M. Le Pen : inéligibilité, la course à l’échalote
par LATOUILLE
vendredi 25 avril 2025
La réaction des politiciens à la condamnation de Marine Le Pen masque leur volonté « de défendre la souveraineté aristocratique des gouvernants ». Ainsi, ils empêchent une analyse sincère et véritable de cette situation judiciaire inédite.
La condamnation de Marine Le Pen notamment à une peine de 5 ans d’inéligibilité avec application immédiate pose trois degrés d’analyse :
- Sur le fond : la condamnation est-elle suffisamment justifiée par les faits rapportés devant le tribunal,
- Sur la forme : que représente l’inéligibilité en termes de conséquences pour la marche politique du pays, et, en terme symbolique, comment impacte-t-elle la société,
- Sur le fonctionnement politique du pays : est-il « normal » et légitime de laisser aux juges le pouvoir d’exclure du champ politique et plus particulièrement électoral telle ou telle personne politique ? Donc, quelle est la place de la justice dans une démocratie ?
- La condamnation est-elle suffisamment justifiée par les faits rapportés devant le tribunal ?
Suivant une dépêche de l’AFP du 11 avril reprise notamment par Le Monde et le Figaro on peut raisonnablement avancer que le jugement est fondé puisque la moitié des condamnés ne se pourvoit pas en appel : « Le Rassemblement national (RN) et 12 des personnes condamnées dans le dossier des assistants d’eurodéputés du parti – dont Marine Le Pen –, ont fait appel du jugement, a appris l’Agence France Presse vendredi 11 avril de source judiciaire. Le délai pour faire appel courait jusqu’à jeudi minuit. Au total, 24 personnes ont été condamnées par le tribunal correctionnel de Paris le 31 mars (un expert-comptable avait été relaxé), en plus du RN. La moitié d’entre eux environ ont donc choisi d’accepter leurs peines. »
En soi le fait, pour 12 des accusés, de ne pas interjeter appel peut être vu de deux façons. Soit on voit dans ce choix un aveu de culpabilité, soit l’expression de la crainte d’être condamné à une peine plus lourde. Pour l’un ou l’autre des deux options ou les deux réunies s’il y a bien expression de l’acceptation des décisions du tribunal, cela ne nous dit rien de la justesse et de la sincérité de la sentence, notamment parce que la majorité des prévenus la conteste en interjetant appel.
La lecture du « Délibéré dossier dit des assistants fictifs du RN- 31 mars 2025 » éclaire toute réflexion et aurait dû être faite par tous les politiciens, et analysée et commentée par tous les journalistes avant de dégoiser des discours insipides qui, loin d’enrichir la réflexion, attisent les haines de toutes sortes. Ainsi, dans les 154 pages du « délibéré » on apprend ce qui a motivé que la Justice se penche sur la situation des assistants parlementaires du RN au Parlement européen : « La question posée : C’est la discordance entre les emplois prétendument (assistant parlementaire) et effectivement exercés qui fonde les poursuites. » Au regard de cette question préliminaire qui fonde la décision d’enquêter puis celle de poursuivre, il s’est agi « de vérifier notamment si les députés poursuivis ont payé à leurs assistants respectifs des rémunérations au moyen de fonds européens, en se gardant de leur confier un quelconque travail en lien avec leur mandat, ou en leur demandant un tel travail dont la ténuité confine à l’inexistant. » À la suite de l’enquête et de l’instruction il s’est constituée une requête par laquelle il était demandé au tribunal de répondre à la question de savoir « Si les contrats litigieux sont conclus dans le cadre réglementaire concernant les frais et indemnités des députés au Parlement européen, pour caractériser l'éventuel détournement de fonds publics reproché, il appartient au tribunal d’apprécier l'existence ou l'absence d'un travail accompli par les assistants parlementaires en exécution de leur contrat de travail les liant au député européen ». Dès lors le tribunal doit établir le lien qui existait entre la nature du travail des assistants parlementaires et la mission des députés qui les employaient. C’est bien ce « lien » que doit interroger le tribunal et pas la nature -profonde- du travail ; c’est ce que les juges ont clairement écrit dans le délibéré : « La question soumise au tribunal n’est pas de savoir si l’assistant parlementaire a effectué un travail politique ni a fortiori de connaître la nature ou le contenu de ce travail, mais de rechercher s’il a travaillé en réalité pour le parti alors qu’il était rémunéré par le Parlement européen sous couvert d’un contrat d’assistance qui serait dès lors fictif. Il ne s’agit pas de porter un jugement sur l’activité de l’assistant. »
Ce lien n’existait pas et les juges l’ont montré en établissant que « tous ces contrats ne répondaient à aucun besoin d'assistance parlementaire du député et étaient dépourvus d’un objet réel. Ces assistants n’avaient pas assisté le député dans l’exercice de son mandat de député européen et travaillaient en réalité pour le parti. » Par exemple sept personnes travaillaient en réalité pour le parti ou ses dirigeants : X, pour la garde rapprochée de Jean‑Marie Le Pen[1], président puis président d'honneur du parti, Y comme assistant personnel, Z en tant que secrétaire particulière, W était son chef de cabinet…
L’échange de courriels du 22 juin 2014 où S écrivait en effet au trésorier du parti, qui se trouvait par ailleurs être alors avocat de profession : « Ce que Marine nous demande équivaut qu'on signe pour des emplois fictifs... Je comprends les raisons de Marine mais on va se faire allumer car on regardera, c'est sûr, nos utilisations à la loupe avec un groupe si important. Je n'ai pas prévenu les autres du cadre légal car je créerai encore plus de bordel. ». La réponse du trésorier est particulièrement claire aussi : « Je crois bien que Marine sait tout cela… » On trouve aussi dans les archives du parti un tableau dans lequel le trésorier, aussi directeur du personnel, consignait sous la rubrique « payés autrement » les rétributions versées à des personnes rattachées à « président », « siège », ou « équipe marine » alors qu’elles apparaissaient payées par le Parlement européen.
Le fait d’illégalité dans l’utilisation des fonds européens normalement dévolus aux assistants parlementaires sont avérés et constituent bien un détournement de fonds publics. La défense n’a d’ailleurs pas vraiment contesté ce fait, elle a surtout argumenté à propos de la nature du travail d’un assistant parlementaire et le lien quasi consubstantiel qui existerait entre ce travail et la vie du parti auquel appartient son « député employeur » ; ce qui permettra de politiser la communication à l’issue du procès. La condamnation était dès lors inévitable, la peine s’imposait.
Le débat porte alors sur la nature de la peine qui sanctionne le délit.
- Que représente l’inéligibilité en termes de conséquences pour la marche politique du pays, et, en termes symboliques, comment impacte-t-elle la société ?
Dans une partie IV du délibéré les juges expliquent avec précision « les principes de détermination des peines » : « Par des lois successives depuis les lois fondatrices n° 88-226 et n° 88-227 du 11 mars 1988 relatives à la transparence financière de la vie politique, le législateur s’est employé à encadrer le financement de la vie politique française afin, principalement, d’en garantir la transparence et d’assurer l’égalité des chances des candidats dans la compétition politique. Le respect de ces dispositions législatives par tous les partis politiques doit assurer le fonctionnement vertueux de la démocratie représentative.
En outrepassant le cadre ainsi posé par le législateur, les auteurs, complices et receleurs de détournements de fonds publics, qui ont procuré un enrichissement au FRONT NATIONAL devenu RASSEMBLEMENT NATIONAL ont provoqué une rupture d’égalité, favorisant ainsi leurs candidats et leur parti politique, au détriment des autres.
S’agissant du corps électoral, les manquements commis par les députés européens portent fortement atteinte à la confiance légitime qu’ils doivent inspirer aux citoyens de l’Union européenne en général et aux électeurs français en particulier. Représentants de l’institution la plus démocratique de l’Union européenne, ils sont les porteurs des valeurs proclamées à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, notamment le respect de la démocratie, de l’égalité et de l’État de droit.
Ainsi, ces faits ont porté une atteinte grave et durable aux règles du jeu démocratique, européen mais surtout français et à la transparence de la vie publique. »
Chacun est désormais, après cette lecture, en mesure d’apprécier : accepter ou réfuter, cette analyse faite par le Tribunal : rien ni dans la loi ni dans la morale républicaine dit que l’on soit obligé d’être d’accord avec les juges et c’est bien pour cela qu’existe la possibilité de se pourvoir en appel, l’histoire judiciaire montre qu’un jugement peut être défait en appel sur le fondement de l’analyse des faits que chaque juge peut faire : par exemple quelqu’un condamné en première instance peut être relaxé en appel et vice et versa…
À cet instant se pose la question de la nature de la peine notamment dans ce jugement où, si personne ne semble contester le bien-fondé des peines pécuniaires et carcérales, la peine d’inéligibilité est fortement remise en cause non seulement par les supporteurs du RN mais aussi par de nombreux politiciens dont -chose incroyable- par le Premier ministre[2] qui a été relaxé en première instance dans une affaire similaire faute de preuves suffisantes alors que le Parquet avait requis « trente mois d’emprisonnement avec sursis, 70 000 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité avec sursis contre le chef de parti, présenté comme le principal responsable de l’organisation de ce système de détournement de fonds. Dans leur réquisitoire, les procureures avaient insisté sur le contraste entre les « valeurs de probité et d’exemplarité » promues par M. Bayrou et cette pratique. » ; sans doute François Bayrou essaie-t-il de se prémunir contre une condamnation en appel. Cependant ou heureusement les juges, dans leur délibéré du procès des assistants du RN, ont pris la sage précaution de rappeler le bien-fondé de l’inéligibilité : « instrument d’amélioration de la sanction des manquements à l’exemplarité et de restauration de la confiance publique. La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite “Sapin II”, et la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, ont modifié le régime de la peine complémentaire d’inéligibilité. Elles se sont notamment appuyées sur le rapport de Jean-Louis NADAL intitulé “ Renouer la confiance publique-Rapport au président de la République sur l’exemplarité des responsables publics” remis en janvier 2015, qui visait à proposer des recommandations pour restaurer la confiance des citoyens envers les responsables publics en insistant sur l’importance de l’exemplarité.
Ce rapport rappelait notamment que “ l’exemplarité institutionnelle (…) nécessite que les valeurs consacrées par notre loi fondamentale, telles que l’égalité de tous devant la loi ou l’indépendance de l’autorité judiciaire, soient pleinement et parfaitement respecté. ” Il relevait encore qu’en matière de probité et d’exemplarité publiques, il était “facile de constater que chacune des avancées du droit fut accomplie à la suite et pour répondre à la révélation d’un scandale ou au déclenchement d’une procédure judiciaire. (…) Pour le dire autrement, le droit de la probité est intimement lié à l’histoire de ses atteintes.” Comme précisé dans la version en vigueur du 11 décembre 2016 au 17 septembre 2017, l’article 432-17 du Code pénal dispose dans son dernier alinéa : “ Par dérogation au 1° du présent article, mentionnée au 2° de l'article 131-26 et à l'article 131-26-1 est obligatoire à l'encontre de toute personne coupable de l'une des infractions définies à la section 3 du présent chapitre. Toutefois, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer cette peine, en considération des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur. ” »
Il s’agit bien ici de priver les élus « non exemplaires » de leur mandat ; ainsi la loi a été renforcée et l’article 432-17 du Code pénal rend obligatoire la peine complémentaire d’inéligibilité à l’encontre de tout élu qui ne respecte pas les règles de probité attendues de la part d’un représentant des citoyens. Cette disposition a souvent été renforcée -une histoire de cette évolution pourrait être écrite- dans l’idée de contrecarrer la perte de confiance des citoyens vis-à-vis de la politique et des femmes et des hommes politiques ; le 19 février 2025 Bruno Cautrès écrivait dans The Conversation[3] : « Concernant la confiance dans les acteurs de la politique, on constate que 79 % des sentiments sont négatifs, et 16 % des Français ont confiance dans les partis. La confiance dans l’Assemblée nationale est à son niveau le plus bas, atteignant péniblement 24 %. Le président de la République souffre d’un niveau de confiance qui ne cesse de plonger. Quant au premier ministre, son action est déjà dépréciée avec une côte de 27 %. »
Si cette peine d’inéligibilité semble raisonnable, en tout cas justifiée par la Loi, elle n’en constitue pas moins un frein au pouvoir d’élection du peuple, qui se voit restreint dans le choix de son représentant. Mais comme l’ont rappelé les juges « elle a néanmoins particulièrement vocation à être prononcée à l’encontre d’élus déclarés coupables d’atteintes à la probité et ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs », elle n’aurait aucun sens à être appliquée à l’encontre de quelqu’un qui ne briguerait aucun mandat ou qui n’en disposerait d’aucun.
La peine d’inéligibilité est difficilement contestable et ne constitue pas une atteinte aux principes de la Démocratie, au contraire elle permet d’assainir le « monde politique » et de protéger les citoyens de se fourvoyer derrière la candidature de politiciens improbes voire malhonnêtes. Le prononcé d’inéligibilité ne peut qu’assainir la vie politique en écartant les politiciens véreux ; tout comme Hercule nettoya les écuries d’Augias, le peine d’inéligibilité permet de nettoyer (au moins partiellement) les écuries de la République. En outre cette possibilité de sanction est inscrite dans un « chapelet » de lois qui ont été votées par les Députés et les Sénateurs, il est donc particulièrement malvenu de leur part de contester qu’elle puisse être appliquée, sauf à vouloir montrer leur volonté « de défendre la souveraineté aristocratique des gouvernants[4] ». C’est cette contestation qui met en péril la Démocratie, pas l’application de la loi par les juges.
Si le bien-fondé en analyse juridique et sociologique de la peine d’inéligibilité est assez évident, ce qui est plus difficile à concevoir d’emblée c’est la notion d’exécution provisoire dans la mesure où elle semble atténuer la possibilité d’un « appel » qui viendrait à être interjeté. De fait un élu condamné à une peine avec exécution provisoire est démis de ses mandats ; il faut voir là une mesure de précaution permettant d’empêcher qu’il ne perpétue les malversations punies en attendant le prononcé définitif en appel voire en cassation… ce qui peut durer de longs mois, voire quelques années. Notons, c’est important, que cette « suspension » ne concerne pas le mandat des députés, ce qui permet à madame le Pen de conserver son mandat de député, son pouvoir d’intervention à l’Assemblée nationale et corollairement l’accès aux tribunes médiatiques. En revanche si le procès en appel était trop tardif elle pourrait être empêchée de se présenter à l’élection présidentielle de 2027.
C’est et ce n’est que sur ce prétendument empêchement que c’est constitué et développé toute l’ire du microcosme politique du pays. À mauvais escient car l’exclusion d’un candidat ne remet pas en cause la Démocratie qui ne peut se fonder et fonctionner ni au service d’une personne ni même en rapport avec un groupe aussi important soit-il d’électeurs. La Démocratie prend en compte l’ensemble des membres de la société, la globalité de la Nation ; elle n’est pas au service de tel ou tel groupe, de telle ou telle personne. Comme l’écrit Albert Ogien[5] : « La démocratie est en effet un concept de face : d’un côté, un régime politique fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles ; de l’autre, une forme de vie, c’est-à-dire un ordre de relations sociales délivrées de toute trace de domination, de classe, de compétences, d’origine ou de genre est fondé sur un principe : le respect inconditionnel de l’égalité de chacun et de chacune. » N’est-ce pas à ces principes que répond l’exécution provisoire en empêchant toute tentative de continuation ou de récidive et de domination de la part de celui qui est condamné ?
La Justice n’est pas là pour préparer l’escouade de candidats qui concourra à l’élection de 2027 pas plus en « empêchant » certains d’être candidat qu’en désignant les compétiteurs ; la Justice est là pour faire appliquer la loi et, dans ce cas elle l’a fait avec rigueur et intelligence. Elle a manifesté de cette rigueur et de cette intelligence en programmant sans attendre une date pour le procès en appel qui soit compatible avec le calendrier de l’Élection présidentielle : le procès aura lieu en 2026 ce qui permettra en cas d’annulation de la sanction à Madame Le Pen d’être candidate.
Sans l’exécution provisoire, dans un cas similaire, de recours en recours, un candidat qui serait coupable pourrait être élu président de la République et ne pas rendre compte de ses méfaits pendant les 10 ans que dureraient ses deux mandats présidentiels.
L'effectivité de l'exécution des peines notamment l’exécution provisoire poursuivent un but d'intérêt général comme cela a été rappelé par le Conseil constitutionnel (QPC en 2016-569). C’est ce que relève le délibéré : « Le tribunal prend en considération, outre le risque de récidive, le trouble majeur à l’ordre public démocratique qu’engendrerait en l’espèce le fait que soit candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire élue, une personne qui aurait déjà été condamnée en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité, pour des faits de détournements de fonds publics et pourrait l’être par la suite définitivement. Il s’agit ainsi pour le tribunal de veiller à ce que les élus, comme tous justiciables, ne bénéficient pas d’un régime de faveur, incompatible avec la confiance recherchée par les citoyens dans la vie politique. »
C’est tout cela, succinctement écrit, qu’auraient dû dire aux citoyens les politiciens et les journalistes s’ils étaient intelligents, cultivés en matière juridique et moins menteurs. Le devoir des uns et des autres est d’éclairer les citoyens pour qu’ils se forgent un jugement raisonné de façon à pouvoir aller à l’élection en toute connaissance de cause et dans une égalité de « connaissance » : « Dès lors la proposition de la défense de laisser le peuple souverain décider d’une hypothétique sanction dans les urnes revient à revendiquer un privilège ou une immunité qui découlerait du statut d’élu ou de candidat, en violation du principe d’égalité devant la loi. Ce moyen de la défense, s’il devait concerner le fait de prononcer une peine d’inéligibilité ou inviter à ne pas se poser la question de l’exécution provisoire, est donc inopérant. » indique le délibéré. La décision du tribunal est rendue au nom du peuple français et non d’une partie des électeurs.
Donc, pour l’instant, pas plus la peine d’inéligibilité que l’exécution provisoire n’empêchent Marine Le Pen d’être candidate à l’élection présidentielle de 2027, ni d’exercer pleinement son « travail politique » en conservant son mandat de député.
- Est-il « normal » et légitime de laisser aux juges le pouvoir d’exclure du champ politique et plus particulièrement électoral telle ou telle personne politique ? Donc, quelle est la place de la justice dans une démocratie ?
David Brooks[6] écrit : « Au début, c’était l’agonie. Sous les empires d’autrefois, les forts faisaient ce qu’ils voulaient et les faibles souffraient ce qu’ils devaient. Mais au fil des siècles, les gens ont construit le nerf de la civilisation : des constitutions pour restreindre le pouvoir, des alliances internationales pour promouvoir la paix, des systèmes juridiques pour régler pacifiquement les différends, des institutions scientifiques pour guérir les maladies, des organes de presse pour faire progresser la compréhension du public, des organisations caritatives pour soulager la souffrance, des entreprises pour créer de la richesse et répandre la prospérité, et des universités pour préserver, transmettre et faire progresser les gloires de notre mode de vie. Ces institutions rendent nos vies douces, aimantes et créatives, plutôt que méchantes, brutales et courtes. » Sans doute est-ce ça la Démocratie, puis il poursuit : « Le trumpisme menace tout cela. Il s’agit principalement d’acquérir le pouvoir – le pouvoir pour lui-même. C’est un assaut sur plusieurs fronts pour faire de la terre un terrain de jeu pour des hommes impitoyables, donc bien sûr, toutes les institutions qui pourraient restreindre le pouvoir doivent être affaiblies ou détruites. Le trumpisme est une question d’ego, d’appétit et d’acquisition et est motivé par une aversion primitive pour les éléments supérieurs de l’esprit humain – l’apprentissage, la compassion, l’émerveillement scientifique, la poursuite de la justice. » L’ire des politiciens français, et de certains des journalistes qui leur emboîtent le pas, ne rentre-t-elle pas dans cette description ? Il s’agit bien pour eux de limiter voire de supprimer l’action de la Justice quand un des leurs est en cause. En tout cas c’est l’image qu’ils donnent à voir. Or, rien ne serait moins démocratique qu’une société dépourvue de Justice ou, pire, d’une société où les politiciens et les élus (au sens plus restreint) pourraient échapper au principe d’égalité d’avec les autres citoyens.
Reste, à s’entendre sur la définition de la démocratie qui a rejoint l’étagère des « mots vertueux » comme l’écrivait le sociologue Michel Cattla[7] à propos du mot innovation : ne serait-ce pas un de ces mots vertueux, comme projet, réseau, développement durable, qu’on met et qu’on trouve un peu partout sans qu’on puisse d’emblée, à la lecture du texte, leur attribuer une définition stricte et qu’apparaisse un sens « éclatant ». C’est ce qu’en dit Josselin Rio[8] : « La notion de démocratie est victime d’un paradoxe : elle fait face à une explosion d’utilisations qui coïncide avec une perte de sens. Plus on l’utilise et moins on la comprend. Une kyrielle d’adjectifs “béquilles” sont ainsi venus s’accoler à l’expression « démocratie » pour en complexifier voire en parasiter la signification. La définition de la démocratie par l’ajout d’adjectifs contribue à vider la notion de démocratie de tout sens par elle-même. Elle est condamnée à l’imprécision de “mots incorrects et mystificateurs”. Ces adjectifs nomment des pratiques, désignent des tendances ou illustrent des exemples spécifiques, etc. Ils apportent un sens supplémentaire, ils amendent une perception, ils orientent une compréhension, mais jamais ils ne permettent de rendre compte d’une théorie démocratique d’ensemble. »
Alors, rejoignons Clément Attlee, Premier ministre britannique en 1945, pour qui : « La démocratie ce n'est pas seulement la loi de la majorité, c'est la loi de la majorité respectant comme il convient le droit des minorités. » J’irai au-delà des propos de Clément Attlée en insistant sur le fait que la démocratie est avant tout une question de respect élevé au rang de principe. Donc revendiquer d’avoir 11 millions d’électeurs n’a pas beaucoup de sens ; prendre en compte ce principe ce serait bafouer le principe d’égalité devant la loi, le faire rejoindrait ce que Tocqueville appelait la « tyrannie de la majorité » : on juge dans la confrontation des faits et des lois, pas au prorata de la richesse financière ou électorale. Mais voilà, de nos jours, si nous suivons Agathe Cagé[9] : « Nos “responsables” politiques ont totalement perdu le sens du respect. Le constat n’est malheureusement pas partisan. » […] « La parole politique a perdu sa superbe et elle a perdu sa valeur. Notre démocratie n'en est pas seulement mise à mal, mais mise à terre. » ; dans un raccourci dont j’assume l’apparente stupidité, si la Démocratie est à terre, en quoi l’intervention des juges la mettrait à mal ?
La question de la relation entre la Justice et la Démocratie n’est pas nouvelle et, sans doute, continuera-t-elle à être posée chaque fois qu’une décision de justice indisposera un politicien. Pourtant, Justice et Démocratie sont consubstantielles
La Justice a pour rôle fondamental et essentiel de répondre à l'exigence de légalité et de protection contre tout pouvoir arbitraire, ainsi que d’apporter des réponses aux nouveaux besoins de l'individu dans le cadre de la société, donc du respect de l’Autre[10] ; ainsi d’après Rodotà la justice représente l'avant-poste institutionnel de la société la mettant en position de premier interlocuteur ou/et de médiatrice pour toute une série de situations nouvelles qui, empêchant la fluidité des relations entre citoyens, mettent à mal les principes fondateurs de la démocratie d’équité et d’impartialité. Ce qui amène Bobbio[11] à écrire : « aujourd'hui, le concept même de démocratie est inséparable de celui des droits de l'homme » en prenant les « droits » dans un sens large et en rappelant qu’ils sont indispensables à la démocratie et essentiels à sa survie. C’est à la Justice, équitable et impartiale, qu’incombe la tâche de protéger ces droits même contre la volonté de la majorité et/ou des élites, des « puissants ». C’est dans la possibilité qu’a la Justice d’aller contre les élites que s’origine la critique, l’attaque des politiciens contre la Justice lorsqu’un procès les malmène ; la Justice est alors montrée comme un « facteur possible d'altération de l'équilibre démocratique entre les pouvoirs et de limitation de la souveraineté populaire[12]. » où il faut entendre pouvoir comme étant celui des gouvernants mais aussi celui du peuple, et où pour certains la souveraineté populaire exprimée par le suffrage peut être controversée par la Justice. Dès lors on voit bien comment il peut y avoir, dans le cas du procès des assistants parlementaires du RN, une collusion d’esprits entre des politiciens aussi différents politiquement que Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et François Bayrou.
Ainsi, la Justice permet voire garantit à la Démocratie d’exercer ses deux principes fondateurs : équité et impartialité. Donc la question de savoir si, dans ce procès comme dans d’autres, l’action de la Justice entraînerait à un déni de démocratie est nulle et non avenue, à la condition toutefois nous dit Mariarosaria Guglielmi[13] que, pour une gouvernance démocratique, la justice ne fasse pas abstraction de l'obligation de accountability à l’égard des citoyens et assume une responsabilité culturelle et sociale devant l'opinion publique en ce qui concerne les décisions prises. Dans le procès des assistants parlementaires du RN, les juges ont parfaitement répondu à cette obligation dans les 154 pages du délibéré ; il était souhaitable que les médias donnent à connaître l’engagement social des juges et la façon dont ils ont assumé leur responsabilité « sociale et culturelle ». Mais, le cirque médiatique joint à celui des politiciens avares de leur pouvoir empêche que le public ait une connaissance vraie des raisons des décisions de la Justice.
Dans une tribune publiée le 12 avril dans Le Monde intitulée « Les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple », Pierre Rosanvallon[14] écrit : « Car une société n’est pas simplement composée d’électeurs (sans parler des abstentionnistes), pas plus qu’elle n’est pleinement exprimée par une majorité. A donc émergé une seconde manière de concevoir la souveraineté du peuple et la volonté générale. Fondée sur la notion de “peuple-communauté”, elle considère qu’une cité se définit aussi par les valeurs et les principes qui l’organisent. […] L’instrument de cette souveraineté du “peuple-communauté” est la justice : c’est elle qui veille au respect de nos principes collectifs. Quand on dit que les magistrats rendent la justice au nom du peuple français, ce n’est pas simplement parce qu’ils le “représentent”, mais parce qu’ils sont les gardiens d’une souveraineté populaire définie par les valeurs fondatrices du contrat social. Les juges incarnent, tout autant que les élus, le principe démocratique de la souveraineté du peuple. »
La justice au sens moral est un des fondements essentiels de la Démocratie, la Justice en tant qu’institution permet le contrôle de l’application de la première et a pour mission de protéger la Démocratie autant que les citoyens contre des détenteurs du pouvoir qui seraient peu scrupuleux quant à l’application des règles démocratiques voire malhonnêtes en essayant de tirer avantage à leur seul profit de leur position de pouvoir.
Le procès du RN, et peut-être bientôt celui d’autres politiciens, est archétypique du bon fonctionnement de la Justice et de la recherche de la justice en faveur des citoyens ; il représente quasiment un idéal-type au sens wébérien qui permet de comprendre le fonctionnement de la Démocratie. Mais ses conclusions c’est-à-dire les peines qui assortissent la condamnation dévoilent des pratiques que les politiciens n’ont de cesse de les cacher au regard des citoyens pour assurer leur maintien au pouvoir. Alors, pour faire oublier leur forfaiture et leur malhonnêteté ils essaient de détourner le regard des citoyens vers un autre sujet notamment en portant le discrédit sur la justice ; c’est un moyen classique que Schopenhauer a bien décrit dans « L’art d’avoir toujours raison » : stratagème XXIX, faire diversion auquel s’ajoute, stratagème XXXVII, le fait d’être personnel (centré sur soi), insultant et impoli ce dont ne se privent pas les politiciens dans cette affaire : certes il y a la mise en cause de Marine Le Pen mais pas uniquement et au-delà (ça concerne plus particulièrement les « débatteurs ») il y a la Démocratie et les citoyens et la défense de leurs intérêts.
Ici la Justice ne met pas en défaut ni en péril la Démocratie bien au contraire elle la renforce car d’une part le peuple a le droit de savoir si ses élus sont honnêtes ou ne le sont pas, et s’ils ne sont pas le peuple a le droit d’exiger des sanctions.
Ainsi les tenants du pouvoir mis à mal par ce procès essaient de détourner le regard des électeurs en discréditant la Justice et se lancent dans une véritable course à l’échalote pour attirer des électeurs comme « Pendant la campagne [de Jacques Chirac en 2002], cela devient une course à l’échalote sur la sécurité, dont le candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, va avantageusement profiter[15]. » Ils sont largement aidés par des médias où « l’essor d’une “information” de masse – où l’image a remplacé le texte et le spectacle du combat politique l’emporte sur la discussion politique – à achever la dégénérescence de cette pseudo-démocratie en simple marché à court terme des bulletins de vote. Cette mutation a produit ou renforcé la personnalisation, puis la peopolisation de la vie politique, l’activisme superficiel et l’immobilisme réel, l’oubli du long terme, l’indifférenciation croissante de la gauche de la droite, bref, tout ce qui nourrit le dégoût de la politique, l’abstention, le vote protestataire[16]… »
[1] Qui fut député européen de 1984 à 2019
[2] François Bayrou relaxé dans l’affaire des assistants parlementaires du MoDem, faute de preuves, Le Monde 6 février 2024 : François Bayrou relaxé dans l’affaire des assistants parlementaires du MoDem, faute de preuves
Le Parquet a fait appel, à ce jour la date du procès n’est toujours pas fixée.
On pourra aussi lire l’article très bien rédigé sur Wikipédia : « Affaire des assistants parlementaires du Mouvement démocrate au Parlement européen » https://w.wiki/DsLM
[3] Bruno Cautrès, La démocratie en crise : seuls 26 % des Français ont confiance dans la politique , 19 février 2025.
[4] Vincent Sizaire, la rhétorique « du gouvernement des juges » vise surtout à défendre la souveraineté aristocratique des gouvernants, Le Monde du 31 mars 2025.
[5] Albert Ogien, sur une aporie de la démocratie ou qui est vraiment prêt à laisser le peuple gouverner, dans la démocratie comme revendication et comme forme de vie, Raisons Politiques, numéro 57, 2015,
[6] David Brooks, Ce qui se passe n’est pas normal. L’Amérique a besoin d’un soulèvement qui n’est pas normal, New York Times, 17 avril 2025.
Journaliste américain à qui on doit le terme bobo, contraction de bourgeois-bohème.
[7] Michel Cattla, thèse de doctorat : « Le travail public régional : le cas du fonds régional d'innovation pour l'emploi », université de Toulouse 2, 2006.
[8] Josselin Rio, Revue française de Droit constitutionnel, 141, 2025.
[9] Agathe Cagé, Respect, ed des Équateurs.
[10] Rodotà, S. (2002). “Vecchi e nuovi problemi nel rapporto tra magistratura e società”. Roma : Questione Giustizia, cité par Mariarosaria Guglielmi, Justice et Démocratie : un binôme inseparable, https://www.unilim.fr/trahs/5324
[11] Bobbio N. (1989). L’età dei diritti. Torino : Guilio Einaudi Editore S.P.A., cité par Mariarosaria Guglielmi, Justice et Démocratie : un binôme inseparable, https://www.unilim.fr/trahs/5324
[12] Mariarosaria Guglielmi, Justice et Démocratie : un binôme inseparable, https://www.unilim.fr/trahs/5324
[13] Magistrate auprès de l’European Public Prosecutor Office (EPPO), après avoir servi au parquet de Rome et pour huit ans comme magistrate détachée auprès du Conseil supérieur de la Magistrature. Présidente du MEDEL - Magistrats Européens pour la Démocratie et les Libertés.
[14] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/12/pierre-rosanvallon-historien-les-juges-incarnent-autant-que-les-elus-le-principe-democratique-de-la-souverainete-du-peuple_6594505_3232.html
[15] Béatrice Gurrey, « Une présidence sans cesse perdue et reconquise » Le Monde, le 12 mars 2007.
[16] Jacques Généreux (la déconnomie) cité par Éric Berr, l’intégrisme économique, les liens qui libèrent, 2017.