Sigmaringen, septembre 1944-avril 1945 : le dernier refuge des collabos

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 5 mars 2025

Sigmaringen. Ce nom, qui sonne aujourd'hui comme une curiosité géographique, fut, pendant plusieurs mois, le théâtre d'une bien étrange représentation. De septembre 1944 à avril 1945, cette petite ville allemande, avec son château digne d'un opéra de Wagner, abrita les restes du régime de Vichy, une sorte de gouvernement fantôme, grotesque et pathétique à la fois. Imaginez la scène : la France libérée, l'Allemagne nazie au bord du gouffre, et, au milieu de tout ça, une poignée de traîtres, Pétain en tête, jouant à faire semblant de gouverner…

 

De Vichy à l'exil allemand : la fuite éperdue d'un régime aux abois

L'été 1944. Pour le régime de Vichy, c'était le commencement de la fin, une fin annoncée, inéluctable. Le 6 juin, les Alliés avaient débarqué en Normandie puis en Provence, le 15 août, et rien ne semblait pouvoir arrêter leur progression. La Résistance, de son côté, sortait de l'ombre et harcelait l'occupant. Bref, pour Pétain, Laval et tous ceux qui avaient misé sur le mauvais cheval, l'heure des comptes approchait, et elle risquait d'être particulièrement douloureuse. Les Allemands, qui n'étaient pas vraiment du genre sentimental, décidèrent qu'il était temps de mettre leurs marionnettes soigneusement à l'abri, non par bonté d'âme, bien sûr, mais pour garder un semblant de contrôle sur ce qui leur restait d'alliés.

Le 17 août 1944, le général Alexander Neubronn von Eisenburg, qui commandait les troupes allemandes à Vichy, convoqua Pierre Laval. L'entretien fut bref, et sans fioritures : il fallait partir, et vite. Laval tenta bien de protester, de gagner du temps, comme à son habitude, mais face à un SS, les arguments juridiques pèsent peu. Le 20 août, à 7h30 du matin – une précision qui a son importance, car elle montre le caractère brutal de l'opération –, des officiers allemands se présentèrent à l'Hôtel du Parc, où résidait Pétain. Le vieux maréchal, qui n'était plus que l'ombre de lui-même, refusa d'abord de bouger. Il se voyait sans doute encore en chef d'État… Mais les Allemands n'étaient pas d'humeur à parlementer. Il fut emmené, presque de force, un peu comme un colis encombrant. C'était la fin, pitoyable, du régime collaborationiste de Vichy sur le sol français.

 

 

Pétain et sa suite furent d'abord conduits à Belfort, et installés, sous bonne garde, dans les bâtiments de la préfecture. Laval les y rejoignit. On discuta, on tergiversa… Où aller ? L'enclave espagnole de Llivia fut un temps envisagée, mais c'est finalement Sigmaringen, une petite ville du Bade-Wurtemberg, qui fut choisie. Pourquoi Sigmaringen ? Allez savoir… Peut-être à cause de son château, qui donnait un petit air de légitimité à cette fuite en avant ou de sa proximité avec la France. Le 7 septembre 1944, Pétain, Laval et une partie de leur entourage arrivèrent donc à Sigmaringen, après un voyage qui avait tout d'une débâcle. Et dans les jours et semaines qui suivirent, ce fut un véritable exode : ministres, hauts fonctionnaires, miliciens (et leurs familles), journalistes aux ordres… Tous ceux qui avaient quelque chose à craindre de la Libération convergèrent vers ce lieu improbable, transformant la paisible bourgade allemande en une caricature de "capitale" française.

 

 

Sigmaringen, une "France" hors-sol : radiographie d'un gouvernement fantoche

Soyons clairs : Sigmaringen, ça n'a jamais été un "gouvernement en exil" au sens propre du terme Pétain, qui avait encore quelques rares éclairs de lucidité, refusa toujours de se prêter à cette mascarade. Il se considérait comme prisonnier des Allemands et il n'avait pas tout à fait tort. Mais les nazis, qui avaient besoin de donner un semblant de légitimité à leur entreprise, bricolèrent une structure, une sorte de gouvernement Potemkine : la "Délégation gouvernementale française pour la défense des intérêts nationaux". Un titre ronflant pour une coquille vide, installée dans le château de Sigmaringen qui était devenu une "enclave française", bénéficiant de l’extraterritorialité.

 

 

Cette "Délégation", c'était du vent, une pure fiction juridique. Elle n'avait aucun pouvoir réel, ne prenait aucune décision importante, et ne contrôlait rien, à part, peut-être, les allées et venues dans le château. Son seul rôle, c'était de faire croire qu'il y avait encore un gouvernement français qui soutenait l'Allemagne, et de servir de relais entre les autorités allemandes et la masse des exilés français.

Qui trouvait-on dans cette "Délégation" ? Un ramassis de ce que la collaboration avait produit de pire. Il y avait d'abord Fernand de Brinon, le président, un journaliste qui s'était vendu aux nazis corps et âme. Un vrai fanatique. À ses côtés, Joseph Darnand, le chef de la Milice, une brute sanguinaire responsable de la mort de milliers de Français. À Sigmaringen, il était "secrétaire d'État à l'Intérieur". On se demande bien de quel "intérieur" il s'occupait… Jean Luchaire, un autre journaliste, était "commissaire à l'Information". Son rôle : continuer à déverser sa propagande nauséabonde, même quand tout s'écroulait autour de lui. On trouvait aussi dans cette clique, Eugène Bridoux en charge des prisionniers, Jacques Benoist-Méchin, un ancien de Vichy, qui était "secrétaire général du gouvernement" – un titre aussi ronflant qu'inutile – et Paul Marion, l'homme de confiance de Laval. Et puis, il y avait Marcel Déat, arrivé plus tard, en mars 1945, un ambitieux qui rêvait de prendre la place de Laval, mais qui n'a jamais réussi à s'imposer. Un vrai panier de crabes, où chacun essayait de tirer la couverture à soi.

Pierre Laval, justement, parlons-en. Il était bien là, à Sigmaringen, logé au château, mais sans aucune fonction officielle. Les Allemands se méfiaient de lui, les ultras de la collaboration le détestaient. Il était totalement isolé, marginalisé, mais il ne désarmait pas. Il continuait à manœuvrer dans l'ombre, à envoyer des émissaires en Suisse pour négocier avec les Alliés, à essayer de se présenter comme un recours. Une attitude pathétique.

 

 

Et puis, il y avait les miliciens, l'élément le plus sinistre de cette histoire. Plusieurs centaines d'entre eux avaient suivi leurs chefs à Sigmaringen. C'étaient eux, la force brute de ce "gouvernement" fantôme. Ils assuraient la "sécurité" (toute relative) des dignitaires, mais surtout, ils faisaient régner la terreur parmi les exilés français, et même parmi la population allemande. Vols, pillages, viols, exécutions sommaires… Ils se comportaient comme en territoire conquis et ils n'avaient de comptes à rendre à personne.

 

 

La vie quotidienne, à Sigmaringen, c'était un mélange de comédie et de tragédie. Les "ministres", installés dans le château, faisaient comme si de rien n'était, organisaient des réceptions, des dîners, alors que la famine menaçait et que les bombes alliées tombaient non loin de là. Le commun des mortels, lui, vivait dans des conditions beaucoup plus difficiles, entassé dans des hôtels réquisitionnés, des pensions, des logements de fortune. Et puis, il y avait les tensions, les rivalités, les haines recuites… Tout ce petit monde se jalousait, se détestait, se disputait les miettes d'un pouvoir qui n'existait plus. Et pendant ce temps-là, la radio, contrôlée par jean Luchaire, continuait à diffuser ses mensonges, parlant de victoires allemandes qui n'existaient que dans son imagination. C'est Louis-Ferdinand Céline, qui était médecin à Sigmaringen, qui a le mieux décrit cette ambiance de fin du monde, dans son livre D'un château l'autre. Un témoignage hallucinant, même s'il faut faire la part de la fiction.

 

 

La chute de Sigmaringen : chronique d'une mort annoncée

Le printemps 1945. C'est le moment où la farce a tourné court. L'Allemagne nazie s'effondrait, les Alliés avançaient sur tous les fronts, et Sigmaringen, qui se croyait à l'abri, s'est retrouvé pris en étau.

Début avril, la situation devint intenable. Les nouvelles du front étaient catastrophiques, les bombardements se rapprochaient, et la panique commençait à gagner les rangs des exilés. Le 17 avril, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler, qui avait visiblement d'autres chats à fouetter, ordonna que le maréchal Pétain soit transféré plus au sud, de peur qu'il ne tombe entre les mains des Français. Le 20 avril, c'était l'anniversaire d'Adolf Hitler, son 56e et dernier. Autant dire que personne, à Sigmaringen, n'avait envie de faire la fête. Le 21 avril, les troupes françaises du général Henri de Vernejoul libéraient Belfort. Sigmaringen n'était plus qu'à une centaine de kilomètres… Le 22 avril au matin, Ferdinand de Brinon et Joseph Darnand, comprenant que la partie était finie, prirent la fuite en voiture, direction l'Italie. On peut dire que c'était la fin, de facto, de la "Délégation gouvernementale". L'après-midi même, les premiers soldats français entraient dans Sigmaringen. Ils n'ont rencontré aucune résistance. La ville avait été abandonnée par les Allemands, et la plupart des miliciens avaient déguerpi. Les 23 et 24 avril, les Français prirent le contrôle total de la ville et du château. Ils arrêtèrent les quelques collabos qui s'y trouvaient encore, ceux qui n'avaient pas eu le temps, ou le courage, de fuir. Pétain avait été emmené en Suisse par les allemands. Mais, le 24 avril il décida de se rendre et fut remis aux Français. Pierre Laval, lui, s'était enfui le 26 avril pour l'Espagne où il espérait trouver refuge.

Et après ? Après, ce fut l'heure des comptes.

Pierre Laval fut extradé d'Espagne franquiste le 30 juillet 1945. Son procès fut une parodie de justice, expédié en quelques jours. Il fut condamné à mort et fusillé le 15 octobre, à la prison de Fresnes, après avoir tenté, sans succès, de s'empoisonner. Ferdinand de Brinon, lui, fut arrêté en Allemagne, jugé, condamné à mort et exécuté le 15 avril 1947, au fort de Montrouge. Joseph Darnand, capturé en Italie après une cavale digne d'un mauvais film, connut le même sort : fusillé le 10 octobre 1945, au fort de Châtillon. Jean Luchaire, arrêté en Italie, fut jugé, condamné à mort et fusillé le 22 février 1946, toujours au fort de Montrouge. Marcel Déat, le plus malin de tous, réussit à s'enfuir et à se cacher en Italie, dans un couvent. Il y mourut en 1955, sous une fausse identité. Le maréchal Philippe Pétain, quant à lui, eut droit à un procès en bonne et due forme, devant la Haute Cour de justice, du 23 juillet au 15 août 1945. Il fut jugé coupable et condamné à mort. Mais le général de Gaulle, sans doute conscient de l'impact symbolique d'une telle exécution, commua sa peine en détention à perpétuité. Et tous les autres, les "petits" collabos de Sigmaringen, les fonctionnaires zélés, les miliciens sans grade ? Ils furent, pour la plupart, arrêtés, jugés, et condamnés à des peines de prison, à l'indignité nationale, à la confiscation de leurs biens. La justice, imparfaite, était passée.

 

Alors, que retenir de l'épisode de Sigmaringen ?

L'histoire de Sigmaringen, c'est l'histoire d'une trahison, d'une lâcheté, d'une bêtise crasse. C'est l'histoire d'hommes et de femmes qui ont choisi le mauvais camp, qui ont cru jusqu'au bout à une idéologie monstrueuse, et qui ont fini leur course dans un château de pacotille, au milieu des décombres de l'Allemagne nazie. C'est une histoire qui fait mal, une histoire dont on aimerait pouvoir dire qu'elle appartient au passé. Mais c'est aussi une histoire qu'il faut connaître, qu'il faut raconter, encore et encore, pour ne pas oublier. Parce que les fantômes de Sigmaringen, eux, ne sont peut-être pas tous morts... Et parce que la bêtise, la lâcheté et la haine, malheureusement, sont de tous les temps.


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