Crise iranienne : une occasion européenne manquée par Chirac

par Franck Biancheri
mercredi 25 janvier 2006

On doit regretter qu’au moment où l’Union européenne traverse une crise politique fondamentale, le Président Chirac n’ait pas choisi d’utiliser la grave crise internationale autour du nucléaire iranien pour présenter une vision européenne de la dissuasion nucléaire.

Il y a quelques jours, le Président français Jacques Chirac s’est exprimé sur la doctrine stratégique nucléaire française, et a présenté un changement majeur dans cette dernière en soulignant que la France pourrait utiliser l’arme nucléaire contre les leaders d’Etat soutenant une attaque terroriste massive contre la France. Avant même de s’attarder sur le fond d’une proposition qui semble résulter essentiellement d’une double impuissance dans la politique internationale, du fait de l’impasse dans laquelle se sont engagés les Européens en se mettant au diapason de la politique américaine concernant l’Iran, et en interne, du fait de la nécessité absolue du dirigeant français de devoir exister par des « coups médiatiques », sous peine d’être totalement marginalisé dans l’opinion publique[1], on doit regretter qu’au moment où l’Union européenne traverse une crise politique fondamentale, le Président Chirac n’ait pas choisi de présenter une inflexion de la stratégie nucléaire française conforme aux attentes de sécurité de l’ensemble des Européens[2].

Car, ne nous y trompons pas, Jacques Chirac, selon son habitude, a avant tout avancé cette innovation stratégique pour des raisons de politique intérieure. Après bientôt dix ans de pratique, les Français connaissent les ressorts profonds de ses motivations, qui ont toujours été hexagonales. Or, en la matière, cette proposition d’utilisation de l’arme nucléaire contre les leaders d’ « Etats voyous » lui permet essentiellement d’espérer faire oublier que sur l’Iran, il s’est aujourd’hui totalement aligné sur G.W. Bush, et qu’il est comme ce dernier, Tony Blair et Angela Merkel, dans une impasse totale sur la crise iranienne, puisque les trois options possibles, comme le rappelait Philip Bowring[3] hier dans l’International Herald Tribune ou comme je l’ai écrit récemment dans Newropeans-Magazine[4], conduisent toutes à une perte de crédibilité des Occidentaux, voire à une conflagration internationale, sans pour autant empêcher l’Iran d’acquérir in fine l’arme nucléaire.

Alors, pour faire notamment oublier qu’il est incapable, avec ses partenaires européens, d’inventer une solution innovante et proprement européenne pour résoudre ce conflit, il essaie de jouer la fibre « gaullienne » en remettant au goût du jour le débat sur la doctrine nucléaire française. Le président français doit également ressentir une douce nostalgie des années 1960, grand moment nucléaire hexagonal. Ce faisant, loin de sortir de l’impasse, il y enfonce la France et l’Europe un peu plus, en reprenant une rhétorique de « cow-boy » digne de G.W. Bush dans ses meilleurs jours.

Sur le fond, cette proposition est tout simplement aberrante, car la menace n’a aucune crédibilité. L’arme nucléaire, même avec un impact réduit, ne sera jamais le missile « chirurgical » tant vanté lors des attaques ciblées. S’il s’agit donc de punir une petite clique de dirigeants (dans les régimes dictatoriaux, le nombre des dirigeants est enfin par nature très restreint), l’arme nucléaire est totalement inadaptée, sauf si on est un Etat voyou soi-même. Imagine-t-on la France tuer des milliers de civils innocents d’un coup de bombe atomique, pour tuer une poignée de dangereux leaders ? Outre la difficulté d’une prise de décision, c’est la quasi assurance, pour le président français, de se voir poursuivre pour crime contre l’humanité quelques années plus tard.

Alors, soyons sérieux, l’Europe n’est pas les Etats-Unis, et la France a depuis des siècles d’autres prétentions que de s’aligner sur les logiques meurtrières et vengeresses de Ben Laden ou G.W. Bush. Parce que non crédible, cette menace est donc tout simplement ridicule. Loin de trembler dans leurs cachettes multiples, les terroristes de tout poil doivent apprécier l’humour décalé du président Chirac .

Seuls les éditorialistes patentés de la place parisienne en feront leurs choux gras, accompagnés de quelques néo-conservateurs américains, revigorés par une telle proposition française.

Pour le reste, on en revient aux vraies motivations de cette sortie présidentielle, donner l’impression d’agir tant en politique intérieure qu’extérieure. Utiliser lui aussi cette « politique de la peur », qui semble si bien réussir électoralement aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, voire en France avec l’UMP ou l’extrême-droite. Déjà des gens se demandent s’il n’a pas prononcé cette déclaration étrange parce qu’il serait au courant de nouvelles menaces contre la France. C’est tellement merveilleux, électoralement, la « menace secrète » que vous êtes le seul à connaître et, coup de chance, le seul à pouvoir écarter. Bush et Blair sont passés maîtres en la matière.

Seulement voilà, l’Europe continentale n’est pas une île. Et les réflexes de « peur » de l’extérieur n’y jouent pas aussi bien.

Alors, permettons-nous de dépasser la « menace secrète », et de constater qu’aujourd’hui Jacques Chirac est bien embêté, car il se retrouve désormais complètement lié à Washington dans la crise iranienne (gageons que comme toujours le « liant » a dû être Tony Blair). Or Washington n’a aucune solution praticable, sauf une crise mondiale de premier ordre. La « troïka européenne », au lieu d’inventer un processus nouveau, sur la piste d’une prolifération nucléaire contrôlée, s’est simplement contentée d’essayer de poursuivre la piste de la non prolifération, mais par la voie diplomatique, au lieu du recours à la force préconisé par Washington. Hélas, ce n’est pas le moyen qui importe, c’est la fin. C’est la non-prolifération qu’est en train d’enterrer cette crise. La seule option, c’est de savoir si les Européens seront des acteurs majeurs de l’invention et de la mise en place d’un outil nouveau d’encadrement des armes nucléaires au niveau mondial, ou s’ils suivront Washington dans l’effondrement du système inventé dans les années 1950. La proposition de Jacques Chirac, hier, semble s’inscrire dans cette logique de perdants que les Occidentaux ont choisie, impulsée par l’administration Bush. Ou, dernier espoir, peut-être est-ce destiné à préparer un retournement français dans ce dossier, en direction des Russes et des Chinois ? On le saura vite.

Pour ce qui est de la politique intérieure française, les paroles du Président français sur l’utilisation de l’arme nucléaire ressortent de toute la série de déclarations « visionnaires » qu’il livre depuis le début du mois de janvier 2006, et dont le seul objectif est d’exister médiatiquement, alors qu’il sait que son horizon politique n’a plus qu’une durée d’un an. Parallèlement, il sert certainement à marquer des points contre son plus farouche adversaire, Nicolas Sarkozy, qui remet régulièrement en doute l’utilité du coût de la dissuasion nucléaire française.

Pourtant, aucun de ces deux dirigeants politiques ni aucun des autres acteurs de l’élection présidentielle française de 2007 n’a la moindre proposition reliant la modernisation de la dissuasion nucléaire française et l’avenir de la construction européenne. La déclaration chiraquienne l’illustre bien, puisque l’Europe en est absente. Une riposte nucléaire française ne concerne qu’une attaque sur le sol français. Bien entendu, nos partenaires de l’UE peuvent garder une lueur d’espoir, puisqu’ils savent que pour Jacques Chirac, l’Europe, c’est la France en plus grand ; et donc, ils peuvent s’imaginer que cette dissuasion française englobera leurs territoires également. Mais je ne serais pas si optimiste en la matière.

Pourtant, Europe et dissuasion nucléaire seront bien au menu des prochaines décennies. Deux facteurs l’imposeront. D’une part, la lente, mais inexorable marche vers une défense commune européenne conduira d’ici quelques années à devoir trouver une articulation entre ces deux concepts. D’autre part, le coût important de la dissuasion nucléaire entrera progressivement dans les complexes calculs qui donneront naissance aux bases de la gouvernance économique de l’Euroland d’ici la fin de cette décennie. Il devient donc urgent d’inventer les stratégies adaptées.

C’est d’ailleurs pour cette raison que d’ici juin 2006, Newropeans aura développé en la matière, dans le cadre de la définition de son programme en matière de sécurité et défense, les grands axes de ce que pourra être la dissuasion nucléaire au service de la sécurité de l’Union européenne.



[1] Le fait que seulement 1% des Français souhaitent une réélection de Jacques Chirac en 2007 en dit long sur sa lutte pour sa survie politique.

[2] Tous les sondages montrent que la majorité des Européens espèrent des progrès en matière de défense commune.

[3] “Who’s afraid of big bad Iran ?” (International Herald Tribune, Mercredi 18 janvier 2006)

[4] « Crise iranienne : le chant du cygne de la non-prolifération nucléaire » (Newropeans-Magazine, Vendredi 13 Janvier 2006)


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