La France, exemple de société incohérente ?
par Bernard Dugué
mercredi 21 juin 2006
Les démocraties semblent donner dans l’incohérence généralisée, mais n’est-ce pas inéluctable si on admet qu’un système voulant contrôler avec force l’incohérence deviendrait à terme dictatorial ? L’incohérence s’oppose à l’action politique efficace, autant qu’à la clarté des décisions, ainsi qu’à l’interprétation de celles-ci par des citoyens de plus en plus désorientés par l’incohérence des actions publiques, alors que l’opinion devient déboussolée à force d’entendre des commentaires journalistiques et des petites phrases relayées par les médias. C’est un peu chaotique, mais pour ce qui est de la démocratie et de la liberté d’action, de parole et d’invention, cela est préférable au totalitarisme où une caste gouvernante pense, décide, alors que la société gouvernée exécute. Aux tout débuts du capitalisme, les actions, l’épargne, l’investissement revêtaient un côté sérieux. L’ordre politique régnait. Dans notre système hypermoderne, l’exubérance devient la norme. On joue en Bourse, on fait la fête, on flambe au casino, hélas aussi sur la route, alors il est logique (naturellement) que la politique devienne elle aussi un jeu. Investir comprend une part de jeu, la politique également. Quels jeux ? Jeu du menteur, jeu de rôle, jeu d’acteur, intrigues de palais, coups médiatiques. Villepin a misé sur le CPE, il a perdu. Le député Lassalle a gagné, bien que son jeu soit incohérent. On se serait attendu à voir un député communiste agir pour sa vallée et non pas un représentant du parti qui se réclame du libéralisme. Villepin et Sarkozy sont fâchés, ils ne se parlent plus. Villepin initie le grand chantier du débat sur l’emploi pour les jeunes, qui sont 5% à lui faire confiance pour négocier. Chirac mise sur quelques projets innovants. C’est incohérent, surtout ces subventions pour développer un carburant hybride. Total ne fait pas assez de bénéfices pour investir dans ce secteur aux retombées plus que certaines, vu l’évolution de prix du baril ?
Incohérence que ce Zidane raccrochant ses crampons, jugeant que ses résultats des deux dernières années ne sont pas à la hauteur, et pourtant conduisant la sélection française pour le prochain Mondial ?
Incohérence dans l’armée américaine et ses généraux critiquant ouvertement leur patron, Donald Rumsfeld. Incohérence des systèmes monétaires qu’une dollarisation tente de dompter, avec efficacité, faut-il le souligner.
Incohérence que ces apôtres de la flexibilité occupant des postes universitaires ou administratifs protégés de ce risque. Etrange, lire Luc Ferry ou Michel Godet ou Nicolas Baverez. Les donneurs de leçons n’ont pas forcément une expérience à partager. Un donneur de leçon renvoie son élève à son marasme. Un maître donne à son élève les moyens de sortir de son marasme. Je ne crois pas que toutes ces figures de l’intelligentsia soient des maîtres, juste des donneurs de leçons.
Pôles de compétitivité. Sept niveaux de gestion enchevêtrés. Incohérence soulignée par un analyste de l’OCDE. Là, je ne pense pas que ce dispositif ait à voir avec la démocratie, mais plutôt avec l’incurie administrative. De la même manière qu’il y a une bonne et une mauvaise graisse, on peut penser que nos sociétés produisent de la bonne et de la mauvaise incohérence. La première participe de l’ouverture d’un jeu social, constituant les prémisses d’un monde inédit, à venir, la seconde est carrément un boulet, s’insinuant là où elle n’a pas sa place, et constituant un obstacle à la réalisation des projets, un peu comme à l’aviron quand l’un rame à contresens.
Petites phrases, celle de Sarkozy déclenchant un tollé, comme si quelques mots engageaient le destin politique de la France en résumant un programme. Ici, que de formules incantatoires, de slogans prêts pour dispenser de penser, et ces formules magiques qui, si on les prononce, sacralisent l’action qui s’en réclame. Développement durable, limitation de l’effet de serre, économie de l’intelligence, et j’en passe. O toi, lecteur, qui passe lire ce billet, sais-tu que les fiches techniques de l’OCDE le recommandent parce que sa lecture concourt à la limitation de l’effet de serre, comme le bloc béton ! Désenchanté, le monde, après Max Weber ? Oui et non, un substitut à la religion participe encore à la structuration du monde, ce sont les petites formules magiques. Une de plus : lutter contre l’axe du mal, disent les Américains.
Incohérences encore, un soir, dans les salons de la librairie Mollat, le conférencier, économiste distingué, Henri Bourguinat, évoquant le faible taux d’épargne des ménages américains, un point contre douze en France. Ce point de détail ne m’a pas interpellé sur l’instant, mais après-coup, je me suis demandé pourquoi les fonds de pension américains sont si entreprenants ? Il y a une faille, une incohérence, qui sans doute a son explication.
On a pu lire que la France vit une crise morale sans précédent, la plus importante depuis 1958, sinon 1940. L’allusion est facile. La Ve République vacille. Est-elle responsable, ou bien est-elle victime ? Les uns pensent que la France doit se réformer pour s’adapter au monde économique globalisé, d’autres prônent une sixième République. Incohérent ! L’offre artistique est de plus en plus grande, mais les stades se remplissent à l’occasion des événements. A suivre ; le théâtre des incohérences serait-il la transformation naturelle de la société du spectacle ?