à-dire le « calcul probabiliste ») présumée remplacer l’humain, du moins en capacité de calcul pour commencer...

L’humain ultraconnecté se retrouve mis « à l’extérieur de la nature telle qu’elle est conçue par ses « protecteurs » autoproclamés, c’est-à-dire confinée dans des cités ultra-technicisées » - des smart cities hyper-energivores sous tension et haute surveillance qui ne s’éclairent plus qu’à la lueur blême des astres morts vacillant sur fond d’écran...

 

La peu résistible extension du règne machinal

 

Avec les horloges mécaniques, dès le XIVe siècle, le temps abstrait, sans vie et « sans relation avec rien d’extérieur », se substitue à celui des églises, du travail aux champs et au mouvement du soleil – il structure « la nature mécano-mathématique » de ce que nous pensons être notre « réalité » et ouvre la voie à la construction de l’économie « en tant qu’émergence de l’imaginaire de l’ordre du Technique qui a colonisé nos esprits et nos vies pour le travail, la production et le profit ».

C’est au cours de ce XIVe siècle que l’abstraction monétaire transmute la notion de « valeur » au cours des transactions sociales jusqu’à la transmutation finale de l’humain en animal monétaire dissous dans le mirage des « cryptomonnaies » et autres « richesses virtuelles ».

Au tournant des XVIe et XVIIe siècles s’élabore, sur ce modèle mécaniste et énergétiste, une représentation d’une nature-machine mécanisée, calculable et exploitable à volonté. Cette « modernité » évacue le vivant « dans son jaillissement » par cette représentation organisée autour d’une abstraction technoscientifique. Celle-ci prétend mettre la nature au travail et se retourne même contre la « vie ingénieuse » des humains en les dépossédant de leur dignité d’oeuvrier. Les écoles d’ingénieurs, ces « spécialistes du monde machinique », se développent dès la fin du Grand Siècle. Leur corporation prospére en « technocratie » à partir du XIXe siècle et consacre un ordre capitaliste tenant à l’interaction et l’imbrication des thèses économiques d’Adam Smith (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) et des considérations physiques sur la mesure du travail présentées par Sadi Carnot (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824). L’écart entre la nature et le machinique s’abolit dans « l’ordre du Technique » et l’apparition des premières fabriques. Le vivant est transformé en marchandise « puisqu’il n’est plus conçu dans son irréductibilité jaillissante mais comme un objet abstrait mécano-chimique  ».

Michel Blay, directeur de recherche honoraire au CNRS, avait défini l’ordre du Technique, comme « l’ensemble des processus en tout genre par lesquels se développe la représentation machinique de la nature, nous compris, jusqu’à ce que cette représentation se substitue à la réalité, de sorte que l’artificialité devienne notre réalité » (1). Cette machination installe la technocratie « en classe du savoir, de l’avoir, du pouvoir et de la communication » et l’artificiel comme notre monde imposé. La connaissance se trouve « réduite à la recherche d’artifices associés à la représentation physico-chimique du vivant  » (1).

La « science » occidentale analyse et explore l’univers apparent comme s’il était une donnée extérieure à l’espèce calculatrice et dominatrice... Mais celui-ci n’a que faire des « lois » édictées à partir du modèle de la machine, c’est-à-dire d’un « artifice mort ». Ni de l’inanité sonore des jacasseries qui exhortent, « au nom de l’écologie, du climat ou du vivant à en finir avec la nature ».

Mais voilà : la bulle médiatico-politique,déverse à jet continu la jactance de ces « penseurs autorisés » (dont feu Bruno Latour) et autres bateleurs d’estrades surmédiatisés qui assènent la seule écologie « acceptable » - en l’occurence, « celle qui se passerait de la nature », qui l’évacuerait une fois pour toutes de son « dispositif » écocidaire. Désormais installé comme « fiction objective », l’ordre du Technique étend son « règne machinal » jusqu’à l’ultime point de non-retour, l’hyperindustrialisation et l’annihilation du vivant en un déni rageur, dans la plus insoutenable des narrations assénée par cette classe écolo-technocratique parasitaire acharnée à contraindre et contrôler des populations numérisées, d’ores et déjà passées par pertes et profits « pour sauver la planète ». D’évidence, celle-ci se passera aisément d’une espèce invasive si acharnée à s’abstraire de sa biosphère comme de ses semblables et à précipiter sa propre perte.

 

L’héritage des naturiens

 

Entre 1894 et 1914, artistes et artisans venus de l’anarchisme se réunissent à Montmartre autour du peintre Emile Gravelle (1855-1920) puis du cheminot Henri Zisly (1872-1945) « sous la bannière du naturianisme ». L’époque marque pour eux « un point culminant dans la transformation industrielle des sociétés : l’ère de la chimie triomphante, du pétrole et de l’automobile, orientée vers toujours plus de puissance  ». Ils comprennent « ce qu’il en coûtera de céder à l’avancée du progrès, autrement dit au mouvement d’artificialisation de la vie  » - et le sort qui sera fait à la nature, c’est-à-dire à « ce qui nous porte »...

Mais ils ne sont qu’un millier de militants déterminés à contrer ce « travail contre la nature » - et quelques milliers de sympathisants. Ils considèrent celle-ci comme « ce qui naît, croit, vieillit et meurt, en un cycle du vivant caractérisé par sa spontanéité et son imprévisibilité  ». Nés de la nature, ils oeuvrent, par leurs « capacités réflexives et leurs habiletés techniques », à « embellir la vie, en eux et hors d’eux ». Leur révolte est aussi esthétique, face à la « laideur et la désolation » que l’industrialisme laisse dans son sillage". Celle des « Naturiens » d’aujourd’hui pourrait être un non résolu « adressé à ce qui enserre l’imprévisible dans le filet des supercalculateurs, une protestation contre ce qui écrase le fragile sous la puissance des machines ». Pour l’heure, l’humanité machinée, ultraconnectée et numérisée se retrouve engagée à son corps défendant dans une « guerre contre le vivant » sous la férule d’une technosphère parasitaire qui assèche ses ressources naturelles et la mène à son annihilation. Les corps et les esprits, « conçus comme des réserves à exploiter pour créer de la valeur  », devraient se sentir acculés, en un ultime réflexe de survie, à « sortir de la nature-machine qui nous enserre et nous enferme dans un tissu d’illusions techniques associées au développement de l’économie, pensée comme extension à l’infini du profit  ».

Pour l’heure, les populations silencieuses car techno-zombifiées paient le prix fort d’un choix politique qui les sacrifie à une « innovation technique toujours plus contraignante ». Depuis l’époque des naturiens, cette « volonté politique » rétrécit leur espace vital « sous l’effet du développement des télécommunications, au service de la dynamique du capital  ». Précipitées vers un e-monde autorégulé par des dispositifs algorithmiques, elles subissent une prédation sans précédent « au stade du contrôle cybernétique en temps réel » sans perspective d’un « ailleurs » autre que leur effacement du champ du vivant.

Si « le vivant en soi ne peut être réduit ou assujetti à l’artifice  », il se doit de renouer avec ses élans et avec la relation symbiotique qui était la sienne avant l’enclos du système d’exploitation cybernétique. Comment ? Par un nouvel « être au monde » peut-être, hors de celui des mots d’ordre et des jeux de rôles, en se réveillant « en nature », en symbiose et en conscience dans son écosystème.

Les naturiens d’aujourd’hui pourraient constituer «  une communauté sans statuts, éprouvée plutôt qu’attestée par quelque conformité politique, celle des humains qui se reconnaissent comme la nature prenant conscience d’elle-même  » - et peut-être même une nature qui se défendrait... Donc, une communauté des vivants reconnectée au sensible et à un destin créatif, toujours à réaffirmer face à la prédation de l’être, de l’avoir comme du savoir, du savoir-faire et des données intimes par une gouvernance numérique et technocratique embusquée dans l’abîme algorithmique. Et pourquoi pas une « polyrythmie » agissante entre tous les champs de l’existence, en une présence d’esprit joyeuse et « naturelle » portée par un souffle commun pour brouiller les ondes de l’algorithmie, conjurer cet abîme et traverser le miroir des simulacres ?

1) Michel Blay, L’Ordre du Technique, l’échappée, 2023

 

Michel Blay et Renaud Garcia, La nature existe – par-delà règne machinal et penseurs du vivant, 128 pages, 17 euros


Lire l'article complet, et les commentaires