Georges Pompidou ou la nostalgie des Trente Glorieuses

par Sylvain Rakotoarison
mardi 2 avril 2024

« Ce n'est un mystère pour personne que je serai candidat à une élection à la Présidence de la République quand il y en aura une, mais je ne suis pas du tout pressé ! » (Georges Pompidou, le 17 janvier 1969 à Rome).

Le Président Georges Pompidou est mort il y a cinquante ans, le 2 avril 1974 dans la soirée (à l'âge de 62 ans). Il souffrait d'une très grave maladie (maladie de Waldenström) qui était l'objet d'un secret d'État mais en même temps de Polichinelle car la cortisone qu'il avalait dans les derniers mois se voyait sur son visage bouffi. Cependant, sa mort a surpris, parce qu'elle a été provoquée par une septicémie qui l'a emporté beaucoup plus rapidement que ce à quoi les médecins auraient pu s'attendre.

Elle a surpris jusqu'aux archives de l'ORTF puisque la télévision française n'avait même pas osé préparer de nécrologie, comme c'est le cas dans les rédactions pour la plupart des personnages célèbres vivants. Patrice Duhamel a expliqué d'ailleurs que la télévision française avait pu acquérir les images d'un documentaire japonais en faisant arrêter l'avion des journalistes japonais qui retournaient à Tokyo !

Ces temps-ci, on peut donc voir ou lire différents éléments biographiques sur Georges Pompidou dont le principal est le documentaire réalisé par Jean-Pierre Cottet, Patrice Duhamel et Éric Roussel, diffusé sur France 3 le 27 mars 2024 ("La cruauté du pouvoir"), où l'on peut entendre un enregistrement de sa déclaration de Rome (une candidature à peine voilée à l'élection présidentielle alors que De Gaulle n'avait aucunement l'intention de démissionner à l'époque), et voir des images de la télévision américaine montrant des gros plans du visage de Georges Pompidou dans ses déplacements internationaux, gros plans interdits en France pour ne pas montrer trop explicitement la gravité et l'étendue de la maladie.

On pourrait bien sûr disserter sur les dirigeants des États et leurs éventuelles maladies, on connaît depuis 1976 ce titre de livre "Ces malades qui nous gouvernent", à une époque (les années 1970) où la France, l'Espagne, la Russie, la Chine (entre autres) étaient victimes d'être dirigées par personnes quasi-agonisantes.

On pourra alors proposer les conséquences en France : la volonté de François Mitterrand d'être totalement transparent et de publier tous les six mois un bulletin de santé (genre, le contrôle technique de l'Élysée), mais, atteint du cancer dès novembre 1981, piégé par ses propres procédures, François Mitterrand a alors menti dès son premier bulletin de santé ! La duperie a duré jusqu'en 1995, en particulier en 1988 lorsqu'il a été réélu (les Français l'aurait-il réélu s'ils avaient su ?), tout en remarquant que le pouvoir a dû faire tenir en vie cet homme si malade mais si amoureux du pouvoir. Son successeur n'a pas eu plus de chance avec la santé, victime d'un AVC deux ans avant la fin de son second mandat et assurément en petite forme pendant ce temps politique. L'âge du capitaine a aussi une incidence sur le risque de maladie (pas toujours) et aujourd'hui, la France peut se vanter d'avoir à sa tête deux hommes particulièrement en forme physique et intellectuelle (Emmanuel Macron a 46 ans et Gabriel Attal a 35 ans).

Cependant, pour revenir à Georges Pompidou, il n'était pas très âgé lorsqu'il a été élu Président de la République le 15 juin 1969 ; il avait 57 ans, pas très jeune mais pas non plus grabataire, c'est l'âge qu'avait François Hollande quand il a été lui aussi élu à l'Élysée. Pour comprendre le Pompidou politique, il faut prendre en fait les onze années au cours desquelles il a été au pouvoir : en effet, sous la Cinquième République, être Président de la République ou Premier Ministre permet d'influer de manière déterminante la politique de la France. Avec une réserve, être Président de la République hors périodes de cohabitation, puisque dans ce dernier cas, seul le Premier Ministre peut agir avec l'Assemblée Nationale.

Ainsi, avec ce critère, Georges Pompidou est le troisième des hommes d'État qui, depuis Napoléon III, ont dirigé la France le plus longtemps : à Matignon du 14 avril 1962 au 10 juillet 1968 et à l'Élysée du 20 juin 1969 au 2 avril 1974. Si De Gaulle a cumulé un peu plus de douze années au pouvoir (1944-1946 et 1958-1969), Georges Pompidou a été le chef du gouvernement le plus long de toute l'histoire de la République (plus de six ans). Viennent donc, après De Gaulle, Jacques Chirac onze années et demi (1974-1976, 1986-1988, 1995-1997 et 2002-2007), puis Georges Pompidou, puis François Mitterrand un peu moins de dix années (1981-1986 et 1988-1993). À la fin du quinquennat actuel, il faudra mettre Emmanuel Macron avant François Mitterrand, dix ans (2017-2027).

Comme Jacques Chirac a exercé deux mandats présidentiels, ce dernier a marqué la Cinquième République, comme De Gaulle, François Mitterrand (et bientôt Emmanuel Macron). Par leur durée et l'importance de leurs prérogatives, ils ont nécessairement marqué leur époque et marqué la vie politique française (et internationale), voire polarisé la classe politique. Il faudrait pourtant aussi ajouter Georges Pompidou. Certes, si l'on ne prend que les Présidents de la République, il a finalement été le plus "bref" des Présidents élus de la Cinquième République, et n'a pas vraiment marqué l'histoire de l'Élysée (il n'a même pas réussi à mener à bien son projet de quinquennat). Mais Georges Pompidou a aussi dirigé le gouvernement de la France pendant six années sous De Gaulle et a su, dans des rapports de force avec le Général, l'influencer de manière parfois radicale.

C'est pourquoi Pompidou est souvent synonyme des Trente Glorieuses, de la prospérité, du développement de la grande industrie, de la haute technologie, de la science au pouvoir (il y avait plus de polytechniciens que de normaliens au gouvernement), des grands programmes dans l'aérospatial, l'aéronautique, le ferroviaire, l'automobile, les télécommunications, le nucléaire, le militaire, le pétrolier, etc. C'est un peu injuste parce que la Quatrième République a été aussi à l'origine de cette reconstruction économique et industrielle (y compris le programme de dissuasion nucléaire dans le domaine militaire), mais c'est au début de la Cinquième République que la France a soutenu massivement cet effort industriel.

Ainsi, Pompidou rimerait avec l'âge d'or de la Cinquième République, l'époque où il y avait très peu de chômage, aucune délocalisation, beaucoup de prospérité, aucun déficit public, avec une démographie très positive, où les non-cadres devenaient rapidement cadres par l'expérience, etc. Une France finalement assez facile (à l'époque, personne n'en avait conscience, bien sûr), sans sida, sans terrorisme (la page de l'OAS et de l'Algérie a été finalement assez vite tournée, peut-être trop vite ?), sans choc pétrolier (le premier en 1973).



Georges Pompidou était très différent de De Gaulle. Le Général, né en 1890, était vieux jeu, ne pouvait pas comprendre les enjeux de la société, les évolutions des mœurs, tandis que Georges Pompidou sentait ces évolutions, refusait une confrontation entre générations, ce qui a montré son habileté politique lors de mai 68, alors que De Gaulle était complètement dépassé. Élu Président de la République, il a tenté de décliner dans les faits cette grande volonté d'assouplissement des mœurs et surtout, cette libéralisation des comportements (en particulier dans l'enseignement universitaire). Ses successeurs ont d'ailleurs tous contribué à la poursuite de cette libéralisation, cherchant à saisir chaque mouvement sociétal, soit par conviction soit simplement par électoralisme.

On pourrait évoquer le Pompidou bétonneur. C'est bien à son époque que les nombreux immeubles plutôt mal inspirés ont fleuri dans nos banlieues pour offrir un logement (à l'époque moderne) aux Français dont la natalité était forte (baby boom). Je recommande le célèbre et excellent film "Le Chat" de Pierre Granier-Deferre (sorti le 24 avril 1971), avec Simone Signoret, Jean Gabin et Annie Cordy, où l'on voit le petit pavillon de banlieue (Courbevoie) phagocyté par les tractopelles et autres monstres mécaniques pour ériger le quartier massif de La Défense.

Georges Pompidou, c'était aussi la construction des autoroutes, des grandes voies dans la ville de Paris et de la région parisienne, c'était une France moderne qui oubliait les piétons et les arbres au bénéfice des automobiles, c'était la croissance économique sans souci d'écologie... probablement que Georges Pompidou serait le Président le plus détesté des écologistes ultras, et pourtant, c'est sous Pompidou qu'a été créé le premier Ministère de l'Environnement. En effet, Robert Poujade a été nommé Ministre de la Protection de la nature et de l'Environnement du 7 janvier 1971 au 27 février 1974 puis Alain Peyrefitte Ministre des Affaires culturelles et de l'Environnement du 1er mars 1974 au 27 mai 1974, deux personnalités importantes au sein du pouvoir gaulliste.

Pompidou, enfin, c'était enfin l'art contemporain dont il était un grand amateur et connaisseur, à l'aise avec son temps. Le principal édifice qui porte son nom est l'immense Centre national d'art et de culture, dit Beaubourg, également appelé Centre Pompidou, au cœur de Paris, qui est consacré aux auteurs contemporains. De nombreux collèges portent désormais le nom de Georges Pompidou, ce n'est pas un hasard.



Deux questions politique se posent à propos de Georges Pompidou, normalien dont on disait qu'il aimait les poètes (il a fait une "Anthologie de la poésie française" publiée en 1961 chez Hachette) et qui enseignait le français, le latin et le grec à partir de 1935 : comment est-il venu à faire de la politique ? Et comment (ou pourquoi) a-t-il été nommé Premier Ministre ?

À la première question, il y a ce que dit sa biographie officielle. René Brouillet, un ami gaulliste qu'il a connu à Normale Sup., l'a présenté à De Gaulle en septembre 1944 alors que le chef du gouvernement provisoire cherchait "quelqu'un qui sache écrire". Le voilà alors chargé de mission auprès de De Gaulle. Très vite, les liens de confiance se sont consolidés. Avec une petite caractéristique : Georges Pompidou ne s'était pas engagé dans la Résistance. Il était résistant moralement, mais il ne se sentait pas capable de faire des actes de résistance. On aurait pu croire que c'était un handicap pour ses relations avec De Gaulle. En fait, après le retour du héros en 1958, c'était plutôt un handicap : De Gaulle contrôlait peu les résistants devenus hommes politiques gaullistes alors que les autres étaient à leur place par l'unique fait du prince, ils étaient plus liés par une certaine forme de loyauté.

Après la démission de De Gaulle en 1946, Pompidou a été bombardé au Conseil d'État, et surtout, il est devenu le directeur de cabinet de De Gaulle jusqu'en 1953, en quelque sorte, l'homme de confiance, chargé notamment de l'administration la Fondation Anne-De-Gaulle. Il ne s'occupait pas des affaires politiques (du RPF, etc.) mais il a trouvé Olivier Guichard pour le remplacer auprès de De Gaulle car il voulait changer d'air (il n'avait pas la politique heureuse). Entre 1954 et 1958, Pompidou fut directeur général de la banque Rothschild, introduit dans ce secteur par... René Fillon, l'oncle de François Fillon (cela ne s'invente pas !). René Fillon était aussi un normalien, agrégé de lettres, trésorier du RPF, et il était le précepteur de Guy de Rothschild.

De Gaulle est revenu au pouvoir en 1958 avec, dans ses bagages, Georges Pompidou, redevenu directeur de cabinet pendant que son mentor était à Matignon. À ce titre, il a participé activement à la rédaction de la Constitution de la Cinquième République. Il était assis dans la voiture présidentielle lors de l'investiture de De Gaulle comme Président de la République, privilège généralement réservé au futur Premier Ministre. Là encore, Pompidou, qui n'était pas dans les circuits politiques (les parlementaires gaullistes le craignaient car il était très influent et ils ne l'appréciaient pas beaucoup car ils considéraient qu'il n'avait ni la légitimité d'un ancien résistant, ni celle d'un élu du peuple), et entre 1959 et 1962, comme pour le Conseil d'État, il fut bombardé membre du Conseil Constitutionnel, instance toute nouvelle dans nos institutions, pour ses connaissances juridiques, mais probablement aussi (c'est mon interprétation) pour avoir une "couverture" officielle dans ses missions secrètes confiées par De Gaulle, en particulier pour négocier les Accords d'Évian avec le FLN en Suisse.

C'était donc un technocrate, inconnu du grand public, totalement loyal à De Gaulle, qui fut nommé Premier Ministre le 14 avril 1962 après le succès du référendum sur les Accords d'Évian. Pour beaucoup de députés de sa majorité, il n'avait pas la légitimité politique et ne devenait que le premier des ministres. Et pourtant, au fil des mois et des années, Georges Pompidou s'est montré un habile tacticien et un homme politique chevronné, faisant notamment campagne aux élections législatives de mars 1967 et de juin 1968 avec une incroyable énergie. Dès 1965, Pompidou était un dauphin putatif, d'autant plus que De Gaulle a tardé à annoncer sa candidature à un second mandat. Georges Pompidou a dit plus tard que l'ambition présidentielle arrivait dès la première marche de Matignon !

Si on devait donner une comparaison pour la nomination d'un Premier Ministre par la suite, le meilleur exemple serait Jean Castex, sorti de nulle part... et reparti nulle part après Matignon (président de la RATP), même si Jean Castex était quand même le maire de Prades. Un haut fonctionnaire, inconnu non seulement du grand public mais aussi de la classe politique, qui a fait son boulot et qui, ensuite (ce qui n'a pas été le cas de Pompidou), est reparti dans l'obscurité. On pourrait aussi songer à Dominique de Villepin, qui n'a jamais eu un mandat électif, qui connaissait très bien la classe politique (au point de la mépriser) et qui avait à la fois la confiance du Président de la République et une très grande influence sur lui.

Devenu Président de la République, Georges Pompidou est revenu, lors d'une de ses conférences de presse, sur ses liens avec De Gaulle et surtout, sur cette question qu'on se posait sans arrêt à propos de n'importe quelle de ses décisions : qu'aurait fait De Gaulle ? Pompidou expliquait qu'il n'en savait rien et que personne n'en savait rien, que De Gaulle était un pragmatisme et qu'il prenait les bonnes décisions à des circonstances données pour l'intérêt national. Pompidou refusait donc de se poser cette question et préférait se poser la question : quelle est, selon ma conscience, la bonne décision pour l'intérêt national ? À cet égard, Pompidou répondait par avance à tous ces gogos imposteurs qui se prétendent gaullistes et qui prétendent dire ce que De Gaulle penserait, et il y en a beaucoup de nos jours, notamment dans des mouvances politiques qui, historiquement, avaient toujours combattu De Gaulle, je pense bien sûr à tous ces faux patriotes qui ont vendu leurs âmes et l'intérêt de la France à Vladimir Poutine.

L'un des réalisateurs du documentaire cité plus haut, Jean-Pierre Cottet, insiste sur la vitalité de Pompidou et sa recherche du bonheur : c'était un bon vivant, un jouisseur, qui aimait la vie et qui savait la savourer. Ce qui était peu compatible avec la "cruauté du pouvoir". Pompidou le reconnaissait, lui qui est mort les bottes aux pieds : « Ma fonction m'empêche toute chance de bonheur. ». Et si l'on prend la vie d'Emmanuel Macron, on comprend qu'elle est peu compatible avec le bonheur, lui qui se fait insulter dans les réseaux sociaux à longueur de journées. Il faut être un peu fou pour être candidat à l'élection présidentielle et croire en son destin national, érigé en obsession égotique. Georges Pompidou a finalement réussi la mission que ses amis lui avaient confiée : succéder au Général De Gaulle et arrimer la Cinquième République dans ses fondamentaux institutionnels.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (30 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Georges Pompidou.
L'hôte de Matignon.
Le visionnaire pragmatique.
Les héritiers du gaullisme.
La loi du 3 janvier 1973.


 


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