L’IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 8 mars 2024

« Je salue les nombreux propos de haute tenue que j’ai entendus. Je les ai applaudis. » (François Patriat, le 4 mars 2024 à Versailles).

Lundi 4 mars 2024 à 18 heures 50, dans l'hémicycle du Parlement réuni en Congrès à Versailles, le sourire rayonnait au visage en permanence. Yaël Braun-Pivet, Présidente de l'Assemblée Nationale et présidente de la séance exceptionnelle réunissant les députés et les sénateurs français, a lu les résultats du vote pour l'adoption définitive de la révision constitutionnelle visant à inscrire dans la Constitution cette simple phrase dans son article 34 : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ». 780 parlementaires ont voté pour (c'est-à-cire 92%), soit bien plus largement que les nécessaires trois cinquièmes.

Les parlementaires se sont levés et ont applaudi. Pendant deux minutes. Yaël Braun-Pivet s'est levée et a applaudi aussi, savourant non pas sa victoire, elle ne faisait que présider cette séance historique, ni la victoire du gouvernement, ni la victoire d'une ou l'autre des parlementaires pionnières de cette disposition, mais toute la classe politique. Elle incarnait alors ce quart d'heure de gloire de l'ensemble du Parlement et, au-delà, de la Nation tout entière.
 

Pour une fois, la concorde nationale se révélait, parmi deux assemblées parlementaires pourtant peu réputées pour leur calme, leur esprit de synthèse, leur sérénité ou leur consensus. J'aurais sans doute préféré que la motivation de cette concorde fût plus un soutien à l'Ukraine que l'inscription de l'IVG dans la Constitution, mais, dans tous les cas, il ne faut pas négliger ces petits moments de grâce, comme une trêve, forcément passagère, une éclaircie entre deux orages. Oui, les parlementaires français peuvent construire ensemble, dans le même sens, avec le même plan, l'avenir de leur pays. C'est rassurant.
 

Tous les groupes ont voté pour cette réforme, la plupart dans leur quasi-unanimité, et pour trois partis ou groupes, majoritairement quoique très partagé. Les députés RN ont ainsi voté pour à 46 sur 88 membres (11 ont voté contre dont Grégoire de Fournas et 20 se sont abstenus, dont Philippe Ballard). Les sénateurs centristes de l'Union centriste (UC) ont aussi voté majoritairement pour à 42 sur 56 membres (6 ont voté contre, dont Loïc Hervé et Hervé Marseille, leur président, et 8 se sont abstenus, dont Vincent Delahaye, Hervé Maurey, Catherine Morin-Desailly, Nathalie Goulet et Philippe Folliot). Quant aux parlementaires LR (194 membres répartis dans deux groupes, un dans chaque assemblée), une majorité aussi a voté pour, 122 sur 194 (50 ont voté contre, dont Thibault Bazin, Marie-Christine Dalloz, Philippe Gosselin, Xavier Breton, Patrick Hetzel, Marc Le Fur, Michèle Tabarot, Bruno Retailleau, Étienne Blanc, Laurence Garnier, Muriel Jourda, Alain Milon ; 18 se sont abstenus, dont Meyer Habib, Annie Genevard, Gérard Larcher, François-Noël Buffet, Alain Houpert, Michel Savin et Jean-Raymond Hugonet, et Valérie Boyer n'a pas participé au vote). Enfin, hors de ces groupes, signalons aussi que se sont abstenus, de la majorité, un député MoDem, deux sénateurs LIRT (dont Laure Darcos), et a voté contre un sénateur Renaissance (l'ancien ministre Jean-Baptiste Lemoyne). En outre, hors de la majorité, une députée LIOT a voté contre, ainsi que trois non-inscrits (dont Stéphane Ravier et Emmanuelle Ménard). Nicolas Dupont-Aignan n'a pas pris part au vote.

Si j'ai indiqué le nom de quelques parlementaires un peu connus qui n'ont pas voté la réforme, ce n'est pas pour les fustiger, au contraire, il leur a fallu un peu de résistance à l'ère du temps, et comme ce vote secoue la conscience, il vaut mieux que leur vote émane de leur personnalité réelle et pas d'une consigne artificielle d'un parti (rappelons que le mandat d'un parlementaire n'est surtout pas impératif, c'est même à la base constitutionnelle même de notre démocratie représentative), mais aussi pour dire que tous les autres parlementaires (les 92%) ont voté pour, même ceux qui pourraient pourtant s'opposer avec férocité aux propositions sociétales généralement de la gauche (comme Marine Le Pen, Éric Ciotti, pour ne donner que deux noms). Cela montre que la classe politique a pu se trouver dans cet esprit sympathique d'unité nationale tellement rare de nos jours.
 

Notons aussi que cet esprit a finalement un nom et un visage, ceux de Simone Veil, qui a reçu, à titre posthume, un grand hommage et surtout, une reconnaissance nationale, Yaël Braun-Pivet insistant sur les conditions de l'examen de sa loi en 1974 : « En remontant avec la solennité qui s’attache à ces lieux la galerie des Bustes, des bustes d’hommes exclusivement, avant d’ouvrir cette séance, j’ai pensé à Simone Veil qui, le 26 novembre 1974, dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, s’excusait de partager sa conviction de femmes devant une assemblée presque exclusivement composée d’hommes. À son époque, en effet, on ne comptait que treize femmes parmi les députés, sept parmi les sénateurs. En contemplant aujourd’hui le Parlement réuni en Congrès, je constate avec vous que la place des femmes a changé, parce que la France a changé, même s’il reste beaucoup à faire pour atteindre la parité vraie. Oui, les temps ont changé ; l’égalité a progressé, la parole s’est libérée. Oui, hommes et femmes ici réunis, élus de la Nation, ensemble, nous nous apprêtons à faire franchir à notre pays un nouveau pas sur le chemin des droits des femmes. ». Simone Veil a reçu ensuite une longue ovation après un hommage du Premier Ministre dans son discours : « Cinquante ans plus tard, sous le regard de sa famille, que vos applaudissements en l’honneur de son combat et de sa cause tonnent plus fort encore que ces insultes et rendent définitivement justice à Simone Veil ! ».

La Présidente du Congrès a commencé son discours introductif par ce constat historique qui a provoqué une large ovation des parlementaires : « Monsieur le Président du Sénat, monsieur le Premier Ministre, mesdames et messieurs les membres du gouvernement, mesdames et messieurs les membres du Congrès, pour la première fois de notre histoire, le Congrès du Parlement est présidé par une femme. ».

Comme l'a dit un peu plus tard dans la séance le sénateur Renaissance François Patriat, les interventions des orateurs ont été d'une très haute tenue, dignes des lieux historiques et de l'instant particulier. De quoi renouer avec la classe politique qui est capable ainsi du meilleur, comme je l'ai indiqué dans mon précédent article. Je propose d'entrevoir un petit aperçu des interventions les plus marquantes. En tout, vingt orateurs sont intervenus dans ce débat pour expliquer leur vote, pendant près de deux heures et quart de séance.
 

La jubilation de Yaël Braun-Pivet était palpable : « Vous comprendrez que je sois fière de présider le Congrès du Parlement au château de Versailles, à cet instant précis où la liberté défendue par Simone Veil va être gravée dans le marbre de notre Constitution. Je suis fière de rendre hommage à toutes celles qui ont écrit, qui ont agi et à celles qui se battent encore au quotidien, près d’ici ou loin de nous, pour que nous escaladions, mètre par mètre, la paroi escarpée menant à l’égalité entre les femmes et les hommes. Car c’est bien une paroi qu’il nous faut gravir, paroi dont l’ascension reste longue, laborieuse et trop encore incertaine. Nous savons toutes et tous qu’il suffit d’un instant pour chuter, pour que tout ce que l’on croyait acquis ne le soit plus. Nous avons progressé, mais il reste tant à faire sur le terrain de l’égalité, et les violences faites aux femmes sont encore, hélas, une tragédie du quotidien. Cette nouvelle avancée, il suffisait d’écouter les femmes dans toute leur diversité, quelle que soit leur condition sociale, pour se convaincre de la nécessité de s’y atteler. Il suffisait de regarder le monde pour se convaincre de l’opportunité de s’y atteler. Les droits des femmes ne sont-ils pas les premiers à être menacés lorsque le populisme ou l’autoritarisme s’empare du pouvoir ou que les partisans de l’obscurantisme prétendent nous imposer un ordre moral toujours rétrograde ? Alors que le monde est secoué par tant de crises, notre pays s’attache à renforcer la garantie des droits. La France serait-elle à contre-courant ? Non ! Elle est à l’avant-garde ; elle est à sa place. C’est sa mission et elle est attendue. Aux femmes de France, nous disons que nous ne reculerons jamais ; aux femmes du monde, nous disons que nous les soutiendrons et que nous avancerons toujours à vos côtés. Je suis fière, et nous serons fiers demain, de ce Congrès qui permet de proclamer que la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse fait désormais partie de notre loi fondamentale. ».

C'est le Premier Ministre Gabriel Attal qui a donné l'avis du gouvernement qui a montré que le sujet était d'importance alors que le ministre en charge de ce dossier était Éric Dupond-Moretti : « Gisèle Halimi se tient face à une justice rendue par des hommes et à une loi écrite par des hommes ; elle défend la liberté de chaque femme. Nous sommes en 1972 : elle se sent encore bien seule dans ce prétoire lorsqu’elle plaide pour la liberté et pour le droit. Nous sommes aujourd’hui le 4 mars 2024, et Gisèle Halimi n’est plus seule. Un an après l’engagement pris par le Président de la République, le Parlement, et, avec lui, la Nation, s’est rangé à ses côtés et s’apprête, je l’espère, à inscrire dans la Constitution la liberté de chaque femme à recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Nous sommes en 2024, Gisèle Halimi n’est plus. Mais je salue sa famille présente dans cette salle du Congrès en ce jour historique. Mesdames et messieurs les parlementaires, nous étions en 1972, nous sommes en 2024 : qu’il est long le chemin de la liberté ! ».

Comme prévu, Gabriel Attal a placé cette réforme dans le cadre d'une avancée et d'un progrès : « Nous avons une dette morale envers toutes ces femmes qui ont souffert dans leur chair comme dans leur esprit, parfois jusqu’à y perdre la vie. Ces femmes mortes pour avoir voulu être libres nous hantent, tout comme les aiguilles des faiseuses d’anges et les échappées clandestines pour avorter à l’étranger, la peur au ventre. Nous sommes hantés par la souffrance et la mémoire de tant et tant de femmes qui, des décennies durant, ont souffert de ne pouvoir être libres, allant parfois jusqu’à payer de leur vie l’injustice que le législateur, exclusivement masculin, voulait continuer de faire peser sur elles. Aujourd’hui, nous pouvons changer le cours de l’histoire. Il est de notre devoir que les consciences qui s’éveillent à présent, et celles qui écloront demain, ne soient plus hantées par ces souvenirs macabres, mais plutôt habitées par la fierté que nous leur aurons léguée, celle d’appartenir à un peuple éminemment libre, conscient que le progrès est un but, que les droits sont son moyen, et que le corps des femmes n’est rien d’autre que l’empire de leur liberté et de leur libre arbitre, et non l’outil d’un projet qui ne serait pas le leur. C’est en pensant à ces siècles de souffrances et d’injustices que je prends la parole devant vous aujourd’hui, après des mois d’un travail parlementaire transpartisan qui a commencé bien avant ma nomination, et presque un an, jour pour jour, après l’engagement historique du Président de la République d’inscrire la liberté des femmes à disposer de leur corps dans notre Constitution. Ce vote est d’abord l’aboutissement d’un long combat, qui débuta avec la lutte pour le droit de vote et pour la citoyenneté. ».

Et de faire la liste des références historiques : « Entamée pendant la Révolution et incarnée par Olympe de Gouges, cette lutte a continué à être menée par tant de femmes que le silence étouffait, comme Louise Weiss, qui en réinventa les principes et pensa la femme nouvelle, ou Cécile Brunschvicg, militante infatigable du droit de vote et première femme à entrer au gouvernement, avec Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore, en 1936, à la faveur du Front populaire. Ce combat ne toucha au but qu’à la Libération. Pendant près d’un siècle, Marianne était une femme mais elle n’avait pas le droit de voter. Il fallut attendre 1944, il y a quatre-vingts ans, pour que l’injustice soit réparée, et pour qu’enfin, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les femmes soient vraiment citoyennes, qu’elles aient le droit d’être élues et de voter. Ce pas de géant, nous le devons à l’alliance des gaullistes, des communistes, des chrétiens-démocrates et des socialistes, rassemblés autour de l’égalité. Cela montre que les plus grands progrès sont le fruit de l’unité, une démonstration que nous pouvons à nouveau faire aujourd’hui. Toutefois, contrairement aux espoirs des réactionnaires, le combat était loin d’être terminé : les femmes avaient obtenu le droit de vote, mais toujours pas la liberté de disposer de leur corps. Il a alors fallu de la conviction, des combats et du temps, trop de temps. Les Trente Glorieuses sont des années d’accélération pendant lesquelles la France se reconstruit, se renouvelle et se modernise, oscillant entre insouciance et abondance. Pourtant, les droits des femmes n’avancent que lentement. Le corps des femmes reste un tabou. La loi scélérate de 1920, qui fait de l’avortement un crime passible de la cour d’assises, plane au-dessus de leur tête. Cependant des voix se lèvent, de plus en plus nombreuses. Nous sommes en 1967 quand la loi Neuwirth légalise la pilule contraceptive. Le mouvement s’accélère ; on ne peut plus l’arrêter. En 1971, 343 femmes brisent le tabou et le silence. Célèbres ou anonymes, toutes ont en commun une histoire, celle de l’avortement. Nous sommes en 1972. Les procès de Bobigny divisent l’opinion. Gisèle Halimi défend les accusés mais elle prend la parole pour toutes les femmes : avocate des prévenues, procureure contre un système qui prétend décider à la place des femmes. Le scandale est immense, à la hauteur de la chape de plomb qui pèse toujours sur leur corps. Rien, plus rien ne peut plus arrêter la marche du progrès. Nous sommes le 26 novembre 1974, il y a cinquante ans : à la suite de l’engagement de Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil monte à la tribune de l’Assemblée Nationale. Souvenons-nous des mots qui résonnent alors, de ces insultes qui fusent dans l’hémicycle à son endroit : "barbarie", "nazisme", "génocide", "four crématoire", et tant d’autres. Malgré ces injures et les menaces, Simone Veil ne cède pas ; elle ne plie pas. Aujourd’hui, le présent doit répondre à l’histoire. Cinquante ans plus tard, sous le regard de sa famille, que vos applaudissements en l’honneur de son combat et de sa cause tonnent plus fort encore que ces insultes et rendent définitivement justice à Simone Veil ! Si, peu après sa mort, des affiches et des portraits où était écrit "Merci Simone !" ont fleuri dans la rue, ce n’était pas un hasard. Le legs de Simone Veil est universel, son courage un modèle qui nous inspire encore collectivement. En ouvrant enfin la voie, la loi Veil marque un tournant, mais il restait encore bien des batailles à remporter. Nous sommes en 1982 quand Yvette Roudy instaure le remboursement de l’interruption volontaire de grossesse par la sécurité sociale. C’est la fin des inégalités sociales face à la liberté du corps. Toutes les femmes peuvent être protégées. Nous sommes en 2001 quand, grâce à Martine Aubry, il devient possible de recourir à l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à la douzième semaine. Nous sommes en 2013 quand Marisol Touraine améliore l’accès à l’IVG sur tout le territoire et permet son remboursement total. Nous sommes en 2014 quand Najat Vallaud-Belkacem abolit la notion de détresse, requise jusque-là pour recourir à l’IVG. Nous sommes en 2016 quand Laurence Rossignol étend le délit d’entrave à l’IVG aux sites internet militants qui diffusent de fausses informations sur l’avortement. Nous sommes en 2022 quand, avec le soutien du Président de la République et du gouvernement, et grâce au travail de parlementaires de divers bords politiques, le délai pour recourir à l’IVG est allongé [à quatorze semaines] et certaines des entraves qui existaient encore sont enfin levées. Nous sommes en 2024. Grâce aux médecins, aux associations féministes, au Planning familial, aux éveilleurs de conscience, aux élus, notamment aux parlementaires, aux héritières et héritiers de ces combats passés mais jamais achevés, la marche du progrès a fait son office. ».

Notons que les deux mots que le Premier Ministre a utilisés pour caractériser les Trente Glorieuses (insouciance et abondance) font référence aux propos du Président Emmanuel Macron au conseil des ministres du 24 août 2022.

Pour lui, cette réforme se place comme une étape historique en faveur des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes : « La lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes ne doit jamais devenir la guerre des sexes. C’est un combat pour toute notre société, un combat universel, pour l’unité républicaine, que nous mènerons et gagnerons ensemble, femmes et hommes, hommes et femmes, côte à côte et rassemblés. Je le dis depuis la tribune de ce Congrès, le premier de notre histoire présidé par une femme, chère Yaël Braun-Pivet, et qui rassemble plus de femmes que jamais auparavant. Je le dis aussi en tant que chef d’un gouvernement paritaire et déterminé à agir pour la cause de l’égalité. Sous l’autorité du Président de la République, qui a décidé de s’engager sur cette voie, nous œuvrons pour faire rimer égalité avec réalité. Cette révision s’inscrit dans la lignée de sept années d’action continue et résolue pour les droits des femmes. Le Président de la République a mené ce combat dès 2017, alors que ce n’était pas encore une évidence dans le débat politique. Il l’a décliné dans tous les champs de la vie de la cité, politique, économique, social et sociétal. Il n’a rien cédé, et en a fait par deux fois la grande cause de ses quinquennats, parce que le féminisme est un universalisme. Depuis sept ans, aidés par beaucoup d’entre vous, nous avons avancé sur ce chemin pour offrir des droits nouveaux, notamment aux mères seules, je pense au versement automatique des pensions alimentaires. Nous avons avancé pour la santé des femmes : certains tabous ont été brisés, comme l’endométriose ou l’infertilité. Nous avons avancé pour l’égalité au travail, celle des carrières professionnelles et des salaires, alors qu’à fonction égale, une femme ne gagne encore que les trois quarts de ce que gagne un homme. Nous continuerons donc à agir pour responsabiliser les entreprises, et pour que les femmes puissent obtenir les mêmes responsabilités que les hommes. Nous créerons bientôt le congé de naissance. Nous agissons contre toutes les formes de violence, et pour la libération de la parole, en renforçant notre droit, en formant les forces de l’ordre et en protégeant davantage les victimes. Nous sommes loin d’être au bout du chemin mais, pas à pas, l’égalité se rapproche. Ce Congrès est une étape fondamentale que nous pouvons franchir ; une étape qui restera dans l’histoire ; une étape qui doit tout aux précédentes. ».

Gabriel Attal a souligné aussi ce moment d'unité, unité que n'avait pas réussi à obtenir François Hollande lors des attentats de novembre 2015 : « Je voudrais que nous songions un instant au moment que nous vivons. Combien de Congrès du Parlement firent naître une telle unité ? Combien de Congrès du Parlement suscitèrent une telle émotion ? Combien de Congrès du Parlement permirent l’inscription d’un droit essentiel pour les femmes ? Combien de Congrès du Parlement furent le théâtre, non de joutes politiques politiciennes, mais d’unité, de gratitude et de l’écriture d’un destin commun ? ».
 

Il a répondu aussi à ceux qui pensaient qu'il n'y avait aucun risque de remise en cause de l'IVG et donc, de l'inutilité de l'inscrire dans la Constitution : « Beaucoup semblent dire que l’IVG ne serait pas menacée, comme si, au fond, le sens de l’histoire était inévitable ; comme si le politique n’avait plus son mot à dire ; comme si ce qui était acquis l’était pour toujours. Je le réfute, clairement et formellement. Ce faisant, j’ose le dire : oui, la liberté d’avorter reste en danger, consubstantiellement menacée. Tout dans notre histoire le prouve : nos libertés sont par essence menacées, fragiles et à la merci de ceux qui en décident. Et lorsqu’on veut s’en prendre aux libertés d’un peuple, c’est toujours par celles des femmes qu’on commence. Simone de Beauvoir, encore une fois, avait raison. En une génération, en une année, en une semaine, on peut passer du tout au rien. De l’évidence à la lutte : parlez-en aux Américaines, qui doivent se battre pour le droit à l’IVG ; de l’insouciance à l’angoisse : parlez-en aux, Hongroises et aux Polonaises, européennes, pour lesquelles l’interruption volontaire de grossesse n’est plus une liberté consacrée ; de la liberté à l’oppression : en une génération, on a vu les Iraniennes passer du port de la jupe à celui du voile obligatoire, on a vu les Afghanes passer de la liberté d’aller à l’école à l’interdiction de s’instruire, on a vu tant et tant de femmes libres se faire tuer, oui, tuer !, parce qu’elles refusaient de se soumettre. N’oublions jamais. Depuis ces pays, les femmes nous adressent un message : ne jamais s’endormir, ne jamais baisser la garde, ne jamais subir. Gouverner, c’est faire obstacle au tragique de l’histoire ; c’est se dresser face au malheur du temps présent, mais aussi faire obstacle de toutes nos forces au tragique du temps à venir. La politique, c’est faire obstacle à la folie des hommes, à ceux dont on dit que jamais ils ne gouverneront et que jamais ils n’oseront s’en prendre aux femmes, à nos mères, à nos filles, à nos sœurs, mais qui, par le jeu de l’histoire, pourraient se retrouver à s’exprimer depuis cette tribune sans que personne n’ait jamais cru cela possible. Alors oui, ce texte est un rempart aux faiseurs de malheurs ; à ceux pour qui tout était mieux avant ; à ceux qui oublient de dire que, dans cet avant, la femme n’était pas libre ; à ceux qui sont nostalgiques d’un temps où la femme ne pouvait pas travailler ni ouvrir un compte en banque sans l’autorisation d’un homme, d’un temps où elle ne pouvait pas dépenser son argent comme elle l’entendait. D’un temps, enfin, où les femmes ne pouvaient pas avorter. Inscrire ce droit dans notre Constitution, c’est fermer la porte au tragique du passé et à son long cortège de souffrances et de douleurs ; c’est empêcher davantage les réactionnaires de s’en prendre aux femmes. Mais légiférer, c’est aussi préparer l’avenir, cet avenir que nous abordons souvent comme une marche en avant, en étant pétris de certitudes, celle notamment qui voudrait que le progrès soit un aller sans retour et que jamais nous ne répéterons les erreurs du passé. Mais n’oublions pas que le train de l’oppression peut repasser. En ce jour, agissons pour que cela n’advienne jamais. ».
 

Enfin, le chef du gouvernement a terminé son intervention en évoquant la Prix Nobel de Littérature Annie Ernaux : « Voilà soixante ans, la jeune Annie Ernaux connaissait son "événement". Combien de générations en ont connu, des "événements" ? L’Événement, c’était un matin froid, un regard goguenard, une réprimande paternaliste, la douleur d’une aiguille, l’argent collecté par tous les moyens, les séquelles, la honte, la clandestinité. Un nouvel événement se déroule aujourd’hui : celui qui doit clore une fois pour toutes le monde d’hier. Notre génération, une génération de femmes, de filles, de mères, aura dans son calendrier intime et politique, dans le décompte de ses années, une date marquée à jamais, qui ne sera pas leur événement de douleur, mais un événement de fierté. Cet événement, c’est ce vote du Congrès, aujourd’hui, et, je l’espère, le sceau du 8 mars 2024. ».

Le "sceau du 8 mars 2024", c'est la grande cérémonie qu'a proposée Emmanuel Macron place Vendôme, à Paris, pour célébrer cette révision constitutionnelle, car ce 4 mars 2024, le Président de la République n'était pas convié à cette célébration parlementaire.
 

Dans son explication de vote, la représentante du RN, la députée Hélène Laporte, a sans doute était la moins consensuelle même si une grande partie de son groupe allait voter la réforme. Elle a commencé par un étonnement : « Étonnante solennité que celle de cette journée du 4 mars 2024, où, dans une France par ailleurs en proie à des tensions d’une ampleur inouïe, les deux assemblées de la République se réunissent en Congrès afin de voter, quarante-neuf ans après la dépénalisation de l’avortement, l’inscription de ce droit dans notre Constitution. (…) Si (…) le cadre légal institué par la loi Veil fut réformé à de nombreuses reprises, ce fut toujours dans le sens d’un assouplissement des conditions d’accès à l’IVG : par l’extension du délai de 10 à 12 semaines en 2001, puis à 14 semaines en 2022 ; par la suppression de la condition de détresse en 2014 et par celle du délai de réflexion en 2016. Paradoxalement, c’est l’idée inverse qui s’est installée, selon laquelle le droit à l’IVG était en danger et qu’il était urgent de le constitutionnaliser pour le protéger d’une future majorité qui chercherait à le supprimer. Or aucune formation politique actuelle n’annonce un tel projet. ».
 

Elle a toutefois reconnu la sagesse du gouvernement : « À travers ce texte, le gouvernement a heureusement fait le choix de la prudence. (…) Ainsi, la lettre constitutionnelle laisse au législateur le soin de trancher la question, si lourde de conséquences, du délai. De plus, la notion de liberté garantie, à distinguer de celle de droit opposable, n’est pas de nature à remettre en question l’objection de conscience des praticiens,nécessaire corollaire de la singularité de cet acte médical, constamment reconnu par la loi depuis 1975, mais dont nous regrettons qu’elle ne soit pas mentionnée dans le projet de loi, qui y aurait gagné en clarté. Ainsi, si l’opportunité de cette réforme parlementaire mérite d’être questionnée, le travail parlementaire a, de toute évidence, abouti à un texte qui laisse peu de place à la créativité interprétative du Conseil Constitutionnel. Aussi, si les députés du Rassemblement national voteront chacun selon leurs légitimes convictions, nombre d’entre eux approuveront ce texte, rappelant clairement à qui, de bonne foi, craindrait le contraire qu’il ne serait pas envisageable de revenir sur cette liberté. ».

Ce qui ne l'a pas empêché de tacler tant le Président de la République que ses adversaires de la Nupes : « En consacrant en grande cérémonie un droit que personne ne menaçait, la majorité s’achète à peu de frais une image d’Épinal pour sa postérité, alors qu’elle était peu gênée, il y a encore deux ans, d’élire à la tête du Parlement européen une femme au positionnement résolument anti-IVG. De son côté, la NUPES s’offre celle d’un grand soir institutionnel, même si son féminisme flamboyant se change subitement en mutisme dès qu’il est question des menaces réelles qui pèsent sur les droits des femmes, à commencer par l’islamisme. » [Il s'agit de Roberta Metsola, élue Présidente du Parlement Européen le 18 janvier 2022].
 

Prenant place à la tribune juste après la députée RN, l'ancien ministre et actuelle sénatrice socialiste Laurence Rossignol s'est bien gardée de relever les pics du RN en goûtant sa joie profonde : « Quelle victoire ! Quel bonheur ! Quelle fierté ! N’ayons pas peur des mots, c’est bien une victoire dans le long combat que mènent les femmes pour leur liberté et contre l’obscurantisme. En France, les activistes anti-IVG n’ont jamais renoncé depuis 1975. Ils n’ont jamais cessé leur guérilla, mais aujourd’hui, nous leur disons : "C’est fini, arrêtez de vous agiter ! Les Français ont choisi, nous continuerons". Notre vote va également réparer des pages noires de l’histoire. Nous allons réhabiliter toutes les femmes poursuivies, condamnées et même guillotinées pour avoir réalisé ou subi des avortements. (…) Cette sécurisation de l’IVG dans la Constitution, nous la devons d’abord à la société civile, citoyenne et militante. Nous la devons aux Françaises et aux Français qui, sondage après sondage, ont toujours dit clairement qu’ils voulaient de cette réforme. Nous la devons aux féministes, ces dizaines de milliers de femmes, connues ou anonymes, qui ont maintenu sur le Parlement et l’exécutif une pression constante jusqu’à ce que le Président de la République prenne leur relais. Qu’allons-nous faire maintenant ? Les féministes vont-elles enfin partir en vacances ? Ne rêvez pas, nous allons continuer ! (…) Nous continuerons pour celles qui résistent à Trump, à Bolsonaro, à Orban, à Milei, à Poutine, à Giorgia Meloni. Sans oublier bien sûr celles qui résistent aux mollahs et aux dictateurs théocratiques. ».

Enthousiaste, la représentante des socialistes a terminé par cette envolée : « Enfin, avec notre vote, nous ferons du bien au pays et à nos concitoyens. Ils seront fiers, fiers d’eux et, je l’espère, de nous. Aujourd’hui, la France retrouve le fil de son histoire, l’histoire du pays des droits humains qui donne du courage partout, à toutes celles et ceux qui luttent. La France qui est présente au Congrès aujourd’hui, c’est la France qui rayonne, ce n’est pas celle qui s’enferme et se recroqueville. Notre vote est un formidable antidote au déclinisme. Il ravive les couleurs de notre devise, Liberté, Égalité, Fraternité ; vous m’autoriserez à y ajouter le mot sororité. ».
 

L'intervenante suivante est la présidente du groupe FI, Mathilde Panot, qui avait préparé son discours pour qu'il fût marquant et soit prise pour une nouvelle Simone Veil (qu'elle n'est pas, bien sûr !) : « Aujourd’hui, c’est la France qui, pour la première fois, consacrera le droit à l’avortement dans la Constitution. Aujourd’hui, notre vote est une promesse faite à l’avenir, une protection que nous devons à la moitié de l’humanité, pour laquelle la nuit n’a que trop duré. C’est avec émotion et fierté que je me tiens devant vous, alors que j’ai eu l’honneur d’être à l’initiative du premier texte voté par l’Assemblée visant à constitutionnaliser l’IVG. (…) Aujourd’hui, nous célébrons une victoire historique. Notre vote est une promesse faite à l’avenir : plus jamais nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants n’auront à revivre les supplices infligés à leurs aînées. Notre vote est également une promesse pour toutes les femmes qui luttent partout dans le monde pour le droit à disposer de leur corps, en Argentine, aux États-Unis, en Andorre, en Italie, en Hongrie, en Pologne. Comme en écho, ce vote aujourd’hui leur dit : votre lutte est la nôtre, cette victoire est la vôtre. ».

Après elle, la sénatrice centriste Dominique Vérien, présidente de la délégation des femmes au Sénat, a regardé aussi le chemin parcouru : « Le 3 novembre 1793, Olympe de Gouges était guillotinée, place de la Concorde. Elle avait rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne dans laquelle est écrit : "La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune". Aujourd’hui, nous y sommes. La peine de mort est abolie, les femmes sont à la tribune, préside le Congrès, je vous salue, madame la présidente, et, ensemble, nous allons écrire l’histoire, en inscrivant le droit à l’avortement dans notre Constitution. Ici réunis, nous sommes les héritiers d’Olympe de Gouges, mais aussi de Simone Veil, de Gisèle Halimi, de Lucien Neuwirth, et de toutes celles et ceux qui ont compris que l’universalité se conjugue au masculin comme au féminin. Mesurons le chemin parcouru par notre société. Il y a cinquante ans, l’avortement était un crime pour la loi et une honte pour l’opinion. Aujourd’hui, les Français y sont farouchement attachés. Ce chemin, parcouru par des mouvements féministes et humanistes qui se sont succédé, c’est le nôtre aujourd’hui, parlementaires de tous bords. Rendons hommage en particulier aux deux rapporteurs, Guillaume Gouffier Valente, rapporteur de l’Assemblée Nationale, et Agnès Canayer, rapporteure du Sénat, artisans de cette réussite. ».

Et de mesurer l'utilité de cette réforme : « Alors oui, cette constitutionnalisation pourrait ne jamais être qu’un symbole, mais quel symbole ! Et comme j’aimerais donner raison à ceux qui le pensent. Comme j’aimerais me tromper. Comme j’aimerais que jamais cette révision constitutionnelle ne soit utile ou que, par sa seule existence, elle dissuade demain toute menace contre l’avortement. Alors, pour le symbole ou pour la protéger, offrons à cette liberté ce que notre République a de plus fort : notre Constitution. Écrivons dans notre Constitution que jamais la liberté des femmes à disposer de leur corps ne doit subir d’entrave. Nous allons écrire l’histoire et, lorsque nous nous séparerons et que la vie politique reprendra ses droits, je souhaite que cette journée ne soit pas une fin, mais une promesse, celle que nous faisons aux femmes de ce pays qui auront un jour à recourir à l’IVG : nous saurons vous accompagner, avec dignité. La promesse de nous montrer collectivement à la hauteur des aspirations profondes d’égalité et de liberté des Françaises. Faisons de la France un modèle car si voter ce texte est un aboutissement pour nous, pour les femmes du monde entier, c’est un espoir. ».
 

Le député LR Olivier Marleix, aux allures du jeune Alain Juppé époque 1995, a annoncé le soutien à cette réforme d'une grande majorité du groupe qu'il préside à l'Assemblée Nationale, mais pas sans quelques réticences : « L’IVG était-il aujourd’hui à ce point en danger qu’il faille l’inscrire dans la Constitution ? Nous pouvions en débattre. Depuis cinquante ans, aucun parlementaire n’a jamais pris la moindre initiative visant à restreindre l’accès à l’IVG. Quelles que soient ses convictions, aucun parlementaire n’aurait le projet fou de renvoyer l’IVG à sa clandestinité tragique d’avant 1975 qui coûta la vie à tant de femmes, j’en suis absolument convaincu. (…) Il est toutefois un autre risque, plus tangible, celui de défaire le si sage équilibre voulu par Simone Veil, en faisant désormais de l’IVG un droit absolu qui écraserait toutes les limites, toutes les mesures d’équilibre prévues par la loi de 1975. Ce risque existe. Pour certains, il s’agit d’un projet politique : permettre l’IVG sans condition de délai, soit jusqu’au neuvième mois. Ainsi l’Assemblée nationale a-t-elle été capable, en juillet 2020 (…), de voter un amendement au projet de loi relatif à la bioéthique permettant de procéder à une interruption de grossesse jusqu’au neuvième mois en cas de "détresse psychosociale" de la mère. Ce n’est pas une chimère ; c’est le vote de l’actuelle majorité. (…) Cette "liberté garantie", qui n’est rien d’autre qu’un droit, comme l’a rappelé le garde des sceaux, ne viendra-t-elle pas rompre l’équilibre et la tempérance recherchés par Simone Veil ? L’équilibre de la loi Veil repose sur la conciliation, essentielle, entre la liberté de la femme dans les premières semaines de sa grossesse et la protection, par la suite, de l’enfant à naître. À l’article 1er, Simone Veil avait en effet pris soin de préciser : "La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi". Que va devenir ce principe qui ne sera pas inscrit dans le texte constitutionnel ? (…) Au terme de nos débats, et grâce aux répétitions du garde des sceaux, l’intention du constituant est donc claire et manifeste : demain comme hier, le législateur continuera de concilier un droit et un principe qui ont tous deux une même valeur constitutionnelle, même si l’un est écrit et pas l’autre. Nous prenons acte, également, des garanties concernant le maintien de la clause de conscience des soignants. Le choix d’une rédaction moins ambiguë, comme celle proposée par notre collègue Philippe Bas au Sénat, aurait peut-être permis une adoption encore plus consensuelle et plus large. Quoi qu’il en soit, nous devons ce vote à la liberté des femmes. ».
 

De son côté, pour le groupe Les Indépendants, République et Territoires (LIRT) qu'il préside au Sénat, le docteur Claude Malhuret n'a pas voulu faire de droit constitutionnel mais partager son expérience de jeune médecin dans un pays du Sud avec ce témoignage très émouvant : « Un jour, après avoir entendu du remue-ménage dans le couloir, j’ai vu surgir dans mon bureau une jeune femme, âgée de 17, 18 ans peut-être, dont je me rappellerai toujours le visage. Les joues rondes d’une adolescente, toutes rouges et inondées de larmes. Essoufflée, elle affichait une expression mêlée de terreur et d’incompréhension dans le regard. Les cheveux décoiffés, les vêtements de travers, comme si elle venait de se débattre, les bras maintenus par deux gendarmes qui l’encadraient et la poussaient dans la pièce sans ménagement. Le matin même, un voisin, intrigué par le manège de chiens errants qui s’acharnaient à gratter la terre près de sa maison, s’était approché et avait découvert le cadavre d’un nouveau-né, à peine enfoui dans le sol. L’enquête n’avait pas été bien difficile, et l’on me demandait désormais d’examiner la suspecte pour savoir si elle venait, ou non, d’accoucher. J’étais pétrifié. Il s’agissait d’un infanticide, bien sûr, et la loi me commandait de m’exécuter. Mais je savais aussi parfaitement pourquoi cette jeune femme était là, dans un pays, comme tant d’autres, où être fille-mère, comme l’on disait à l’époque, signifiait le bannissement social et le déshonneur pour la famille ; un pays dans lequel l’avortement était interdit et sévèrement puni. D’ailleurs, comment cette quasi-enfant aurait-elle pu se confier à quiconque pour trouver une faiseuse d’ange ? J’imaginais sa vie au cours des derniers mois, engrossée par un séducteur de barrière, peut-être, comme souvent, par un parent, découvrant d’abord effrayée son retard de règles, puis voyant son ventre s’arrondir et masquant sa grossesse avec de plus en plus de mal, accouchant seule en se cachant, enterrant maladroitement l’enfant sur place, folle de douleur et de culpabilité, puis rentrant chez elle et lavant ses vêtements dans la terreur d’être découverte. Et puis les chiens, le voisin découvrant le cadavre, les gendarmes et, désormais, le médecin, moi. Je suis resté longtemps assis, le visage caché dans les mains, cherchant désespérément comment éviter l’inévitable. Seules la jeune femme et l’infirmière étaient restées près de moi, parlant ensemble dans leur langue, que je ne comprenais pas. Au bout d’un moment, sollicité par les gendarmes qui s’impatientaient, l’infirmier-major est entré dans la pièce, suivi par l’un d’eux. Surpris par la scène et pressé par le brigadier et n’ayant manifestement pas la même vision du monde que moi ni les mêmes scrupules, avant même que j’aie pu faire un geste, il s’est approché de la jeune femme, a abaissé son soutien-gorge et pressé son mamelon, duquel a giclé le lait qui confirmait le diagnostic et les soupçons. Je revois encore cette adolescente, redoublant de pleurs, ressortir accablée entre ses deux gardes. Je repense souvent à elle et à ses yeux d’animal traqué, moi me demandant cependant combien d’années de prison pour infanticide et, surtout, combien d’années de culpabilité, peut-être toute une vie, pour avoir tué son enfant. Des histoires comme celle-là, je pourrais vous en raconter d’autres, si nous en avions le temps. Des avortements clandestins qui se terminent mal, des condamnations, des stérilités définitives. (…) J’ai voulu, pour ma part, aborder un autre versant de ce débat et rappeler que 40% au moins des femmes dans le monde vivent dans des pays où les drames tels que celui que je viens de retracer continuent de se produire, parce que rien n’a changé. En étant le premier pays au monde à garantir cette liberté dans notre Constitution, nous susciterons, là où nous sommes encore sinon un exemple du moins une référence, des débats, des prises de position, des avancées, j’espère, qui rapprocheront le jour où, comme ici, les femmes seront libérées de la peur, de la culpabilité et de l’impuissance à maîtriser leur destin. ».
 

Je termine avec l'intervention de l'une des initiatrices de la constitutionnalisation de l'IVG, la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, elle aussi rayonnante de joie et d'enthousiasme : « Toutes les victoires féministes sont des combats qui semblaient perdus d’avance, menés par des femmes qui ont moins regardé comment elles pouvaient perdre que comment elles pouvaient gagner. Il y a un an et demi, quand j’ai proposé à mes collègues du Sénat de voter une proposition de loi transpartisane visant à introduire le droit à l’IVG dans la Constitution, beaucoup m’ont dit : "Oui, mais tu sais, n’est-ce pas, que c’est impossible ? Jamais, jamais le Sénat ne votera pour introduire le droit à l’IVG dans la Constitution". La semaine dernière encore, beaucoup pensaient que ce congrès était inaccessible, que le conservatisme serait plus fort. Pourtant, nous sommes là. C’est une magnifique leçon que nous nous donnons à nous-mêmes, nous, les féministes : nous sommes si fortes et si on ne lâche rien, à la fin, on gagne. Du 17 janvier 1975, l’histoire a retenu Simone Veil. Je voudrais ici formuler le vœu que, du 4 mars 2024, l’histoire ne retienne aucun nom. La démonstration que nous avons faite, avec Mathilde Panot, avec Aurore Bergé, avec Laurence Rossignol, avec Dominique Vérien, avec Laurence Cohen, avec Elsa Schalck, avec ces femmes qui ont choisi dans ce combat, comme en 1975, l’intérêt général par dessus toute autre considération, c’est que la victoire ne pouvait être que sorore et collective. Cette victoire revient à toutes celles et ceux qui se sont mobilisés, célèbres, connus ou anonymes ; celle des militantes et des associations féministes, qui n’ont jamais rien lâché, qui nous ont fait confiance, et qui ont mobilisé sans répit. Merci, et bravo ! ».

Avec un message aux extrémistes rétrogrades : « C’est un message pour toutes les Françaises et les Français, qui tiennent tant à ce droit, et qui réclamaient, massivement, son introduction dans la Constitution ; un message pour toutes celles qui ont connu le temps où le prix du choix pouvait être l’exclusion, la prison, ou la mort, qui ont connu l’humiliation de la clandestinité, la douleur des curetages sans anesthésie, les cintres et les aiguilles ; un message à celles qui ont pleuré, de joie, de soulagement, le 17 janvier 1975. Jamais vos filles, vos petites-filles, vos nièces ne connaîtront cela. Nous sommes à jamais libres. Vous avez définitivement gagné ! C’est aussi un message à tous les anti-choix et à tous les anti-droits. Vous n’avez cessé, depuis 1975, de rêver d’un jour où vous pourriez nous reprendre ce droit. Entendez, depuis le Parlement, la République entière vous dire, et vous dire sans trembler : cet horizon a disparu ; vous avez définitivement perdu. Plus jamais, nous ne reviendrons sur le droit à l’IVG ! (…) Ensemble, unies et solidaires, notre pouvoir est sans limite. Nous pouvons renvoyer le patriarcat, l’obscurantisme religieux, la domination masculine, dans le cimetière des idées réactionnaires. Nous sommes si fortes. Si le pire n’est jamais certain, le meilleur, lui, est toujours possible. ».
 

Toute cette après-midi à Versailles a semblé une sorte d'oasis de notre vie politique, un moment d'unité et de concorde qui mériterait d'être plus fréquent dans un pays si divisé et inquiet. Comme l'a dit Mélanie Vogel, le pire n'est jamais certain et même, le meilleur est possible. Ce fut le cas ce lundi 4 mars 2024, espérons que ce moment-là se renouvellera !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'IVG dans la Constitution (2) : haute tenue !
L'IVG dans la Constitution (1) : l'émotion en Congrès.
La convocation du Parlement en Congrès pour l'IVG.
L'inscription de l'IVG dans la Constitution ?
Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
L’avortement et Simone Veil.
Le fœtus est-il une personne à part entière ?
Le mariage pour tous, 10 ans plus tard.
Rapport 2023 de SOS Homophobie (à télécharger).
Six ans plus tard.
Mariage lesbien à Nancy.
Mariage posthume, mariage "nécrophile" ? et pourquoi pas entre homosexuels ?
Mariage annulé : le scandaleux jugement en faveur de la virginité des jeunes mariées.
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L’homosexualité, une maladie occidentale ?
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PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
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