L’hommage d’Emmanuel Macron à Jacques Delors : il nous a juste passé le relais !

par Sylvain Rakotoarison
lundi 8 janvier 2024

« Jacques Delors ne se lassa jamais d’explorer pour réconcilier. En éclaireur. De frayer des alternatives, de bâtir des ponts, marchant toujours vers cet horizon immuable qui comptait pour lui par-dessus tout, la dignité humaine. » (Emmanuel Macron, le 5 janvier 2024 aux Invalides).

La France a rendu un hommage national à l'ancien Président de la Commission Européenne Jacques Delors dans la cour d'honneur des Invalides à Paris ce vendredi 5 janvier 2024 vers 11 heures. Jacques Delors, également ancien Ministre de l'Économie et des Finances, membre du parti socialiste de l'époque mitterrandienne, est mort le 27 décembre 2023 à l'âge de 98 ans.

Présidée par le Président de la République française Emmanuel Macron, la cérémonie a réuni de nombreuses personnalités de la vie politique française et européenne. Entre autres (mais ce n'est pas exhaustif), l'ancien première secrétaire du PS Martine Aubry, bien sûr, qui est la fille de Jacques Delors, Brigitte Macron, l'ancien Président François Hollande qui avait créé un "transcourant" deloriste au sein du PS au début des années 1990, la Première Ministre Élisabeth Borne, les ministres Bruno Le Maire, Éric Dupond-Moretti, Gabriel Attal, Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin, Marc Fesneau, Rima Abdul-Malak, Catherine Colonna, Olivier Dussopt, Philippe Vigier, Olivier Véran, Franck Riester, Clément Beaune, Jean-Noël Barrot, la Présidente de l'Assemblée Nationale Yaël Braun-Pivet, le Président du Sénat Gérard Larcher, le Président du Conseil Constitutionnel Laurent Fabius, les anciens Premiers Ministres Édouard Philippe, Jean Castex, Lionel Jospin, Bernard Cazeneuve, Jean-Marc Ayrault, d'autres personnalités politiques françaises comme François Bayrou (pour qui « Jacques Delors était une référence sans pareille. La vision du monde qui était la sienne et la qualité de ses engagements, centrés autour d'une certaine idée de l'Europe et d'une société de dialogue et de confiance, d'une économie qui n'oubliait pas le social, lui donnaient une place et une autorité uniques. »), Michel Barnier, Didier Migaud, Anne Hidalgo, Pascal Lamy, Sandrine Rousseau, Benoît Hamon, Marylise Lebranchu, Pierre Moscovici, Olivier Faure, etc.

Parmi les personnalités étrangères ou représentant l'Europe, il y avait la Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen, le Président du Conseil Européen Charles Michel, la Présidente du Parlement Européen Roberta Metsola, la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, le commissaire européen Thierry Breton, le Président de la République fédérale d'Allemagne Frank-Walter Steinmeier (ancien Ministre des Finances), le Président de la République du Portugal Marcelo Rebelo de Sousa, le nouveau Premier Ministre luxembourgeois Luc Frieden, le Premier Ministre belge Alexander De Croo, le Premier Ministre grec Kyriakos Mitsotakis, le Premier Ministre croate Andrej Plenkovic, et même, une petite surprise qui n'en est pas une, le Premier Ministre hongrois Viktor Orban, qui, jeune Premier Ministre, avait connu Jacques Delors quand ce dernier avait préparé l'entrée de la Hongrie dans l'Union Européenne. Il y avait aussi les anciens Premiers Ministres italiens Romano Prodi (aussi ancien Président de la Commission Européenne) et Enrico Letta, etc.

De nombreux étudiants du dispositif ERASMUS étaient aussi présents pour rendre hommage à l'initiateur de ce programme génial d'échange des étudiants (qui va même au-delà des frontières de l'Union Européenne).



À ma connaissance (sauf erreur de ma part), et c'est surprenant, il faut noter l'absence de Nicolas Sarkozy, Manuel Valls (officiellement « en vacances », seul ancien Premier Ministre socialiste à être absent avec Édith Cresson qui va bientôt avoir 90 ans) et Ségolène Royal, et également, à l'étranger, de Jean-Claude Juncker, Pedro Sanchez, Olaf Scholz et Donald Tusk.

Jacques Delors était sans doute celui qui a permis d'incarner l'Union Européenne, imposant la présence du Président de la Commission Européenne dans les sommets internationaux (en particulier le G7 puis le G20). C'est aussi la raison pour laquelle il a attiré tant de haine de la part des supposés souverainistes, alors que Jacques Delors, loin d'avoir imposé la libre concurrence, n'a fait qu'installer, grâce au Traité de Maastricht (qui a du reste été approuvé démocratiquement par le peuple français par le référendum du 20 septembre 1992), des institutions européennes permettant un approfondissement des compétences européennes et un élargissement politique (ce qui explique la présence de Viktor Orban). C'est surtout son successeur, José Manuel Barroso qui a insufflé la mécanique parfois vicieuse de la libre concurrence.

Jacques Delors était, selon l'expression d'Enrico Letta interrogé par "La Croix" le 4 janvier 2024, « le véritable architecte de l'Europe rêvée, un rêve devenu réalité ». Parce qu'il était catholique engagé en politique, très proche spirituellement du pape François, Jacques Delors mettait toujours en avant le duo marché unique et solidarité, car en même temps que l'Acte unique européen, il a mis en place les premiers fonds structurels pour la politique de cohésion et il disait souvent : « Il n'y a pas de marché unique sans cohésion ! ». Pour Enrico Letta, « la vraie différence [avec les avancées actuelles de l'Europe], c'est que les projets et réalisations de Delors (…) ont été réalisés avec une vision à long terme ». Et d'ajouter : « À l’inverse, ce qui se passe aujourd’hui, ce sont des réactions immédiates à des crises perturbatrices. Réagir à une crise est une chose, avoir une vision en est une autre. Il faut donc une Europe qui ne se contente pas de réagir aux crises. Et qui ne soit pas non plus l’otage des veto nationaux. Je pense en particulier aux trois grands secteurs que sont les télécommunications, l’énergie et les marchés financiers. À l’époque, ce sont les États qui ont dit "non" à Delors. Et ce n’est pas un hasard si ce sont les trois secteurs dans lesquels nous sommes le moins compétitifs par rapport aux États-Unis. Je pense bien sûr aussi à la politique étrangère, qui est un terrain miné parce que l’Europe est divisée en termes de règles. » ("La Croix").



Mais revenons à l'hommage national aux Invalides. Dans un discours relativement court, Emmanuel Macron a salué la vision et les convictions de Jacques Delors : « Là résidait sa conviction profonde, nourrie par ses cercles de pensée catholique, inspirés d’Emmanuel Mounier : entre la dictature des masses et l’impérialisme de l’individu, il existe une autre voie. Celle de la personne, avec sa liberté d’engagement, sa responsabilité à l’égard de la société, oui il existe cette voie humaniste européenne, la sienne. Le combat de Jacques Delors consista d’abord à réconcilier avec elle-même une société bloquée. Par le syndicalisme, au sein de la CFTC, puis de la CFDT. La politique n’avait jamais compté parmi ses passions de jeunesse. (…) Alors, ses talents de conciliateur rapidement font de lui un responsable remarqué, apprécié. ».

Emmanuel Macron a rappelé sa part déterminante dans le choix européen de François Mitterrand en 1983 : « Jacques Delors est là encore, main dans la main avec Pierre Mauroy, et se bat comme un lion, avec quelques autres, pour défendre sa vision européenne de l’économie, défaire les Cassandre, maintenir la France dans le projet commun. Ce fut là sans doute l’une de ses plus grandes œuvres de réconciliation : celle de 1983. Réconcilier, dans ce moment décisif, le socialisme du gouvernement avec l’économie sociale de marché, réconcilier les Français avec l’économie, réconcilier la France avec l’Europe. Rendre possible l’idéal européen, en ne cédant rien au réel, en s’y confrontant. ». Son objectif en 1985, lorsqu'il fut nommé à Bruxelles à la tête de la Commission Européenne, était très ambitieux : « Réconcilier les peuples, désormais. Pour qu’aucune vie ne soit plus jamais fauchée, mutilée, par l’aveuglement des hommes. Et réconcilier l’Europe avec son avenir. ».

Et le chef de l'État de proclamer : « Le visage de l’Europe d’aujourd’hui, Jacques Delors a contribué à le dessiner, trait par trait. Avec la confiance du Président Mitterrand et du Chancelier Kohl, de notre Europe, disait-il : elle nous appartient, autant que nous lui appartenons, et il nous appartient de poursuivre. (…) Rarement, notre Europe aura tant progressé. Et avec ses équipes, ses compagnons de route, plusieurs des dirigeants ici présents pour lui rendre hommage, et sous le regard de plusieurs dirigeants d’Europe, que je remercie pour leur présence aujourd’hui à nos côtés. Il aura fait avancer comme peu d’autres notre continent. (…) Une Europe plus souveraine, plus unie, plus forte qui trouve là son identité. ».

Emmanuel Macron a conclu ainsi sur l'avenir : « Jacques Delors nous a juste passé le relais. Et beaucoup d’entre vous ici avez pris la suite et continué par vos combats, à la tête de nos institutions européennes, de vos gouvernements ou de vos États ou dans notre pays à le poursuivre. Mais ce chemin, son chemin, se poursuit. Un chemin difficile, chemin de crête, qui s’éloigne des facilités et des faux-semblants, toujours en déséquilibre, et qui tient la Nation et l’Europe, la force économique et la justice sociale, le réel et l’idéal ensemble, enfin réconciliés. Oui, tel fut le chemin intranquille de ce grand Français, de cet honnête homme européen. ».



Un "honnête homme européen", c'est sans doute l'expression qui restera de cet hommage aux Invalides. Emmanuel Macron n'a pas tenté de capter l'héritage politique de Jacques Delors qui était un partenaire très exigeant. Cette récupération aurait été beaucoup trop audacieuse sous le regard de Martine Aubry et François Hollande, les deux principaux deloristes du PS.

Jamais, en effet, Jacques Delors n'a apporté très clairement son soutien à Emmanuel Macron depuis 2017, mais les deux hommes sont unis par deux moteurs communs : d'une part, la construction européenne, la construction d'une Europe souveraine, libre et sociale, et d'autre part, la certitude que, au-delà des jeux de rôles politiciens, le clivage artificiel entre la gauche et la droite était anachronique. Sur ce dernier point, l'impossibilité de gagner la confiance des centristes qui s'étaient déjà donnés à Édouard Balladur a conduit Jacques Delors à renoncer à se présenter à l'élection présidentielle de 1995. Après lui, François Bayrou a milité pour casser ces frontières artificielles entre le centre droit et le centre gauche, mais c'est finalement Emmanuel Macron qui a su avec brio tout renverser, au risque de laisser l'extrême droite comme seule option d'alternative à sa politique nationale.

Après le discours présidentiel et une minute de silence, "La Marseillaise" fut jouée par le Chœur de l'armée française, puis l'hymne européen (9e symphonie de Beethoven) par la Garde républicaine. Ensuite, deux morceaux de jazz ont été joués (Jacques Delors était un passionné du jazz) : "Body and Soul" de Coleman Hawkins puis "To a Wild Rose" de Sonny Rollins. Les obsèques de Jacques Delors ont été célébrées le samedi 6 janvier 2024, dans la stricte intimité familiale. La messe a été présidée par l’archevêque de Sens-Auxerre, Mgr Hervé Giraud, et l’homélie prononcée par l'archevêque de Dijon, Mgr Antoine Hérourard.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 janvier 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'hommage d'Emmanuel Macron à Jacques Delors : il nous a juste passé le relais !
Discours du Président Emmanuel Macron en hommage à Jacques Delors dans la cour d'honneur des Invalides à Paris le 5 janvier 2024 (texte intégral et vidéo).
Jacques Delors, l'un des pères de l'Europe moderne.
Jacques Delors votera-t-il pour Emmanuel Macron ?
Jacques Delors aurait-il pu être le précurseur d’Emmanuel Macron ?
Jacques Delors, l’honneur de la France et de l’Europe.
Institut Jacques-Delors (créé en 1996).
Qui peut remplacer Jacques Delors en 2014 ?
L’occasion ratée de 1995.
Martine Aubry.



 


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