Photo, quand on abandonne le numérique

par zapinc
mercredi 7 février 2007

Fin 2004, je fermais ma « parenthèse digitale ». Elle aura duré un peu moins d’un an et demi. Analyse.

Quand on abandonne le numérique...

Pouvoir maîtriser toute la chaîne. De la prise de vue au tirage. L’idée était certes séduisante. Alors j’avais craqué. Début 2004, je remisai mes vieux boîtiers argentiques et achetai un reflex numérique. Au début, c’était un peu comme une lune de miel, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Puis, peu à peu, les choses changèrent, l’enthousiasme était retombé. Je crois que ce qui m’ennuyait le plus avec le numérique, c’était le côté "tout, tout de suite". Trop égale bizarrement moins. C’est comme avec l’Internet, un puits sans fin, tu peux tout avoir dans la seconde... Mais a-t-on besoin de tout dans la seconde ? Je crois que tout cela (en gros les technologies numériques) extériorise ou délocalise quantité de choses que l’on peut très bien gérer dans sa petite tête. Faire tourner ses méninges, spéculer, manier des idées, des formes en "interne" est une expérience des plus utiles et enrichissantes. Mesurer la lumière, réfléchir à l’interprétation d’une mesure, être « à son ouvrage », concentré. Dés lors que des machines se chargent de tout cela à notre place, je pense que cela nous amène tout doucement à reléguer ces fonctions pourtant vitales. Un jour, il y a des années, un directeur artistique m’a dit un truc qui m’a marqué : nous parlions de l’informatisation de la mise en pages. Il m’a dit que la maquette colle/ciseaux permettait paradoxalement plus d’audaces, car dans sa tête, on n’a pas de limites. Si tu commences à travailler sur un logiciel, c’est lui qui t’impose son horizon. C’est comme la photo numérique, ou la musique électronique, mais je connais moins bien ce domaine. Quand tu as 36 vues (au début en plus) ou 12 et une seule optique par exemple, et quand tu utilises un appareil manuel, tu gères les différents paramètres et les différentes combinaisons, ainsi les choix que tu prendras influenceront le résultat (grande ouverture, petite profondeur de champ, sous-exposition, ombres denses...). Un appareil automatique est bien incapable de faire cela. Il donnera une photographie nette et bien exposée, un calcul moyen, sans faute... Mais sans aucune audace, ni style. Déléguer ces choix techniques, qui modèlent l’image à un processeur, c’est comme abandonner à un logiciel l’écriture d’un poème ou d’un roman. C’est absurde sauf si ce qu’on recherche est une photo-souvenir ou une petite note.

La deuxième chose qui me gêne considérablement avec le numérique, c’est ce que j’appelle la discontinuité matérielle : dans une photo analogique, tout comme dans le disque vinyle, il y a empreinte, c’est plus proche en fait de la peinture rupestre que ne le sera jamais une photo numérique, qui n’est et ne sera jamais qu’une traduction, une conversion de photons (qui sont des particules de matière) en 1001010010100101001010010100100010. Perte de contact, binaire-de-rien, tout cela ne s’incarne pas, aucune matérialité. Envolés l’empreinte, le sceau de la lumière... Et je trouve que ça se voit. Trop net, trop lisse, pas assez de matière, pas de support (et pour cause). Quand les hautes lumières surgissent ça crève, ça décroche. Pas bon. Avec un négatif, si tu veux trouver de la matière, il y en a toujours, il suffit de la faire « monter ». Alors oui, bien sûr, on peut bricoler, en créer, et même du grain. Mais bon, mais quand on rentre trop en cuisine, c’est souvent un cache-misère.

Last but not least : l’image latente (l’attente), le temps, le rapport au temps. Moi qui suis un vrai impatient, un nerveux et un angoissé, l’appareil numérique n’était pas bon pour moi. Boulimie : l’été, je passais mon temps à faire des photos. A en oublier les autres, la famille, les amis. Le soir, je me retrouvais devant mon Mac à retoucher les images du jour... Les photos se suivaient et finissaient un peu toutes par se ressembler. Des clones de clones : qu’en reste-t-il , au bout du compte ? Pas plus de bonnes photos, plutôt moins d’ailleurs, le trop nuit au bon, le mieux est l’ennemi du bien. Je viens de retravailler sur des négatifs, des séries faites en 1993 au Portugal. Je m’aperçois que c’est capital de prendre du temps (bon, onze ans, c’est abuser !), quelques semaines, le temps de développer et de faire les planches contact, ça laisse le temps à la pulpe de se redéposer, ça laisse le temps d’oublier un peu, de laisser l’émotion passer. Oublier pour mieux redécouvrir et éprouver sa mémoire. Les photographies, disaient les Indiens, ce sont des miroirs qui se souviennent... Un peu plus de réflexion au moment de la prise de vue, plus d’effort mental, une bien meilleure qualité, et enfin du temps. Que demander de plus ? Je repose donc cet appareil étrange qu’il fallait en plus réveiller pour faire la moindre photo. Au revoir les images-minute, revoici l’image latente, son grain de peau incomparable, ses caprices et ses humeurs, ses certitudes déçues et ses surprises inattendues. J’ai repris mes Leica, indémodables appareils, spartiates d’entre les spartiates, fidèles soldats. Acier poli et horlogerie germanique contre plastique et circuits imprimés. Quand tout devient trop confortable, trop immédiat, trop à portée de main à tout instant, la créativité, animal difficile, fout le camp. Il faut donner de soi, apprendre à attendre pour re-ce-voir. Je ne serais pas étonné si cette réflexion pouvait s’étendre à la musique et à quantités d’autres choses. Je ne serais pas en outre surpris que se noue là un problème plus profond de notre modernité.

VM


Lire l'article complet, et les commentaires