L’histoire et les historiens... M. Klarsfeld fait fausse route

par Warriorfloyd
lundi 30 janvier 2006

Dans un article du journal Le Monde, daté du 27 janvier 2006, l’avocat Arno Klarsfeld expose son point de vue sur la question du rôle du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l’histoire, sorte de bilan de son travail réalisé à la demande du président de l’UMP, Nicolas Sarkozy.

Partant du constat que la mémoire collective française a été largement transformée par la période coloniale, M. Klarsfeld fait remarquer à juste titre que l’un des enjeux de l’enseignement de l’histoire est justement de concilier des mémoires « parfois antagonistes ». Aujourd’hui plus complexe qu’hier, l’histoire de France est le fruit de la confrontation de ces mémoires.

Personne n’a nié le fait que toutes les mémoires sont l’essence même, aux côtés des faits, de l’histoire. Néanmoins, ce qui a donné naissance à la pétition du 13 décembre 2005, c’est la colère provoquée par l’intervention du Parlement et du législateur au sujet d’une période de l’histoire que personne, et encore moins les hommes d’Etat, n’a pu analyser sereinement.

La plus grosse erreur de M. Klarsfeld est de croire que les historiens se contentent « d’écrire sur l’histoire  ». C’est vrai, les historiens ne font pas l’histoire. Comme le dit justement M. Klarsfeld, ce sont « les hommes, les peuples » qui la font et qui l’écrivent. Toutefois, sans les historiens, quelles synthèses historiques existeraient ? Qui aurait rassemblé les données, les preuves, les témoignages, les sources, qui permettent de savoir de quoi l’histoire était faite ? Les historiens ne font pas l’histoire : ils établissent des faits « avec rigueur et précision ». Certains, dans la lancée de leurs recherches, peuvent se permettre d’en livrer une interprétation.

Face au reproche des historiens signataires de la pétition en question, selon lequel « [...] il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique... », M. Klarsfeld assène froidement la phrase suivante : « Ces historiens se trompent ».

Et c’est là que bascule la démonstration de M. Klarsfeld, juste au début du troisième paragraphe... On passe subtilement de la définition et de l’écriture de l’histoire à « l’appréciation » du passé. M. Klarsfeld, homme de droit, n’est pas sans connaître le poids des mots.

En effet, il existe une différence non négligeable entre l’écriture et l’appréciation des faits. Les faits, une fois établis, sont difficilement contestables, sauf présence opportune d’éléments nouveaux, de la même manière que, lors d’une instruction judiciaire, le dossier peut être amené à prendre un autre visage avec l’apport de tels éléments.

Un fait historique est un évènement ou une succession d’évènements couramment et unanimement admis. Certes, des points de vues minoritaires existent sur tel ou tel sujet, mais dans ce cas, ces points de vues ou thèses sont largement décriés et condamnés.

Qu’est-il alors besoin de légiférer sur des questions historiques ?

C’est alors que M. Klarsfeld se lance dans un long déclinologue des lois mémorielles promulguées par le passé, mélangeant allégrement la responsabilité de l’Etat devant l’histoire et les nécessités de la « cohésion nationale ».

Que le pays, à travers le Parlement, reconnaisse officiellement des faits historiques, pour le bien de la « cohésion nationale » est une chose. Cependant, que ce dernier franchisse le pas d’intervenir directement dans ce que l’histoire peut et doit dire, est à la fois dangereux et irrespectueux de la démarche et du travail raisonné des historiens. Le travail historique est long et parfois laborieux. Il ne peut se faire dans un climat de pressions, quelles qu’elles soient.

Ainsi, M. Klarsfeld s’épanche longuement sur les lois Gayssot, Taubira... Ces deux lois abordent tour à tour la punition de « la contestation d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », en clair, le délit de négationnisme, et la reconnaissance de la traite négrière comme crime contre l’humanité par la France, pour ce qui est de la loi Taubira du 10 mai 2001.

Dans les deux cas, il ne s’agit que de positions officielles sur des sujets tranchés. Aucun historien digne de ce nom n’oserait remettre en cause la Shoah ou la traite négrière à laquelle la France a participé.

Ces lois « mémorielles » sont moins une appréciation du passé qu’une tentative de psychothérapie de l’Etat, qui, par ces textes, se donne « bonne conscience ». En effet, ces lois ne garantissent en rien l’intégrité de l’histoire et du travail des historiens. Si, dans un autre pays, ou de telles dispositions n’existent pas, une communauté d’individu nie ces évènements, qu’en sera-t-il de la vérité historique ? Pire, dans le cas où des faits historiques ont été établis à partir d’éléments fragmentaires et incomplets, comme ce fut le cas pour l’action du gouvernement français du régime de Vichy, que se passera-t-il le jour où, devant des faits nouveaux, les lois mémorielles deviendront obsolètes  ?

M. Klarsfeld mentionne justement la loi du 10 juillet 2000 instaurant « une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes antisémites de l’Etat français et d’hommage aux justes de France ». L’instauration de cette journée s’appuie sur les faits établis par les historiens, et non par le Parlement, d’après les archives à leur disposition. Ce que semble oublier M. Klarsfeld, c’est que ces archives étaient passablement détruites, parcellaires et donc incomplètes. Nous n’avons donc, pour l’heure, qu’une vision bien minime de ce que qui s’est réellement passé durant cette période.

Osons aller plus loin ! Si, dans un futur plus ou moins proche, on était amené se rendre compte qu’en réalité les actes du gouvernement de Vichy n’étaient pas aussi volontaires que ce que laissent voir les archives aujourd’hui, que se passerait-il ? Bien sûr, une telle chose ne pourrait ,semble-t-il, pas se produire, car les archives disparues ont une très faible chance d’être découvertes. Néanmoins, cela pose la question de la légitimité de ces lois mémorielles, et celle de leur immuabilité.

A une époque où l’on prône la flexibilité à tous les niveaux, il semble que l’on ait pris en compte le caractère flexible de la recherche historique, qui, contrairement au domaine législatif, peut aisément corriger ses erreurs et enrichir sa réflexion.

Pour en finir avec ce point, M. Klarsfeld argue que ces lois sont une protection et une reconnaissance pour les peuples victimes des erreurs et des errances du passé. Une loi française reconnaît-elle le caractère de victime du peuple allemand lors de la seconde guerre mondiale, ou faut-il considérer que, à l’image de leurs dirigeants de l’époque, tous les Allemands étaient des malades antisémites ? Qui protège d’une haine irraisonnée les Allemands du XXIe siècle contre une « vendetta », qui serait certes illégitime et absurde, mais dont le risque existe ? Personne... Les lois mémorielles, si leur existence a un certain rôle, ne doivent pas être sélectives...

De la même manière, la France a reconnu « publiquement le génocide arménien de 1915 », dans lequel elle n’était pas impliqué, ni de près ou de loin, peut-être devrait-elle alors prendre la décision de promulguer des lois sur des faits qui ne la concernent pas directement, ce qui serait un acte politique fort dans le contexte mondial actuel...

Ainsi, pour en revenir à la loi du 23 février 2005, qui apporte une protection aux «  harkis » contre les diffamations et les insultes, une loi similaire pourrait être parfaitement adoptée pour apporter les mêmes protections aux ressortissants allemands se trouvant sur le territoire français, et qui sont, en certaines occasions, la cible de phrases douteuses et, d’une certaine façon, homophobes.

Faut-il prévoir un cas législatif pour chacune des populations ? Car là où certaines sont protégées par les lois réprimant les injures homophobes de toutes natures, d’autres bénéficient d’un statut « privilégié », les mettant « à part »...

Et c’est là la frontière dangereuse entre l’appréciation, le jugement et l’écriture de l’histoire. En effet, la loi de février 2005 indique que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Soit. Enseignons donc à nos chères têtes blondes le rôle positif de la présence coloniale outre-mer.

Premier problème : qu’est-ce qui, dans l’action coloniale française, peut être objectivement considéré comme «  positif » ? A cette question, rien n’a encore été répondu. Et pour cause ! Comment pourrait-on juger ce qui est positif ou non d’une période récente, dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui et touchent directement les populations de ces pays ?

Les aspects positifs de la présence coloniale n’ont pas encore été établis avec discernement et raison. Les seules choses positives que les députés ont à présenter sont les choses qui, à plus ou moins long terme, auraient été probablement inventées par les peuples « colonisés »...

Quelle ironie, que le pays à l’origine des droits de l’homme, à l’origine du délit d’ingérence dans un autre Etat, se croie obligé aujourd’hui de légitimer son passé et d’excuser ses errances en les dissimulant derrière une grandeur factice...

M. Klarsfeld conclut en évoquant l’adoption d’un terme neutre, à savoir que « les programmes scolaires reconnaissent la place conséquente de l’histoire de la présence française dans les territoires autrefois outre-mer [...] », ce qui revient à dire que l’enseignement de cette période aborde le rôle de la présence française, ni plus ni moins... On en revient donc au statut quo sur cette question... Si, en 2006, la présence française outre-mer se définit par des exactions, des meurtres, etc., eh bien, c’est cet état de la connaissance qui pourra être enseigné.

Le rôle de la présence française outre-mer n’est pas unanimement admis, dans le sens où tous les points font débat... Contrairement à ce que dit M. Klarsfeld, ce ne sont pas les reproches des historiens qui sont infondés, c’est l’intervention du Parlement dans le travail des historiens à un stade prématuré qui est dangereux.

Le bilan de M. Klarsfeld est donc un coup d’épée dans l’eau. Mais sans doute la réponse la plus logique à cette question était-elle, peut-être, d’abord d’accorder plus de temps dans les programmes scolaires à cette question de la colonisation, qui, pour l’heure, ne tient qu’en quatre petites heures de cours.

Encore une fois, nos hommes d’Etat semblent ne pas s’être posé les bonnes questions... Malheureusement une habitude, que les historiens ne cessent de constater, et ceci à toutes les époques...


Lire l'article complet, et les commentaires