Education civique selon Jacques Chirac

par DESPONDS Didier
lundi 3 avril 2006

Comment interpréter la décision prise par le président de la République de promulguer une loi qui ne sera pas appliquée ? Ceci est déconcertant, ajoute au discrédit d’institutions déjà fragilisées, et contribue plus profondément à saper les valeurs démocratiques. L’intérêt général se trouve une nouvelle fois ébranlé par des calculs personnels à court terme, quand il nécessiterait des règles claires appuyées sur des principes solides et compréhensibles par tous.

En préambule, il est nécessaire de rappeler que les collégiens et lycéens de France sont astreints à un certain nombre d’heures de cours d’instruction civique lors de leur scolarité. Ces programmes sont justifiés par la nécessité d’enraciner les valeurs démocratiques et d’éclairer sur le fonctionnement de nos institutions. Si l’on se réfère aux instructions officielles reprises dans le fascicule du CNDP, Enseigner au collège, paru en février 2003, le cadre de ces programmes est ainsi fixé : « Le programme de la classe de 6e se construit à partir de la compréhension des droits et devoirs de la personne. Il se poursuit dans les classes de 5e et de 4e, qui constituent un cycle autour des valeurs constitutives d’une société démocratique : l’égalité, la solidarité, la liberté, la sûreté et la justice. Enfin, la classe de 3e privilégiera les dimensions de la citoyenneté dans la République française, dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui et présentera un tableau général des institutions politiques ». Regardons alors avec plus de précision ce qu’indique le programme de 3e.

Il fait référence aux principes généraux, bases des régimes démocratiques et détaille les mécanismes propres aux institutions françaises, ainsi : « Le principe de la séparation des pouvoirs est un exemple intéressant. Formulé par Locke à la fin du XVIIe siècle et repris par Montesquieu (L’Esprit des lois, chapitre VI, livre XI, 1748), il a donné lieu à des interprétations conduisant à une vision cloisonnée du fonctionnement des institutions- chacun des organes de l’Etat doit se cantonner dans une fonction particulière : - le Parlement : fonction d’élaborer les lois ; - le gouvernement : exécution des lois ; - institutions judiciaires : régler les litiges et sanctionner le non-respect de la loi. La séparation des pouvoirs ne signifie pas nécessairement que chaque fonction doive être confiée à un organe différent ; il existe des relations de collaboration entre les pouvoirs : ainsi le titre V de la Constitution fait état des rapports entre le Parlement et le gouvernement. Si la puissance étatique est structurée et s’exprime par divers organes, la limitation du pouvoir est bien l’essence de la démocratie ». Un élève de troisième devrait donc retenir, pour le moins, que la fonction du Parlement est d’élaborer des lois, et qu’en régime démocratique, tous les pouvoirs ne peuvent être concentrés en un seul lieu. Il pourrait même aller jusqu’à faire référence à Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Il devrait par ailleurs intégrer le fait que le rôle du gouvernement est d’appliquer ces lois. Le programme de troisième insiste d’ailleurs sur ce point : « Le sens des institutions est étudié à partir d’exemples précis : - l’initiative, les étapes de l’élaboration et du vote d’une loi montrent les rôles respectifs du gouvernement, du Parlement, voire du Conseil constitutionnel, du président de la République. Après la publication au Journal officiel, le gouvernement adopte des décrets d’application de la loi. L’étude d’une crise, par exemple celle de mai-juin 1968, présente non seulement une concrétisation du jeu des acteurs, mais aussi les solutions institutionnelles successivement mises en œuvre ».

Imaginons maintenant un élève de troisième intéressé par l’actualité et conscient de la tension sociale régnant actuellement dans le pays. Il aurait pu décider de regarder la télévision vendredi 31 mars à 20 heures afin de voir quelle attitude allait adopter le chef de l’Etat, quelle solution allait être trouvée et si celle-ci se trouvait en conformité avec le cours d’instruction civique qu’il venait de suivre. Or, qu’entendit-il : « Le Parlement, les élus de la nation ont voté la loi sur l’égalité des chances et le Conseil constitutionnel vient de juger cette loi en tout point conforme aux principes et valeurs de la République. En démocratie, cela a un sens et doit être respecté. C’est pourquoi j’ai décidé de promulguer cette loi ». Jusque-là tout est clair : la loi a été votée, elle est constitutionnelle, donc elle s’applique. Mais, comment interpréter ce qui suivit ? D’abord, que la loi devait être modifiée sur deux points particulièrement litigieux, ce à quoi le Chef de l’Etat ajouta : « Je demande au gouvernement de prendre toutes les dispositions pour qu’en pratique aucun contrat ne puisse être signé sans intégrer l’ensemble de ces modifications ». La loi est donc promulguée, mais dans la réalité, elle ne s’appliquera pas. Cette situation est donc bien complexe pour un élève de troisième, qui en conséquence d’une logique institutionnelle, pouvait penser : soit cette loi est bonne, et donc elle est promulguée, puis appliquée ; soit cette loi est mauvaise, et dans ce cas, il devient indispensable de la modifier d’abord, avant de la voter ensuite, puis de la promulguer enfin. Ceci est mystérieux...

Lors de cours d’histoire, de géographie, il est fréquent que les enseignants s’appuient sur des exemples permettant d’étayer leurs analyses, de rendre concrets des concepts complexes. La démocratie grecque, avec son principe d’isonomie et ses discussions acharnées sur l’agora, en constitue un modèle fondateur. De même, la démocratie représentative avec une claire séparation des pouvoirs où les députés disposent par délégation de la responsabilité de faire la loi. Dans le cas français actuel, il devient difficile de classer ; probablement s’agit-il d’un type nouveau de démocratie, que le président de la République est en train d’inventer. Une démocratie originale, où le Parlement est conçu pour enregistrer, selon le bon vouloir de l’exécutif, des lois de circonstance qui ne seront pas appliquées. Dans ce contexte, il paraît pour le moins illusoire de demander aux collégiens et lycéens de suivre avec assiduité leurs cours d’instruction civique. Ils risquent de ne pas mettre en relation les principes avec les pratiques. Afin de limiter les questions dérangeantes, il est possible d’espérer que les élèves de 3e n’aient pas été trop nombreux devant leur poste de télévision vendredi 31 mars à 20 heures. Ceci n’est de toute façon pas si grave, ils auront probablement pensé à une bonne farce du 1er avril, par anticipation...


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